Médias automatiques ou complicité hommes-machines ?

Il y a deux ans, notre Cahier de Tendances intitulé « Et si les médias redevenaient intelligents ? » s’intéressait à la propagation, déjà forte, de l’intelligence artificielle (IA) dans notre secteur.

Depuis, la dissémination s’est bien sûr étendue et a rayonné. Très rapidement, même.

Nos interactions culturelles sont, chaque jour un peu plus, déléguées à des machines : les algorithmes savent nous dire désormais quoi lire, écouter, regarder, acheter, qui croire, comment s’informer.

Très vite est venue l’angoisse du « grand remplacement technologique » : les mêmes algorithmes vont-ils aussi se substituer à ceux et celles qui créent, informent, produisent, diffusent et partagent, pour nous inonder de contenus synthétiques et d’œuvres calculées ?

Ou bien apprendrons-nous à travailler avec ce formidable nouvel outil pour enfin réussir à co-créer et coproduire avec le public des œuvres et des contenus qui, lentement, se déverrouillent et deviennent « vivants », changeants, modifiables ?


Les points à retenir :

  • L’intelligence artificielle irrigue de plus en plus le monde la culture et de la communication. Sera-t-elle aussi créative ?
  • Elle devrait, au moins, enfin permettre une vraie interaction entre les producteurs et leurs publics
  • Mais il nous faudra apprendre à vivre avec ce nouveau système élargi homme-machines

Certes, les métiers de la culture et de la communication ne sont pas liés, dans leur grande majorité, à ces travaux de routine que l’IA a l’habitude de suppléer en premier. Nous aimons penser que la création artistique, l’inspiration, le savoir-faire ancestral sont absolument inséparables de la conscience humaine.

Et pourtant….

Pourtant, déjà, des machines écrivent des livres, résument des textes scientifiques, pondent des articles, troussent des scénarios, composent de la musique, peignent des toiles, sculptent et impriment en 3D.

« La vraie créativité de l'intelligence artificielle est en train d’arriver et révélera l'esprit des machines », assure même ce mois-ci le professeur de mathématiques à Oxford Marcus du Sautoy.

Christie’s a bien mis aux enchères le premier tableau peint par une IA. Un robot a failli gagner un concours littéraire au Japon. Un nouveau chapitre d’Harry Potter a été écrit par une IA. IBM Watson a produit tout seul une bande-annonce de film. L’IA d’un smartphone de Huawei vient de créer une collection de mode. Des journaux scandinaves laissent des robots écrire des articles par milliers. Et en Chine, le JT peut être présenté par une IA !

Et c’est dans la musique que les avancées sont les plus spectaculaires. Profitant d’une proximité de cet art avec les maths, des logiciels de production musicale, basés sur l’apprentissage profond, existent depuis longtemps. IBM, Google ou Spotify s’en servent abondamment. Et l’exemple d’Amper est impressionnant !

Si ces logiciels peuvent tromper leur monde pendant un court moment en imitant le style d’un artiste, comme fond sonore de vidéo YouTube ou en musique d’ascenseur, ils ne tiennent pas encore la distance. Leurs « créations » ne sont possibles qu’après avoir digéré des centaines de milliers d’oeuvres déjà existantes, créées par les humains.

On ne sait d’ailleurs pas si cette IA peut être entraînée sur la base d’une musique protégée par des droits d’auteur. Et quid du copyright d’une musique créée par IA ? Va-t-il au développeur, à l’IA, ou à l’œuvre dont elle est dérivée ? Que se passera-t-il quand une IA sera capable d’imiter le style d’un compositeur ou chanteur décédé ?

Warner Music a en tous cas déjà signé un contrat avec une IA (en fait avec l’éditeur du logiciel), la SACEM a accordé le statut de compositeur à une artiste virtuelle et Huawei a terminé la symphonie inachevée de Schubert.

Mais cela fait-il des algorithmes des écrivains, des journalistes, des musiciens, des cinéastes, des peintres, des artistes ? Ou juste des copieurs particulièrement bien entraînés ?

