Par Guillaume Déziel, Stratège en culture numérique, modèles d'affaires & blockchain. Billet invité présenté dans le cadre d’un partenariat éditorial entre la plateforme FMC Veille du Fonds des Médias du Canada (FMC) et Méta-Media. © [2018] Tous droits réservés.
La blockchain est le nouveau buzzword des médias en quête d'innovation et les expérimentations se multiplient pour essayer de comprendre ce que l'on peut faire de cette technologie. En attendant que les acteurs traditionnels s'y mettent, elle pourrait bien contribuer à leur disruption, alors qu'ils sont de plus en plus perçus comme des intermédiaires encombrants par les créateurs notamment.
Gramatik, DJ et producteur slovaque, a récolté 2,48 millions de dollars américains en 24 heures en novembre 2017 en tokénisant ses droits d’auteur et en vendant une portion à ses fans. Appliqué à l'audiovisuel, que serait-il arrivé si Xavier Dolan avait fait la même chose à l’époque pour financer son deuxième long métrage intitulé Les amours imaginaires?
La tokénisation
Une des possibilités que la blockchain nous apporte, c’est la « tokénisation ». En gros, la tokénisation vise à attribuer une identité numérique unique à quelque chose d’unique (physique ou numérique; tangible ou intangible). À ce titre, l’arrivée des Cryptokitties a démontré comment la blockchain peut permettre d’appliquer le principe de la rareté à un objet numérique.
Dans un univers informatique traditionnel, l’idée qu’un objet ait une identité unique nécessite un registre centralisé. En effet, imaginez les conséquences si votre numéro d’assurance sociale pouvait être attribué à une autre personne. Heureusement, une base de données existe pour assurer que le même numéro n’est pas attribué à plus d’une personne.
Grâce à son registre décentralisé, une blockchain peut – sans aucun intermédiaire – garantir qu’une seule identité puisse exister pour un seul objet (valeur, monnaie, entité, personne, citoyenneté, etc.). C’est ce même principe qui garantit qu’une valeur monétaire donnée ne puisse ni être dupliquée ni exister à deux endroits en même temps sur le Web. Par exemple, si j’ai un Bitcoin dans mon portefeuille, la blockchain gardera alors note du fait que ce Bitcoin est dans « mon portefeuille » et n’autorisera donc pas que cette valeur puisse exister ailleurs en même temps.
Matérialiser la propriété intellectuelle
La tokénisation permet ainsi de créer l’équivalent d’un jeton ou d’une « bille » numérique qui est unique et qui sert à représenter concrètement quelque chose d’abstrait, d’intangible. Le concept du droit d’auteur ou de la propriété intellectuelle est particulièrement intangible. Tout le monde comprend assez bien ce que signifie la propriété immobilière, parce que c’est physique. En revanche, beaucoup s’imaginent assez mal à quoi peut concrètement ressembler le droit d’auteur ou la propriété intellectuelle, et avec raison…
La tokénisation permet donc de matérialiser le droit d’auteur. Imaginons maintenant que la totalité du droit d’auteur sur une œuvre est illustrée par 100 petites billes numériques ou « tokens ». Ensuite, disons que je compose une chanson avec un ami, que j’en écris la musique tandis que mon ami en écrit les paroles. On pourrait alors se séparer les billes moitié-moitié: 50 billes pour l’auteur et 50 billes pour le compositeur. Rappelons que la blockchain permet de garantir que ces billes distinctes ne soient pas attribuées simultanément à deux personnes différentes. Dans ce contexte – et pourquoi pas –, nous pourrions aussi choisir de vendre cet actif à nos amis, parents, familles et adeptes afin de les transformer en investisseurs, en fanvestors. Nous pourrions aussi leur partager les profits générés par notre chanson, au pro rata en fonction du nombre de billes que possède chacun.
C’est essentiellement ce que Gramatik a fait : il a transformé ses chansons en start-up et converti son catalogue en « portefeuille ». En utilisant la plateforme Tokit.io, cet artiste a tokénisé son catalogue et l’a ainsi ouvert au marché dans le but de faire participer ses admirateurs à l’avancement de sa carrière. En contrepartie, Gramatik leur a promis de leur partager une partie de ses profits en fonction du nombre de billes que chacun possédait.
