Par Jérôme Derozard, consultant et entrepreneur. Billet invité
En juin 2010, Xavier Niel, fondateur de Free prédisait dans le cahier de l’ARCEP : « On voit arriver de nouveaux acteurs qui fabriquent des boîtiers : le nouveau décodeur d'Apple, qui sort en fin d'année, la GoogleTV d’Android qui arrive prochainement, et les téléviseurs connectés. D’ici 15 à 20 ans, ces équipements auront fait disparaître le concept de box du marché français.»
A la fin de la même année il était sur scène pour présenter sa Freebox Révolution et relancer la guerre des box en France pendant plusieurs années. A l'époque les offres équivalentes d’Apple et Google disposaient de peu d'atouts : matériels limités, pas de chaînes en direct, ni de services vidéo à la demande illimités, et des réseaux Internet ouverts encore peu adaptés au streaming.
Huit ans plus tard le marché français a radicalement changé
Porté par l’irruption de géants du numérique et de nouveaux acteurs « OTT » (Over The Top - via les réseaux Internet non managés). Des bouquets TV OTT donnant accès à des fonctions avancées comme le retour en début de programme ou l'enregistrement à distance ont séduit des millions d’utilisateurs. Les services de vidéo à la demande sur abonnement sont en pleine explosion. La consommation vidéo se fait de plus en plus sur smartphone, même si le téléviseur reste privilégié pour les contenus longs. L'amélioration des réseaux et technologies de streaming permet de diffuser dans de bonnes conditions un flux TV en direct.
Enfin et surtout les nouveaux boitiers TV « OTT » proposés par Apple, Google ou Amazon intègrent les dernières technologies issues du smartphone, des systèmes d'exploitation aboutis, des interfaces utilisateur graphiques ou vocales fluides ainsi que des boutiques proposant des milliers d'applications et de jeux.
Pourtant Xavier Niel est de retour cette semaine avec une nouvelle box
La Freebox Delta. L’opérateur a ainsi choisi de continuer à concevoir ses propres appareils, en jouant la surenchère technologique et la montée en gamme pour proposer « la box ultime ».
Côté réseau, il a intégré dans un seul boîtier à peu près toutes les technologies de communication fixes et mobiles disponibles actuellement : ADSL, Fibre, Wi-Fi, 4G, internet des objets … Le tout combiné à un espace de stockage personnel conséquent (1 To extensible jusqu’à 20 To), et même à une … sirène.
Côté TV, plutôt que de se plaindre des GAFA(n) ou s’allier à l’un d’entre eux de façon exclusive, Free a choisi de faire jouer la concurrence. Exit Google, partenaire technologique principal de la Freebox Mini 4K via Android TV et Google Assistant, ce sont deux autres géants du numérique qui font leur apparition sur Freebox : Amazon et Netflix.
Le premier fournit son assistant vocal Alexa – optionnel et complété par un assistant maison « OK Freebox » – ainsi que son service de streaming vidéo en direct Twitch, en attendant Prime Video. Le second est embarqué nativement dans la Freebox Delta (et dans la Freebox One, sa petite sœur) tandis que son forfait « essentiel » est inclus dans l’abonnement. Google est tout de même présent via son service YouTube en attendant une possible intégration Chromecast.
Pour se différencier l’opérateur a intégré un système audio Devialet, spécialiste français des enceintes hi-fi compactes ; le tout est piloté par une télécommande tactile associée à une interface utilisateur développée en interne largement inspirée des bouquets TV OTT.
Enfin pour assoir le côté « Premium » de son offre l’opérateur innove dans le mode de commercialisation - et le prix. Fini le prêt gratuit et l’offre tout compris ; l’abonné doit acheter son décodeur TV pour la modeste somme de 480€, payable en 48 fois sans frais, à ajouter aux 49 euros mensuels de l’abonnement et au 100€ de frais d’activation. En échange le freenaute pourra continuer à utiliser (partiellement) son décodeur TV - haut-parleur intelligent s’il change d’opérateur. Xavier Niel a même laissé entendre qu’il pourrait un our commercialiser le Player sur d’autres marchés, et ainsi concurrencer les Apple, Amazon, Google et autres Roku. Cocorico !
Pourtant combien de temps la Freebox Delta pourra-t-elle rester compétitive face à ses concurrents américains ?
Face à leur puissance financière, leur écosystème de partenaires, leurs armées de développeurs et leurs contenus exclusifs ? D’un simple point de vue fonctionnel, Amazon vend déjà depuis plusieurs mois sa Fire TV Cube, qui combine un boitier Fire TV et un haut-parleur Alexa ; Google s’est associé à JBL pour lancer une barre de son intégrant Android TV et Google Assistant. Même si Xavier Niel a promis que de nouvelles fonctionnalités seraient régulièrement proposées pour améliorer l’offre, sa Freebox Delta risque de devenir rapidement obsolète face à des produits grand public disponibles dans le monde entier et renouvelés presque chaque année.
Face à ce constat, et plutôt que suivre Free sur le terrain du « tout maison », ses concurrents pourraient bien choisir d’anticiper sa prédiction de 2010 et d’appliquer dès maintenant le modèle du smartphone subventionné au décodeur TV. Certains ont déjà sauté le pas : SFR vend un décodeur Android TV aux abonnés à son bouquet RMC Sport conçu et fabriqué en Chine ; Bouygues autorise l’accès à son application TV depuis Apple TV et bientôt Android TV ; l’opérateur Suisse Salt, qui appartient à titre personnel à Xavier Niel, intègre une Apple TV comme décodeur principal dans son offre Fibre.
« On lance des Freebox révolutionnaires tous les huit ans. Et dans huit ans, ça restera la référence du marché » prédit à présent Xavier Niel, qui indique réfléchir déjà à sa prochaine box.
Laquelle de ses prédictions se révélera juste, celle de 2010 ou de 2018 ?