L’IA n’est plus une expression à la mode ! C’est l’électricité du 21è siècle !

Un cocktail de 5G, d’IA, d’AR (réalité augmentée), d’IoT (dire désormais Intelligence des Objets), mâtiné de robotique, est en train de conduire assez naturellement à un nouveau monde interconnecté, très horizontal, où fusionnent informatique et électronique, monde physique et numérique, dans la plupart des secteurs (santé, sport, finance, agriculture, mode, transports, infrastructures, …). Et donc aussi dans la culture, de l’information et le divertissement.

C’est la mise en place progressive d’une nouvelle vague technologique intégrée qui repose sur les données, maîtrisées et moissonnées principalement par les grandes plateformes.

Répondant à une demande croissante d’automatisation, l’IA est désormais partout : des microprocesseurs aux smartphones, des applis aux assistants numériques, des caméras à la messagerie mobile TikTok, nouvelle coqueluche des ados.

C’est quoi l’IA ?

Cantonnée pour l’instant à la résolution efficace de problèmes bien particuliers, l’IA aujourd’hui c’est aujourd’hui surtout de l’apprentissage machine : des logiciels qui cherchent dans de vastes quantités de données des modèles permettant de faire des prédictions pour produire une solution adaptée à une situation. À court terme, elle fera bien moins que ce qu’on peut lire dans la presse aujourd’hui ; mais à long terme, il est probable qu’elle aura un impact beaucoup plus important que ce que nous pouvons imaginer maintenant.

L’IA comprend de mieux en mieux nos besoins, voire nos intentions. Des progrès sont en cours pour en profiter à partir de bassins de données moins importants, plus à notre échelle, même si, pour l’instant, seule une infime partie des données émises par nos smartphones, montres, réfrigérateurs, enceintes, trottinettes et autres objets intelligents connectés sont en fait collectées et traitées. La plupart des modèles utilisés reposent aussi sur un apprentissage supervisé par un humain, qui « éduque » la machine et corrige des erreurs.

Nous n’en sommes donc qu’au tout début, mais elle inquiète déjà beaucoup.

À juste titre.

Voici quelques-unes des craintes :

Disparition des emplois

L’automatisation et la mondialisation exacerbent les inégalités et les deux forces peuvent amener les tensions sociales au point de rupture : ce ne sont pas les syndicats qui le disent, mais l’OCDE, le club des pays les plus riches. Certes, les pronostics varient (40% des jobs seraient menacés) mais tous les experts s’accordent à prévoir que des proportions importantes de tâches répétitives vont être assez vite remplacées. Comme dans l’industrie, les humains vont probablement se spécialiser sur les tâches à plus forte valeur ajoutée.

Accroissement de la fracture numérique

Est-ce que seule une faible portion de la population profitera des gains de l’automation ? Car même si des employés réussiront bien à en bénéficier, d’autres salariés, souvent jeunes, féminins, peu qualifiés et intérimaires, risquent d’être plus vulnérables. Seront-ils invités à n’être que des « dresseurs d’IA » ?

Et puis il y a une grande différence entre ceux qui ont, du moins en partie, les clés pour gérer la surabondance d’informations et de sollicitations, qui ne se laissent pas submerger, qui savent faire le tri, où regarder, que retenir, quoi rejeter, tout en naviguant entre les terminaux, et ceux, moins lettrés dans ce monde digital, ou ayant une culture numérique moins affutée, qui ne peuvent que subir des algorithmes mystérieux qui décident pour eux.

Manque de compétences  

Après avoir acheté quantité de start-ups dans l’IA, les « Big Nine » (GAFA et BATX) détiennent le quasi-monopole du marché de l’Intelligence Artificielle et entendent même imposer leurs normes. Dans un élan de générosité, ils mettent à disposition des compétences, d’une part dans des Centres de Recherche (comme celui de Facebook à Paris), ou en proposant des outils libre d’accès pour les développeurs (à l’instar du Google AutoML).