Capture d'écran du site billboard.com
Gramatik n’est pas le premier à transformer ses droits d’auteur en valeurs mobilières. En 1997, David Bowie en avait étonné plus d’un en émettant des « Bowie Bonds », soit des obligations d’épargne achetables par tranches de 1 000 $ et promettant un rendement de 7,9 % sur dix ans. Le tout était garanti par la valeur de ses bandes maîtresses et la part éditoriale sur ses droits d’auteur. Cette opération inédite lui avait permis d’empocher pas moins de 55 millions de dollars américains et avait été rendue possible parce que Bowie s’était arrangé tout le long de sa carrière pour conserver les droits sur ses enregistrements sonores (masters) et ses éditions (publishing catalogs). Bref, Bowie a réussi à transformer l’ensemble de son œuvre en bons d’épargne. Cependant, ce n’est pas une mince tâche de faire son entrée en bourse et dans le marché obligataire. Néanmoins, ce qui change aujourd’hui la donne, c’est le fait que la blockchain permettrait en théorie d’émettre des valeurs mobilières sur le marché en seulement six minutes… Jadis, c’est quelque chose qui prenait six mois à mettre en place.
Le contrat intelligent, un RoboCop administratif
La technologie de la blockchain permet aussi de créer des contrats intelligents (smart contracts en anglais). Un contrat intelligent est une application hébergée de manière distribuée, disséminée partout dans les nœuds du réseau d’une blockchain. Pour expliquer simplement à quoi ressemble un contrat intelligent, on pourrait prendre l’analogie d’un RoboCop administratif. Une fois relâché dans la nature, le contrat intelligent exécute les tâches pour lesquelles il a été programmé, et ce, de façon incorruptible et immuable. Il est conçu pour survivre à l’entreprise qui l’a programmé. Une fois lancé, plus rien ne peut le freiner à moins qu’un vote démocratique dans le réseau n’en décide le contraire.
Un contrat intelligent permet donc de répartir des revenus entre des ayants droit en fonction de qui possède quoi (nombres de billes). Tout cela se fait sans effort administratif, il n’y a aucun risque d’erreur humaine, c’est à très faible coût et pour la vie éternelle. Amen.
Cinéma/Série : passer en mode « start-up »
Dans le domaine du film indépendant, on voit souvent de jeunes artistes et artisans accepter d’être payés « en différé » par leurs amis réalisateurs ou autoproducteurs. Autrement dit, ils acceptent un partage de profits. Bien honnêtement, tout cela ressemble à un vœu pieux, puisque dans le milieu hypersubventionné du cinéma indépendant québécois, la majeure partie des productions ne dégagent généralement aucun profit. En plus, l’idée de fonctionner en mode « partage de profits » vient avec la lourde et chronophage tâche de gérer des partages avec tous ses collaborateurs.
Bonne nouvelle ! La tokénisation permet de mettre en place un tel modèle d’ordinaire onéreux, un modèle où un artisan reçoit des billes et, lorsque les profits se pointent, ces derniers se répartissent automatiquement entre les ayants droit, au pro rata en fonction du nombre de billes que chacun possède. Mieux encore, il est possible d’émettre des billes pour vente aux fans désireux de rendre le [futur] film possible. Autrement dit, certains obtiennent des billes en échange de leur investissement en temps; d’autres, en échange de leur contribution en argent.
Or revenons à ce cas de figure où Xavier Dolan et ses amis ont réussi à faire des miracles avec 600 000 $ pour réaliser Les amours imaginaires. Imaginez si l’ensemble des fans de Dolan depuis J’ai tué ma mère avait décidé de participer financièrement à son deuxième projet en échange d’une part des profits? Un tel modèle pourrait bientôt être à portée de tous, grâce à MovieCoin, une plateforme qui prétend pouvoir chambouler le bon vieux modèle hollywoodien.
Visiblement, l’avenir tokénisé s’annonce peu banal pour le milieu de la production audiovisuelle.