Par Alexandre Bouniol, France Télévisions, MédiaLab
250 millions de joueurs dans le monde recensés à la fin du mois de février 2019. Soit deux fois plus qu’en… juin 2018. Plus qu’un jeu vidéo, Fortnite s’est imposé comme un véritable phénomène de société. A tel point que Netflix considère le jeu comme une menace autrement plus inquiétante que HBO, un concurrent frontal. Méta-Media revient sur cet OVNI tout droit sorti… de vos écrans !
Un concept à part entière
L’appellation « Fornite » est déjà un abus de langage en soi. Explications. Epic Games, concepteur du jeu, a décidé de lancer une première version du jeu en juillet 2017 appelée « Fornite : Save the World ». C’est la forme originelle pensée par les producteurs. Le jeu consiste (il existe encore) à survivre dans un monde post apocalyptique face à un environnement hostile. Mais ce n’est pas ce mode de jeu qui a fait la renommée de Fortnite. C’est le développement deux mois plus tard du second mode « Fortnite : Battle Royale ». La « Battle Royale », c’est un mode de jeu qui a été popularisé quelques mois auparavant par le jeu PlayerUnknown’s Battlegrounds. Il consiste à réunir lors d’une partie simultanément plusieurs joueurs qui combattent au sein d’un même lieu virtuel, à l’issue de laquelle il ne reste qu’un seul survivant. Fort du succès de ce jeu écoulé à plusieurs millions d’exemplaires en quelques semaines, Epic Games a décidé d'y surfer en lançant à son tour « Fortnite : Battle Royale » en septembre 2017, en procédant à des ajustements qui deviendront sa marque de fabrique. Voici les éléments clés à retenir du concept :
- Le joueur incarne un personnage à la 3ème personne qu'il peut personnaliser à souhait.
- Ce personnage est parachuté sur une carte ou se trouvent simultanément 99 autres joueurs. Le but : être le dernier survivant. Chaque joueur a à sa disposition une hache à partir de laquelle il peut détruire des objets pour gagner des ressources et pouvoir construire des objets de tout type (des fortifications par exemple pour se protéger des tirs ennemis), mais également des armes pour se défendre face aux autres joueurs.
- Au cours de la partie, la carte se réduit petit à petit pour forcer les joueurs à converger vers le centre. La partie continue jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’un seul survivant. Si l'on est éliminé par un adversaire, la partie ne s’arrête pas pour autant ; le joueur perdant verra alors l’écran de son bourreau jusqu’à ce qu’il soit tué lui-même, etc.
Pour tenir les joueurs en haleine, Epic Games n’hésite pas modifier le jeu en continu en renouvelant régulièrement les cartes, en créant des nouveaux challenges, des nouvelles interactions avec l’environnement, des événements ou encore via les « saisons narratives » au cours du temps réel (changement de saisons tous les deux mois environ). Le tout dans une ambiance fun qui reste la base du jeu à travers des milliers de costumes ou des danses (payants cf ci-dessous) que les joueurs peuvent faire effectuer à leurs personnages - à l’instar d’Antoine Griezmann -.
Malgré une certaine forme de violence inhérente à l’affrontement, le jeu se veut relativement accessible (PEGI 12), notamment auprès des plus jeunes grâce à un graphisme épuré et un gameplay facile à prendre en main.
Interactivité omniprésente
Le jeu a vite développé une communauté très fidèle et a permis de développer nombre de relations sociales entre les joueurs. Beaucoup de joueurs se retrouvent ensemble lors de parties et peuvent mettre en place des stratégies de survie face aux autres joueurs. Et ils n’hésitent pas à communiquer entre eux via des micro-casques. L’interactivité est omniprésente. D’autant plus que même en étant éliminé, le lien n’est pas rompu dans la mesure où les joueurs éliminés deviennent…spectateurs, comme évoqué ci-dessus.