La solution pour se rendre plus indépendant de cette prédominance ? Des partenariats, des collaborations, des projets au niveau européens, comme celui d’IA4EU qui regroupe différents acteurs, des gouvernements jusqu’aux industriels en passant par les Universités. L’Europe commence aussi à proposer de plus en plus de formations en IA, comme les 4 instituts « 3IA ». Mais cette offre est loin d’être suffisante face à la demande.

Anxiété algorithmique, nouvelles réalités altérées bourrées d’IA

Quand la réalité virtuelle enferme l’utilisateur dans un monde artificiel parallèle, et que la réalité augmentée ou synthétique superpose (ou efface) des objets virtuels dans notre environnement réel, il y a de quoi distordre nos sens ! Nous allons connaître des niveaux différents de réalité.

Transparence insuffisante, nombreuses questions éthiques

La science et la technologie, toujours plus complexes, ont de plus en plus de mal à expliquer leurs propres progrès. Les algorithmes sont trop souvent vus comme des boîtes noires, opaques, mystérieuses, desquelles sortent des décisions dont nous ne comprenons pas l’origine.

Beaucoup d’interrogations s’élèvent aussi sur les biais introduits dès les premières lignes de codes par des développeurs, souvent masculins, souvent blancs et souvent mal formés aux enjeux socio-politiques de leurs décisions informatiques. Leur proximité géographique (la plupart sont concentrés dans la Silicon Valley, la région de Pékin ou de Shenzen) et sociale accentue ce risque.

Or un algorithme est comme une recette de cuisine : il prend des données – parfois peu satisfaisantes-- issues du passé, crée un modèle mathématique et en ressort une labellisation ou une prédiction. La récente législation européenne sur les données (RGPD) donne aux citoyens un droit d’explication sur ce processus, et le comité d’experts IA de haut niveau à la Commission Européenne, qui vient de présenter des guidelines pour une IA éthique, souligne, lui aussi, l’importance de la transparence. Mais même avec des connaissances, il est difficile d’en saisir les mécanismes.

Et surtout, une IA loin d’être une artiste ou un journaliste !

L’IA est seulement capable de produire une œuvre composite à partir de l’apprentissage des œuvres déjà produites (un peu comme l’Homme quand même !). Sans contexte, incapable d’émotion et d’intention, il lui manque encore la créativité permettant de casser les codes et d’innover pour dépasser l’existant. Elle ne fait pour l’instant que copier le style d’autres créateurs. Et lorsqu’elle en crée un grand nombre, c’est toujours l’humain qui fait le tri. Dans la presse, l’IA reste pour l’instant ultra formatée pour reproduire à la chaîne des compte-rendus sportifs, financiers ou électoraux.

Et ce ne sont là qu’une petite partie des griefs.

Mais il n’y pas que l’aspect poison. Il y a aussi et surtout les remèdes, existants et potentiels, de cette nouvelle technologie.

lntelligence élargie

Le grand espoir est de voir cette nouvelle intelligence émergente, introduite dans nos processus, accroître les capacités des individus et amplifier leur potentiel plutôt que les remplacer. Et surtout améliorer et enrichir les systèmes interconnectés dans lesquels nous évoluons désormais au quotidien. Voyons-là comme une boîte à outils !

Déjà une meilleure expérience

Tellement de contenus et si peu de temps ! Nous le savons, l’IA, notamment par les moteurs de recommandations, permet déjà de réduire le bruit d’Internet, d’aider le public à mieux trouver les contenus dans le brouhaha et la grande fragmentation des contenus.

La recherche visuelle, et déjà vocale, contribuent aussi à alléger les tourments liés à la noyade dans les sollicitations, tout en transformant les expériences culturelles et informationnelles. La voix confirme son nouveau statut d’interface privilégiée, à la maison et dans les véhicules. Nous allons de plus en plus parler à nos appareils ! La BBC et le Financial Times automatisent déjà des versions audio de tous leurs articles en ligne.

En améliorant le ciblage des messages et donc leur pertinence, l’IA réduit quand même la pression publicitaire, véritable taxe sur ceux qui n’ont pas les moyens de souscrire à des abonnements.

