Media for Good : Maintenir la mission de service public dans l’espace numérique

Par Laure Delmoly, France Télévisions, MediaLab

À l'heure de la suprématie des GAFAN, de l’intelligence artificielle et du Big Data, comment se démarquer en tant que média de service public ? Dans Media for Good, Guillaume Klossa publie un plaidoyer sur le rôle majeur que doivent jouer les médias publics européens dans l’espace numérique. Pour le conseiller spécial du vice-président de la Commission européenne en charge du numérique, les médias publics doivent avoir un usage éthique des nouvelles technologies au bénéfice des citoyens et agir de manière coordonnée au niveau européen.

 

 

Une crise de confiance liée à la transformation numérique

Le constat est clair. Les médias, historiquement considérés en Europe comme un pilier essentiel de la vie démocratique font l’objet d’une réelle crise de confiance. Selon le baromètre de confiance Edelman, (dont méta-media fait la synthèse ici) la défiance envers les médias atteint 47% en janvier 2019.

 

Plusieurs facteurs liés à la numérisation de l’écosystème médiatique peuvent expliquer cette perte de confiance.

Les réseaux sociaux sont devenus une source d’information majeure voire principale. A ce titre, ils sont devenus des médias sociaux, utilisés par 36% des Français pour s’informer. Or les influenceurs s’expriment sur ces plateformes au même niveau que les journalistes. La conséquence directe de cette frontière de plus en plus floue entre information et opinion est la propagation rapide des fake news.

 

Les médias ont mis l’accent sur le gratuit et l’instantanéité afin de s’adapter aux standards de l’information numérique. L’information est désormais fabriquée pour être partagée et lue par le plus grand nombre. Or l’information gratuite est souvent partielle, la mise en perspective étant réservée à des informations payantes à plus forte valeur ajoutée. Et ceux qui sont prêts à payer pour s’informer sur internet demeurent une minorité. Selon le Baromètre 2018 de l’Institut Reuters, seulement 11 % des Français ont payé pour de l’information en ligne en 2018.

Sur les réseaux sociaux, les algorithmes de recommandation de contenu créent des bulles de filtres qui enferment les utilisateurs dans leurs préférences individuelles.

Les GAFANS font disparaître la notion de sérendipité qui pouvait naître au kiosque à journaux à la vue d’autres titres de presse ou dans un média via les autres rubriques. Or proposer à l’utilisateur des contenus qui reflètent ses préférences le maintient dans sa zone de confort et réduit son horizon intellectuel et culturel.

Pour Guillaume Klossa, ex-patron de l’UER, les médias européens de service public doivent informer, rassembler et susciter la réflexion en prenant le rôle de “Smart Media” innovants et responsables.

Mettre la technologie au service de l’éthique

L’objectif des médias publics européens pour les prochaines années ? Tirer parti des avancées technologiques pour stimuler la curiosité, l’intelligence et l’esprit citoyen des lecteurs, auditeurs et spectateurs.

Les médias doivent appliquer une politique de la transparence sur la fabrication de l’information. D’où viennent ces images ? Comment ont-elle été produites ? Ont-elles été falsifiées ? L’idée est d’apprendre aux utilisateurs à forger leur esprit critique en remontant et recoupant l’information. Dans les années à venir, la technologie blockchain permettra une traçabilité de l’information garantissant une information authentifiée.

Mais surtout, les "Smart Media" doivent adopter une stratégie de distribution offensive et différenciée. L’idée force : développer des algorithmes de recommandation de contenu favorisant une information de qualité et plurielle. Cette capacité à développer et entretenir une relation personnalisée avec l’utilisateur stimulant sa curiosité et sa réflexion sera déterminante dans les années à venir. Elle implique une utilisation intelligente des données personnelles des utilisateurs.

Si un spectateur est intéressé par un sujet sur le Soudan, le "Smart Media" lui proposera une émission sur l’histoire du pays et une interview sur la situation géopolitique de la région. La mise en valeur et la re-contextualisation des archives permettra d’enrichir cet univers. Il est nécessaire de créer une sensibilité chez les équipes éditoriales à cet enjeu de distribution pour qu’elles s’approprient le potentiel des technologies et adaptent les formats. La traduction automatique des contenus permettrait au citoyen européen d’avoir une information plurielle dans sa propre langue et de comparer ainsi les différents traitements éditoriaux selon les pays.

Agir au niveau européen

Dans un contexte économique difficile pour l’audiovisuel public, la rôle de "Smart Media" n’est pas toujours facile à tenir. Avec la transformation numérique, la concurrence est désormais mondiale et polymorphe. Les GAFANS trustent la majorité des ressources publicitaires et ont clairement une longueur d’avance sur la collecte de données personnelles des utilisateurs. Pour s’en sortir, les "Smart Medias" doivent adopter une stratégie coordonnée et agir au niveau européen.

Plusieurs initiatives ont déjà vu le jour.

La Commission Européenne a mis en place en mars 2018 un groupe européen d’experts pour définir les principes communs en matière d’utilisation de l’IA. L’objectif : développer une relation de confiance avec l’utilisateur sur l’exploitation de ses données.

Le lecteur, le spectateur, l’auditeur, doivent être convaincus que les données qui les concernent seront consultées dans leur intérêt. La Charte de l’Union Européenne de radio-télévision sur la protection des données personnelles toujours en cours de négociation s’inscrit dans cette démarche.

Les programmes européens en R&D sont une importante source de financement pour développer des technologies au service de l’éthique. Le programme Digital Europe vise à favoriser l’émergence d’un marché unique digital européen. Il court jusqu’à 2020 et son budget est de 9,2 Milliards d’Euro. Digital Europe peut constituer une aide à la distribution via par exemple la création de plateformes de documentaires, de podcasts ou de news. Il est également une aide à la création afin de former les journalistes aux nouvelles technologies et de faire émerger les talents de demain.

L’Initiative MediaRoad de l’UER et l’Union Européenne pose les bases d’un nouvel écosystème d’innovation européen en favorisant une hybridation entre public et privé. Elle réunit des groupes de médias publics et privés, des fédérations professionnelles et des universités telles que l’Ecole Polytechnique de Lausanne.

D’un point de vue législatif, la décision du Parlement Européen d’instituer un droit d’usage à payer pour l’utilisation des contenus sur le net pourrait, si elle est confirmée, contribuer à rééquilibrer l’économie des médias européens qui n’a fait que se fragiliser ces dernières années.

Il est aujourd’hui évident qu’une action publique européenne sur le rôle des plateformes en ligne d’envergure internationale est nécessaire.

Une action au niveau européen permettrait aux médias publics d’être suffisamment puissants pour perpétuer un écosystème médiatique reflétant la diversité et les valeurs européennes. Il est aujourd’hui urgent de proposer une alternative aux algorithmes développés au service de l’audience. Les "Smart Medias" doivent se donner les moyens financiers et humains de défragmenter l’espace public digital afin de perpétuer les valeurs du service public. Une seule solution : l’agilité.