De simples spectateurs viennent même regarder (par milliers voire millions lors des grandes compétitions) la performance de ces streamers qui diffusent leurs performances via YouTube ou Twitch. Certains d’entre eux arrivent même à en vivre en monétisant leurs contenus sur ces plateformes ou via les dons des spectateurs. Le New York Magazine n’hésite d’ailleurs pas à appeler Fortnite « le nouveau Instagram du jeu ».
Une événementialisation millimétrée
Pour développer cette dimension communautaire, Epic Games a développé des compétitions qui sont devenues des rendez-vous réguliers pour les joueurs :
- La « Salty Spring Cup » : Un tournoi hebdomadaire récurrent en solo, ouvert à tous les joueurs
- La « Tomato Temple Cup » : Un tournoi hebdomadaire récurrent en duo, ouvert à tous les joueurs
- La « Friday Night Fortnite » : Des sections s'affrontent pour la gloire tous les vendredis soirs
Summum de la dimension événementielle du jeu : l’organisation d’une coupe du monde. Prévue du 26 au 28 juillet 2019 à New-York, les phases de qualifications ont même déjà débuté le 13 avril et se poursuivent jusqu’au 16 juin. Le grand vainqueur de la compétition gagnera 2,672 millions d’euros, soit plus que le vainqueur de… Roland Garos.
Autre symbole marquant de l’impact social du jeu, Epic Games a organisé un concert au sein même du jeu le 2 février dernier. Pas moins de 10 millions de joueurs se sont rassemblés. Soit autant que pour le concert des Enfoirés diffusé en prime Time en mars dernier. Cet événement, qui n’a aucun lien direct avec la compétition et le jeu vidéo en lui-même souligne d’autant plus l’attachement de la communauté au jeu et sa capacité à rassembler simultanément plusieurs millions de personnes.
Un modèle économique révolutionnaire…
Outre le concept de jeu « tendance », le succès de Fortnite tient également à un modèle économique pour le moins révolutionnaire. Il est basé sur le « free-to-play ». C’est-à-dire un modèle gratuit. Tout le monde peut télécharger le jeu gratuitement et y jouer sans plus de restriction que les autres joueurs. Deuxième particularité : un jeu « cross-plateforme ». Fortnite peut tout aussi bien être joué via une console (PS4, Xbox), via un ordinateur ou via mobile (IOS ou Android). Cette stratégie d’hyperdistribution a permis au jeu d’être accessible gratuitement via tous les canaux traditionnels du gaming. La popularité du jeu est devenue telle qu’Epic Games a réussi son bras de fer avec Sony pour laisser les joueurs de PS4 jouer en cross-play, c’est-à-dire affronter des joueurs qui ne jouent pas forcément à partir d’une PS4. Une première pour Sony. Idem pour Google qui s’est vu retirer la distribution du jeu par Epic Games, préférant être téléchargeable directement sur sa propre plateforme plutôt que par Google Play Store, qui prenait 30% des revenus de l’achat « in-app ».
Le jeu vidéo ne tire ses revenus que par les achats en costumes, objets virtuels ou autres danses des personnages (allant en général de 5 à 15€ pièce). Contrairement à Candy Crush ou Football Ultimate Team sur FIFA, la dépense d’argent ne permet pas d’obtenir un avantage stratégique par rapport aux autres joueurs. Ils relèvent uniquement de la personnalisation des personnages. Deux milliards de dollars de chiffre d’affaires ont ainsi été engrangés en 2018. Pourquoi cela fonctionne si bien ? Plusieurs éléments de réponse :
- Ne pas être « bambi ». C’est une expression propre aux joueurs de Fortnite qui qualifient les joueurs qui débutent et qui ont un personnage avec des « skins » (tenues) « par défaut ». Ce phénomène est expliqué en psychologie sociale par la théorie d’ingroup popularisée par Henri Tajfel. Elle souligne l’importance de la catégorisation de groupes internes et externes. Les « Bambi » sont donc ceux qui font partis de l’outgroup, rejetés par leurs pairs dans la mesure où ils n’ont pas de signes distinctifs pour signifier leur appartenance à la communauté. L’achat de skins permet de se différencier pour intégrer la communauté.