En prédisant le succès d’un contenu, l’IA va aussi s’avérer utile pour mieux programmer les œuvres en ligne et pour affiner les fenêtres d’exploitation de leurs droits. Déjà les nouveaux téléviseurs peuvent mettre à niveau, par IA, la définition de l’image (de la HD à la 4K par exemple) et adapter le son à la nature des contenus regardés.

Demain, Samsung rêve de pouvoir distribuer de la puissance informatique d’un terminal à un autre, selon les besoins (d’un smartphone à une TV pour jouer à des jeux vidéo par exemple).

Collaboration hommes - machines pour enfin plus d’interactivité

Nous avons appris depuis plus de 20 ans que la mutation numérique ne transformait pas seulement la distribution des contenus mais les contenus eux-mêmes ! L’ensemble de l’expérience, donc. L’IA devrait nous permettre d’accroître les possibilités d’interactivité, notamment conversationnelles, promises mais encore trop limitées aujourd’hui dans cette mutation numérique.

L’immersion dans les contenus n’en est qu’à ses débuts.

Les paris en temps réel, la réalité augmentée sont en train de transformer les expériences liées aux sports. Nous pouvons déjà être littéralement transportés dans le stade, parmi les joueurs. Bientôt, leurs avatars disputeront leur partie sur notre table basse. Elles permettront probablement aussi l’invention de nouveaux sports. Et que dire de l’e-sport, dans lequel le spectateur peut à tout moment devenir joueur ? C’est tout le sens du projet Stadia de Google, qui permet en un clic de rejoindre une partie depuis une vidéo YouTube.

L’immersion et la personnalisation ont aussi déjà transformé les contenus. Dans la manière dont ils sont fabriqués et consommés.

Mon Netflix ne ressemble pas à votre Netflix ! L’IA améliore déjà (en tous cas élargit) la distribution des œuvres, notamment en ciblant mieux les contenus. Les données permettent de mieux mesurer le fameux engagement de l’audience. L’essor des assistants vocaux, bourrés d’IA, est un nouveau véhicule pour des œuvres innovantes.

L’IA permet aussi de restaurer, voire améliorer les œuvres passées. Par exemple dans le domaine du cinéma, effacer les outrages du temps sur une pellicule, voire coloriser et bruiter des films en noir et blanc. 

L’IA nourrit aussi la création conversationnelle

Là où l’utilisation de l’IA dans la création réussit est dans la combinaison avec la créativité humaine. L’IA n'enrichit pas à elle seule l’art, mais elle peut être un outil pour « augmenter » la créativité de l’artiste. Notamment dans cette fameuse nouvelle interactivité.

Dopée à l’IA, ce processus de rétroaction, de collaboration, de coopération entre les acteurs qui produisent un contenu, va permettre de rendre possibles des versions différentes d’une œuvre, de les modifier en cours de route. Y compris pour la fiction.

Bientôt une même œuvre sera accessible selon différents niveaux d’interactivité et d’immersion suivant le souhait et l’équipement du spectateur, depuis la version linéaire en 2D sur téléviseur jusqu’à la version interactive en 3D sur casque VR.

Fin 2018, Netflix a proposé des fins différentes à un épisode de la série « Black Mirror ». Le télénaute y emprunte des voies d’arcs narratifs différents et peut prendre des décisions pour le personnage principal. La firme vient de récidiver avec la série « You vs. Wild » où la survie du héros dépend du public.

Nous sommes ici à la frontière du jeu vidéo. Les artistes, designers, développeurs utilisent de plus en plus les architectures de simulation des jeux vidéo pour voir comment mieux s’inspirer des conditions changeantes et imprévisibles des environnements.

Les fans de la série britannique à succès « Peaky Blinders » vont pouvoir ainsi s’immerger dans leur univers, visiter les lieux, rejoindre leur gang préféré dans un jeu vidéo en VR et interagir avec leur héros. L’IA permettra à ces derniers de répondre aux différentes sollicitations du joueur qui s’il est performant, pourront rejoindre …le gang !

