Par Hervé Brusini, France Télévisions, Direction de l’Information
Effacer un mot d’ordre politique sur une photo destinée à être publiée, est un geste inadmissible pour un journaliste. Qui pourrait en douter ? Pourtant cela a bien eu lieu sur l’une des antennes du service public. Et en ces temps d’infox, toute explication légitime d’erreur, de faute, a toutes les peines du monde à se faire entendre. Même s’il est grotesque d’imaginer qu’une cinquième colonne aux ordres du pouvoir agirait ainsi dans l’ombre pour se plier à la voix de son maître. Et qui plus est sur le service public et indépendant, de l’audiovisuel.
A quoi servent donc les images ainsi placées derrière celle ou celui qui présente le Journal Télévisé ? Sa fonction consiste à « illustrer » le conflit des gilets jaunes. Elle introduit aussi l’éventuel reportage à suivre. Elle donne une information en soi et agit comme un signal. Or, cet élément parmi tous ceux qui composent la production éditoriale d’un journal, a son histoire. Une histoire mouvementée, parfois dramatique.
Déjà en 68, la grève avait sa représentation
Cela a commencé par ce qu’on a pudiquement appelé, les événements. En 1968, la France vivait les manifestations étudiantes et pour la télé de l’époque, montrer ce qu’il se passait, apparut d’emblée comme un problème qu’il fallait régler au plus vite. On sait ce qu’il en advint : la censure des reportages décrétée par un pouvoir politique en désarroi.
Mais il fallait aussi, rendre compte des manifestations ouvrières. Ce pouvoir qui n’aimait pas « voir et entendre » les cortèges de la revendication, filmait abondamment, grâce à un petit groupe de journalistes restés fidèles au poste, les gares, les usines désertées. On mettait aussi l’accent sur les pompes à essence prises d’assaut, car le précieux carburant se faisait rare. Au fil des jours c’est un lexique qui peu à peu se mit en place. L’image de l’arrêt général devint une sorte de logo de « LA » grève façon mai 68. Une image fixe, fixée par une volonté politique finit ainsi par s’inscrire durablement dans le vocabulaire de l’actualité télévisée. « La grève » avait sa représentation. La photo d’un lieu vidée de toute activité, illustrait dorénavant le conflit social.
Le claquement de portières, puis le choc pétrolier
Un autre sujet avait déjà fait l’objet, il est vrai, d’une telle « logotisation » d’un domaine éditorial : la politique. Sous la IVe république, la valse des gouvernements avait en son temps constitué une question journalistique délicate à traiter en images. De fait, la mécanique des rapports de force entre partis était in-filmable. Alors, dans la logique de l’époque du primat de l’image, on filmait tant et plus les voitures arrivant à Matignon. Les huissiers à grands colliers qui accueillaient les futurs et ex ministres devinrent les vedettes involontaires des crises politiques. Le « fameux claquement de portières » aujourd’hui oublié, fut pendant toute une période le signal que l’on parlait de « La » politique. C’est ainsi que des images devinrent pour les téléspectateurs, le panneau indicateur du sujet abordé, et pour les journalistes, le tout-venant répétitif, bien utile pour « parler » de ce même sujet. L’illustration télévisée était née.
Quelques années plus tard, le monde connut une déflagration qui vint brutalement accélérer ce processus. Le choc pétrolier du début des années 70, mettait en œuvre une multiplicité d’aspects. La géopolitique, l’économie, la vie courante (etc.) avec à la clé et comme toujours, cette lancinante question : comment traduire tout cela en images ? Car il apparaissait compliqué de serrer la main et donc plus encore de faire l’interview du choc pétrolier. La nature à la fois conceptuelle et concrète de l’événement rendait le traitement aisé et mal aisé. Le logo du moment fut une succession de plans rapidement usés jusqu’à la trame, de derricks, de pipe-line, d’hommes en tenue traditionnelle du Moyen-Orient - djellaba et turbans -, et bien sûr, et à nouveau, de stations essence. A l’occasion du deuxième choc pétrolier, On alla d’ailleurs jusqu’à inventer sur Antenne 2 le 10 décembre 1979, un faux journal de 20 heures qui imaginait carrément la rupture totale de l’approvisionnement pétrolier. Les logos avaient si bien fonctionné que tout le monde (ou presque) y crut. Le standard sauta malgré une maigre incrustation clignotante qui indiquait « fiction ».
Images prétextes
La décennie des années 70 connut ce martèlement d’images montées dans un sens, dans un autre, comme un bonneteau aléatoire où précisément la question du sens sur l’écran ne se posait plus. C’est le son qui donnait l’info, mais plus ce que l’on donnait à voir. La télé commençait à s’écouter, moins à se regarder. La valeur image amorçait sa chute. On fit bien pire. Sur l’étal des plans disponibles pour parler de tout, les images de foules ont bien vite figuré en bonne place.
Rues, avenues, places, tous les lieux ou vous et moi déambulons, tels de merveilleux anonymes, permirent de parler des dernières dispositions en matière de retraites, de vacances, de famille, de couples avec ou sans enfant, du moral des français... Géniale invention que ces séquences qualifiées par les professionnels « d’images prétextes » et catastrophe induite pour la télé en tant que telle. Avec la politique, l’économie maniait en apprenti sorcier ces plans que les documentalistes de l’INA savaient particulièrement prisés par les jt. S’interroger sur les lieux, l’identité des personnes que l’on exposait ainsi au regard des masses eut passé pour une question des plus incongrue.