Les bambis étant de plus en plus rare sur Fortnite.
Vous pouvez désormais m’envoyer vos gameplays avec vos plus belles perles, ils seront ensuite commenté dans LES PIRES JOUEURS DE FORTNITE !
Envoyez moi un mail avec votre vidéo de bambi ici : pirebambi@gmail.com
Meurci✌ https://t.co/Wx8PNtvu16
— Zank (@ZANKI0H) 18 avril 2019
- Pour pouvoir acheter ces éléments, il faut utiliser la monnaie virtuelle du jeu : V-Bucks. En utilisant les « ressorts classiques » de monnaie virtuelle, les frictions lors de l’acte d’achat sont moindres, l’incitation à l’achat est donc plus grande.
- Le renouvellement perpétuel des accessoires entrepris par Epic Games incite également les joueurs à investir dans les dernières tenues pour rester « à la mode ». De nombreux « packs » et offres promotionnelles sont proposés ; inspirés d’un marketing plus conventionnel pour inciter, là aussi, les joueurs à l’achat.
- Le jeu étant initialement gratuit, les joueurs consentent plus facilement à acheter des objets que si le jeu était payant pour l’obtenir.
Résultat des courses, ce sont près de 69% des joueurs de Fortnite qui ont déjà dépensé de l’argent dans le jeu. Avec un revenu moyen par utilisateur annuel bien supérieur à l’ensemble des GAFAN :
…aidé par un marché de l’eSport en pleine croissance
Fortnite doit son succès à ses principes fondamentaux évoqués ci-dessus. Mais s’il arrive à susciter autant d’engouement, c’est également dû à un marché en pleine croissance : celui du eSport. Il y a une vraie attente des publics.
La place du jeu vidéo dans la société ne cesse de prendre de l’importance. En moyenne, les joueurs de jeu vidéo passent 7h par semaine à jouer. Une augmentation de 20% par rapport à 2018. C’est d’autant plus vrai chez les Millennials (les 26-35 ans) qui passent près de 8h15 à jouer aux jeux video par semaine. Soit 25% de plus par rapport à l’année 2018 là aussi.
Lorsque les joueurs ne jouent pas… ils regardent. Parmi les joueurs, « ils sont près de 60 % dans le monde à s'adonner à cette activité chaque semaine, et 10 % d'entre eux y consacrent plus de 7 heures ». Mais ce sont principalement les joueurs de la GEN Z qui sont concernés par la consommation d’eSport : « les joueurs âgés de 18 à 25 ans passent près de 4 heures par semaine à regarder des jeux vidéo en ligne, ce qui représente 77 % plus de temps par rapport au temps passé à regarder des émissions sportives traditionnelles ». C’est la raison pour laquelle la consommation de ces « nouveaux » contenus constitue une menace Netflix (cf introduction) qui voit une partie de l’audience regarder autre chose que des séries ou des films. Ce n’est pas un hasard si Amazon avait acheté la plateforme Twitch 1 milliard de dollars en 2014…Un milliard de dollars justement, c’est ce que devrait générer l’eSport en 2019. Quasiment le double en 2022 selon les estimations de Newzoo (cf graphique ci-dessous). Bref, un marché qui se structure à la fois socialement (avec une attente forte des consommateurs) mais aussi économiquement à travers des investissements massifs de différents acteurs, notamment de la part des GAFAs, avec l’arrivée de Google Stadia et d’Apple Arcade, des services de jeux vidéo en streaming.
Le succès de Fortnite tient donc beaucoup au fait d’avoir su surfer sur les différentes tendances du moment, tant du point de vue du mode de jeu que des usages des gamers. Ajoutons à cela un modèle économique innovant, un univers divertissant et un art du storytelling, et vous avez la recette du succès. On peut le dire, Fortnite a réussi à tirer son épingle… du jeu.