YouTube se met aussi à promouvoir la participation de l’audience dans sa programmation et la BBC vient de rendre interactive son émission « Click » permettant au télénaute de choisir la manière dont il veut la regarder en séquençant lui-même les différentes parties. Elle prépare aussi une série de magazines « Future You » sur les grands sujets contemporains mondiaux - intégrant des possibilités d’interactions en fonction des degrés de connaissance des thématiques par le public.

L’audiovisuel public scandinave expérimente assez bien avec Snap et Instagram pour déjà co-créer avec les jeunes audiences, tandis que l’agence de presse Reuters a construit le plus grand dépôt mondial de vidéos venant du public.

L’IA peut aussi permettre désormais de co-créer avec l’audience en s’alimentant à la fois du passé et des réponses des utilisateurs, comme Shelley, une IA qui raconte des histoires d’horreur avec le public.

Le Reuters Institute prédit que l’innovation média la plus intéressante développée actuellement est dans l’utilisation de la voix pour développer de l’audio conversationnel ; des questions/réponses interrogeant des data pour en faire de nouvelles expériences.

 L’IA, une aide aussi pour les journalistes        

Des robots générateurs de textes sont déjà installés dans des rédactions en Amérique du Nord et en Europe pour aider les journalistes dans les tâches les plus ingrates telles que les résultats financiers, sportifs, électoraux déjà mentionnés.

La rédaction de l’audiovisuel public finlandais a ainsi adopté le bot Voitto (par le biais d'une peluche) tandis que le groupe de presse suédois MittMedia n’hésite pas à trouver les robots-journalistes plus fiables, plus productifs et plus lus !

L’IA permet de supprimer des tâches répétitives via des logiciels de récupération et classification de documents, de traduction automatique, de reconnaissance vocale pour la prise de notes automatiques (« speech to text »), de reconnaissance visuelle (pour identifier des gens dans les foules), de montage et labellisation à la volée de contenus photo et vidéo. Elle rend accessible aux malentendants l’ensemble des contenus audiovisuels, en attendant l’IA capable d’audio-décrire tout type de contenus visuels.

Chez Bloomberg, près d’un tiers des contenus journalistiques contient déjà des éléments d’automatisation. L’IA y est aussi utilisée pour la collecte d’infos (traduction automatique, capteurs dans les smartphones, …), pour la veille des réseaux sociaux (signaux faibles, …) et pour la personnalisation des contenus. À terme, elle devrait également aider à reformater l’info (actualisation rapide avec nouveaux éléments, …).

Voici à quoi pourrait ressembler par exemple un desktop en VR sous Oculus :

Mais l’IA en journalisme doit aussi être solidement contrôlée par les professionnels des rédactions (qui devront en évaluer les risques) et devra être arrimée à la transparence des process pour éviter la propagande, les biais, les risques de création de bulle informationnelle.

Loin de la vision romantique du métier d’informer, faudra-t-il placer dans la salle de rédaction un « data scientist » auprès des journalistes, comme il y en a désormais dans les salles de marché auprès des traders ? L’IA remplacera-t-elle l’intuition du journaliste et son fameux « news judgement » ?

Moins de « fake news » ?

En tous cas, jusqu'ici, les machines savaient calculer et lire. Aujourd'hui, elles voient et reconnaissent des photos et des vidéos. Un peu comme nous avons vu diminuer le spam dans nos boîtes emails, les experts en IA s’attendent à ce qu’elle permette aussi de réduire le bruit de la désinformation. À condition de l’identifier. Des travaux autour de la traçabilité de l’info, de ses composants, sont notamment en cours. Automatisant la confiance, le recours à la blockchain est aussi envisagé pour remonter à la source.

Mais attention, la désinformation s’automatise aussi. L’IA sait aussi créer des fausses images, photos et vidéos : des contenus synthétiques. L’œil nu n’est déjà plus suffisant pour détecter ces « deep fakes », encore peu répandus mais spectaculaires : des voix, des visages ou des personnes qui n’ont jamais existé sont créés de toutes pièces.

Des personnalités peuvent se retrouver dans des situations qu’ils n’ont jamais vécues, et leurs voix être parfaitement imitées. On aura donc besoin de l’IA pour détecter les faux créés par l’IA.