Pas de doute, nous venons de fort loin dans nos pratiques, c’est indéniable. Après c’est aussi cela un journalisme qui évolue, l’apprentissage est permanent. Fort heureusement, cette descente aux enfers de l’image connut un coup de frein salutaire. Il fallut presque une décennie pour commencer à écrire sur l’écran, les mots, les chiffres qui nourrissaient jusqu’ici les commentaires des experts de l’image prétexte.
Images support
Un peu comme dans les dessins animés d’antan, des celluloïds placés sous les caméras verticales permettaient de faire apparaître la courbe du chômage sur les beaux plans de foules sortis par les archivistes. Mieux, des services « déco » furent créés pour découper des silhouettes en papier, ou réaliser divers croquis afin d’aider à représenter ces maudits sujets in-filmables dans la rue. L’électronique fit le reste. On put enfin écrire directement sur les plans de foules, routes ou immeubles, officiels ou non. On passait ainsi de l’image prétexte à l’image support pour l’info. L’illustration gagnait en performance. Des images parfois spécialement destinées à cette usage, photos ou films décadrés furent fabriquées pour faciliter le placement des « écritures ».
Ainsi, trois régimes de mise en images coexistent peu ou prou dans l’actualité télévisée. D’abord, il y a les plans d’illustration prétexte, puis ceux qui affichent l’écrit, et enfin l’infographie intégrale qui ne fait plus appel à aucune image réelle.
Rénovation permanente
Voici donc, en grandes enjambées, plus de 40 années de trajectoire, qui constituent ce que l’on pourrait appeler le drame de l’image d’illustration à la télé. Un drame et non une tragédie. Car le drame se nourrit on l’a vu de rebondissements, de trouvailles comme de catastrophes. L’histoire ne s’arrête donc pas là.
Dans son mariage avec le temps réel, le studio qui constitue le lieu prépondérant de l’actualité télévisée, vit une rénovation quasi permanente. Le reporter qui intervient, parfois longuement en direct sur les chaînes d’info continue, apparaît le plus souvent avec à ses côtés une fenêtre où l’on peut voir des images « en relation » avec son discours. Nouvelle problématique donc, de l’illustration.
Ces images parfois répétitives ont valu à ces médias le reproche virulent d’être anxiogènes à force de « diffusion en boucle » des fracas du monde. De fait, cette diffusion pour cause d’illustration d’une tête que l’on pense insupportable à voir au long cours, n’est pas sans poser de nombreuses questions. La pertinence des plans choisis, leur adéquation avec l’énoncé, leur effet circulaire montrent assez qu’une utilisation devenue quotidienne suppose une vigilance de tous les instants.
De même, ces « fresques » - expression professionnelle - mise en place dans les grands écrans à l’arrière-plan qui encadre celles et ceux chargés de présenter le journal. Plans larges, plans serrés, l’effet de sens est instantané. Le péril guette à tous moments, dans le filmage et bien sûr on l’a cruellement vu, dans le choix, et surtout dans l’intervention éventuelle sur l’image fixe que l’on donne à voir.
Ainsi depuis près de 7 à 8 ans, cette innovation intensive de l’écran dans l’écran, nécessite que l’on nourrisse avec rigueur ce qui est aussi une proposition éditoriale. Des photos d’agence, des images arrêtées des reportages contribuent à ce travail d’illustration quotidien et maintenant omniprésent dans les éditions. Et cela n’a rien à voir avec du papier peint, tant s’en faut. Les grandes chaînes anglaises pratiquent cet art de faire depuis bien longtemps. Quotidiennement, ces dernières font ce travail de collage, autrement dit de recomposition d’images, sans qu’il y ait le moindre doute.
C’est que les cas d’utilisation ont été dument répertoriés et disciplinés. En France, faute de profondeur historique, force est de constater que l’exercice reste soumis à des aléas susceptibles de provoquer cette fois de vrais tragédies éditoriales. De tels avatars s’inscrivent dans la lourde histoire dramatique de l’image d’illustration à la télé.
Le sursaut d’exigence est désormais indispensable.
La connaissance du droit à l’image, le respect de l’intégrité des œuvres, du droit d’auteur, des rapports de signification entre discours et illustration, corps cadré et arrière-plan, sont autant de considérations qui s’imposent encore plus aujourd’hui à une profession qui a pour définition de faire œuvre de vérité des faits.
Car l’époque est celle de l’image devenue langage de tous les instants. Un langage pratiqué par le plus grand nombre, les jeunes en particulier sur les réseaux sociaux. Or, c’est là que règnent la désinformation, la contrefaçon des images.
Si le journalisme veut prétendre à la vérité des faits, cela passe par une éthique, une déontologie de l’image. Et pour le service public qui veut contribuer à l’éducation aux médias, et précisément à l’image, l’exemplarité des pratiques est une ardente nécessité. Nous sommes donc ici dans un enjeu crucial. Il s’agit de restaurer la valeur de l’un des principaux vecteurs de l’information. Car, à l’instar des sujets traités par le journalisme, il n’y a pas de petites ou grandes images dans l’actualité télévisée.