NVidia, qui modélise la réalité, permet de re-créer ainsi des paysages réalistes à partir de schémas ou même des visages. Nous sommes là dans de la traduction vidéo ! Et probablement dans le calme avant la tempête, avant le déluge de mensonges qui va s’abattre sur les discours de vérité.

Aider à distinguer le faux du vrai est un des défis de l’IA, mais la course de vitesse est engagée.

 (progrès en faux visages créés par IA)

Et donc, demain ?

Les mutations de demain vont beaucoup dépendre des progrès de l’IA, mais aussi de ceux de la robotique et de l’informatique quantique, où le volume des données et la vitesse de calcul sont sans équivalent.

D’ores et déjà de nombreux travaux se concentrent sur une IA non plus centralisée et homogène dans le cloud, mais travaillant davantage à la périphérie, dans nos terminaux et objets connectés, et nécessitant moins de données et de puissance informatique centralisée. Les dernières annonces de Google vont dans ce sens, avec comme bénéfice immédiat pour les utilisateurs une meilleure protection de leur vie privée, promettent-ils.

Nous avons déjà des robots qui apprennent en faisant, se supervisent eux-mêmes et réalisent parfois des tâches plus complexes que celles initialement prévues. Demain, une IA plus élaborée sera plus efficace, plus personnalisée et aura une meilleure perception du contexte, de notre activité, de nos besoins, intentions, émotions... Pour déboucher sur davantage d’interactions et de nouveaux services rendus.

Des chercheurs regardent déjà comment utiliser l’IA pour transformer des signaux du cerveau en pensée. Peut-on imaginer qu’un jour la créativité le sera aussi ? Notre libre arbitre sera-t-il défié ? Comment alors embarquer du bon sens dans l’IA ?

Qui va décider ce qu’est une bonne ou une mauvaise amplification ou augmentation des capacités humaines ? L’ingénieur, le client, le citoyen, l’Etat ? Tous peuvent pourtant être manipulés…

Mais que se passera-t-il si une partie de la société décide de se passer des algorithmes ? En aura-t-elle la liberté ?

« La nouvelle littératie numérique, ce n’est pas seulement savoir utiliser un ordinateur ou naviguer sur Internet, mais comprendre les conséquences de notre nouvelle vie connectée », a résumé ce printemps, Anjana Susarla, professeur en Systèmes d’information à l’Université du Michigan.

Les humains et l’IA pris dans un écosystème d’intelligences

Chacun le sent bien : l’IA, technologie encore très neuve mais force majeure de transformation, va être intégrée dans tout, tout ce que nous utilisons, tout ce que nous touchons.

Nous sommes très loin d’approcher un niveau de conscience non-organique et la fabrication de pensées autonomes. N’oublions pas que nous ne savons pas encore comment fonctionne notre cerveau biologique. Nous sommes donc loin d’une intelligence artificielle générale, capable d’accomplir des tâches complexes sans chair, sang et atomes de carbone. Et sans émotion.

Car si parfois nous avons le sentiment étrange que l’IA nous connaît mieux que nous-mêmes, la confiance, l’empathie, la compassion ne sont pas prêtes d’être remplacées par des formules mathématiques. L’IA n’est donc pas omnipotente aujourd’hui et avant même qu’elle n’atteigne le niveau de celle des humains, de nombreuses questions sont en train de se poser autour de l’éthique, du droit, de l’emploi ou des armements.

Mais sur la route des progrès en cours, il ne fait guère de doutes que nous verrons apparaître de nouvelles formes de compétences des machines. Probablement spectaculaires.

Profitant de ressources informatiques meilleur marché, les experts sont en train d’ajouter de la mémoire aux capacités de traitement du « deep learning ». Restent le problème du raisonnement et l’apprentissage non supervisé, l’acquisition d’une sorte de bon sens ou de sens commun, encore mal maîtrisée, à base de prédictions.

Mais jamais l’humanité n’a créé une technologie qui lui ressemble autant ! Hélas, le débat se fige trop souvent aujourd’hui sur une seule question simpliste : qui gagnera de l’homme ou de la machine ?

En fait, les avantages des humains ne sont pas ceux des machines. Et inversement. Ils sont complémentaires. L’IA, n’est pas une solution universelle, mais aujourd’hui un outil qui renforce et augmente les capacités. Cette complémentarité permet d’avoir un impact plus grand, d’atteindre plus de gens, d’amplifier le potentiel des êtres humains. Les attentes culturelles diffèrent aussi d’un point de la planète à l’autre : au Japon, les universités travaillent à rendre les IA les plus humaines possible alors qu’en Europe la tendance est plutôt à la différentiation en privilégiant l’outil.

« Nous sommes tous un système géant homme-machine. Nous devons commencer à l’admettre et à agir comme tel », résume le chercheur du MIT Nick Obradovich.

« Il ne s’agit donc pas d’opposer les hommes aux machines, mais de considérer l’ensemble du système qui intègre humains et machines – donc ne pas parler d’'intelligence artificielle mais d'intelligence étendue », précise Joi Ito, le patron du MediaLab du MIT à Boston.

Il va donc nous falloir apprendre à vivre désormais avec ces machines. Et reconnaître notamment les changements de paradigmes, dont celui de l’arrivée d’une nouvelle économie de l’abondance ! Car contrairement aux piles Wonder (1935), plus vous utilisez l’IA, plus elle prend de la valeur ! Et contrairement au pétrole, à qui les données sont volontiers comparées, il y en a chaque jour davantage ! Mieux : une fois consommées, elles n’ont pas disparu ! C’est là l’immense avantage des plateformes américaines et chinoises qui, fonctionnant à l’IA et aux données, sont chaque jour plus populaires en termes de contenus, d’expériences et donc de valeur.

Pour l’instant l’IA s’est peu démocratisée. Et la littératie de la data est très faible dans les médias et le monde de la culture. Il faudra pourtant que les professionnels des contenus – et pas seulement de la technologie—se familiarisent bien davantage avec les données. Qu’ils organisent leur data, les annotent correctement, voire en livrent l’accès.

Qu’ils ne répètent pas non plus l’indifférence ou le déni qu’ils ont manifesté à l’égard des réseaux sociaux ou du mobile. Qu’ils en retiennent les leçons. Comme pour Internet, les réseaux sociaux et le mobile, l’arrivée de l’IA dans les usages quotidiens du public force les médias à revoir leur fonctionnement, notamment au niveau du management et des ressources humaines. Et comme précédemment, ils sont peu préparés à profiter de cette transformation et à s’approprier, à bon escient, les nouveaux outils. Y compris pour améliorer les services rendus ou bien tenter de réglementer la propriété des données.

L’un des principaux apports de l’IA sera donc, grâce à cette nouvelle collaboration hommes-machines, de transformer les process au sein des médias afin que ces derniers deviennent moins rigides, qu’ils travaillent moins en silos, et réussissent à s’adapter plus vite aux changements. Afin également qu’ils restent pertinents, puissent se réinventer en permanence, et voient mieux les trous dans la raquette, car cette avancée ne va pas se stabiliser. Attention : faute de compétences, il ne sera guère facile de rendre opérationnelle l’ingestion de données pour aider à la prise de décision.

Ce sont là des taches difficiles et sophistiquées dans des environnements complexes, liées notamment à la créativité, difficilement prise en charge par des robots. Et en Europe, nous n’avons ni les investissements, ni les données comme aux Etats-Unis et en Chine, pour entraîner les algorithmes. Nous avons aussi un environnement règlementaire plus contraignant, bénéfique pour les consommateurs, pas forcément pour les développeurs.

Mais c’est aussi, sans doute, l’occasion rêvée de passer d’une culture de média centrée sur le contenu, à une attention davantage portée sur les attentes et les interactions possibles des utilisateurs et des clients qui deviennent des collaborateurs des services rendus.

Mettre les développements en open source, créer des API pour n’importe quel service ou produit, les documenter, identifier des cas d’utilisation et permettre de créer des micro-services doit être fortement encouragé pour permettre au public de s’en emparer. Et ainsi doper et amplifier la créativité.

Les millenials, qui ont chamboulé nos habitudes, et surtout la Génération Z, sont désormais en première ligne.

Dès le début de sa carrière, le jeune journaliste devra être en prise avec ces nouveaux outils, notamment pour développer un modèle de journalisme intégrant mieux le citoyen. D’ailleurs son CV sera d’abord lu par …une IA. Puis les salariés devront être formés tout au long de la vie. L’IA va certes détruire des emplois, mais en créera aussi de nombreux nouveaux. Reste à savoir si leur création sera plus rapide que leur destruction. A condition aussi de ne pas aboutir à un management par algorithmes où les ordinateurs licencient eux-mêmes les employés, comme chez Amazon.

De plus en plus les ingénieurs et développeurs prennent les décisions clés de nos vies. L’IA peut donc être une technologie de domination du 21è siècle, notamment à l’encontre de ceux qui seront laissés derrière et auront l’impression que personne n’aura plus besoin d’eux.

Une des craintes des experts est aussi de voir l’IA se mettre à viser des objectifs qui ne sont pas alignés avec ceux des humains. Tâchons aussi de ne pas favoriser une transformation du monde réel pour accommoder l’IA. Attention enfin de ne pas se faire hacker le cerveau par ceux qui abusent méthodiquement de notre attention : les géants de la Tech, qui ont le monopole de la connaissance IA, savent tellement bien comment maximiser notre temps sur leurs sites et applis !

Quelle sera finalement la relation entre l’intelligence humaine et l’intelligence de la machine, qui, elle, n’a ni esprit ni corps ? Comment profiter l’une de l’autre ? Comment faire pour que l’Homme évolue dans le bon sens en tant qu’homme/femme, individu et collectif ?

Car l’IA n’est que la moitié du problème, selon l’historien israélien Yuval Harari, auteur des  best-sellers « Sapiens » et « Homo Deus ». L’autre partie, c’est l’essor spectaculaire de la biologie et des neurosciences, qui combiné avec l’IA et les données, risque bien de « hacker l’être humain ».

Nous allons donc devoir vivre avec des systèmes gouvernés simultanément par plusieurs sources donneuses d’ordres, les humains et les machines. Qu’on le veuille ou non.

« Moins de contrôle et plus d’humilité », prône pour cela Joi Ito, le patron du MIT MediaLab, pour qui il est plus important de participer aux nouveaux systèmes complexes de manière responsable et consciente.

Avons-nous besoin de savoir tout ce qu’il se passe dans les arrière-cuisines ? Après tout, une rédaction est aussi une boîte noire qui ne dit rien sur ses choix ou ses impasses ; un atelier d’artiste, un studio d’enregistrement ou une salle de montage, aussi.

Pragmatique, le MIT propose d’utiliser un nouveau terme pour décrire ce nouveau type de prises de décision : « le comportement des machines ». Cette nouvelle sociologie des machines ne veut pas dire qu’elles sont dotées de libre arbitre, mais qu’elles sont considérées comme impactantes sur leur environnement et sur les humains

 Max Tegmark, professeur de physique au MIT et auteur du prophétique « Life 3.0 » résume parfaitement cette question fondamentale : « La conversation autour de la manière dont nous allons vivre avec l’IA est bien la plus importante de notre époque ».

Eric Scherer

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PS : Pour la sortie de notre prochain Cahier de Tendances Printemps - Eté, nous proposerons notamment une « Cartographie des applicatifs IA dans les médias ». Loin de prétendre à une exhaustivité dans les exemples, elle dresse les cas d’usage de l’IA dans toute la chaîne de production et de diffusion des médias : de la veille et écoute des réseaux sociaux à la personnalisation de la diffusion, en passant par la rédaction automatisée et la vérification de l’information. Publicité, information, création et marketing sont des secteurs profondément impactés par l’IA, la preuve par l’image dans cette (déjà longue) liste d’applicatifs concrets. 

 Le cahier sera disponible ici, sur Méta-Media en PDF gratuitement début juin.

 (Illustration de couverture : Jean-Christophe Defline)