Par Maxime Loisel, chef de projet chez Datagif, une agence de design d’information et de conseil en stratégie numérique. Billet invité
Non, la défiance envers les médias n’est pas un problème insoluble à l’ère numérique. De nombreux sites d’info explorent des pistes prometteuses, à mi-chemin entre stratégie éditoriale, design et marketing. Elles impliquent toutefois de bousculer les réflexes des rédactions et de repenser le rapport aux lecteurs.
"Tous pourris", "déconnectés du terrain", "pas crédibles" : c'est bien connu, la défiance envers les médias atteint des sommets. Difficile d'imaginer une recette miracle face à cette problématique complexe, accrue par les dynamiques de fake news.
Evidemment, la défiance des citoyens renvoie souvent à des questions de ligne éditoriale ou de financement — des paramètres compliqués à bousculer au sein d’un média. Mais renouer la confiance est aussi une affaire de choix quotidiens au sein des rédactions. De nombreuses pistes existent pour repenser la relation avec les citoyens, sans être forcément complexes à mettre en place.
Nous avons donc assemblé un vaste benchmark de bonnes pratiques observées chez des sites d'info du monde entier. Leur point commun : adopter une approche plus transparente et plus inclusive avec les lecteurs. Avec des résultats bien souvent prometteurs, bien que difficiles à mesurer.
Alors, quels leviers concrets pour les sites d’info ?
Mieux se présenter en tant que média
Les grands médias ont tendance à penser que leur notoriété est naturelle et font souvent l’économie d’une présentation claire sur leurs propres sites. Nous pensons l’inverse : dans un climat de défiance généralisée contre les "grands méchants médias", chaque rédaction devrait mieux mettre en avant sa mission éditoriale et ses valeurs. C’est naturel pour un jeune média comme Les Jours (qui doit pitcher sans cesse sa différence auprès du public), mais ce serait aussi salutaire pour les grandes rédactions nationales ! La réflexion permettrait sans doute à plus d’un site d'info de clarifier sa ligne éditoriale et de mieux se différencier de la concurrence.
Des pistes concrètes :
- Créer une zone "À propos" sur son site, et en faire un véritable manifeste éditorial
- Imaginer une baseline et des slogans marketing plus offensifs, pour incarner les valeurs du média
- Montrer son allégeance au public d’abord : baisser son paywall en cas d’actualité exceptionnelle (attentat, catastrophe naturelle…)
- Avoir un organigramme à jour, avec les contacts des journalistes
- Mettre en place des portraits pour les journalistes (et pas que les éditorialistes !)
- Développer des rendez-vous éditoriaux "incarnés" par un journaliste (rubriques, podcasts, vidéos, newsletters)
Le site local américain KPCC met en avant fortement sa mission éditoriale. Chaque journaliste rédige un “statement” adressé aux lecteurs, avec un formulaire pour les contacter.
Le Washington Post et BuzzFeed News ont ajouté des baselines à leur logo pour incarner leurs valeurs.
A gauche : la rubrique “Courrier des lecteurs” de Slate US, fortement incarnée par une journaliste. A droite : la newsletter “On Politics” du New York Times, incarnée par Lisa Lerer.
Favoriser la transparence, à tous les niveaux
La perception des médias comme une élite qui cache des choses au public et qui ne se remettrait jamais en question doit inévitablement interroger toute la profession. Les médias doivent absolument se remettre en question et adopter une démarche plus transparente, et ce, à tous les étages.
La défiance se nourrit en effet d'un manque de transparence de nombreuses entreprises de presse (notamment celles ayant pignon sur rue), peu enclines à avouer leurs erreurs éditoriales, à recueillir des feedbacks... et encore moins à expliquer leur structure actionnariale. On note également une certaine méconnaissance du travail journalistique dans la société, qui peut donner lieu à de nombreuses initiatives.
Bref, les médias feraient mieux de capitaliser sur les vertus de la transparence. Cela peut même devenir un argument marketing. Attention toutefois : la transparence est à double tranchant et nécessite d’être irréprochable à tous les niveaux…
Des pistes concrètes :
- Afficher ses règles déontologiques sur son site (de façon visible et pédagogique)
- Instaurer des déclarations d’intérêt pour les journalistes
- Expliciter davantage le processus journalistique et les choix éditoriaux
- Valoriser certains métiers synonymes de qualité éditoriale (les reporters ou correspondants étrangers, proches du « terrain » ) ou synonymes de rigueur (les correcteurs)
- Ne pas mettre sous le tapis les corrections éditoriales, et permettre de rapporter des erreurs
- Bien distinguer les articles d’actu et ceux d’opinion, y compris sur les réseaux sociaux
- Expliquer son modèle économique et son financement, et tenir des comptes réguliers
- Distinguer visiblement les contenus publi-rédactionnels et les infâmes « liens sponsorisés » Outbrain ou Taboola !
A gauche : The Globe and Mail affiche un lien vers sa charte éditoriale en bas de chaque article. A droite : Contexte publie les déclarations d’intérêts de ses journalistes.
Le site britannique Tortoise explique ses choix éditoriaux systématiquement dans chaque article.
Le site du Guardian distingue graphiquement les articles d’actualité (à gauche) et les articles d’opinion (à droite)
A gauche : Le Desk explique son modèle économique aux lecteurs de façon pédagogique. A droite : Mediapart publie ses résultats financiers en détail chaque année.
Mieux “engager” les lecteurs
Si l’effort de transparence est nécessaire, il n'est pas suffisant pour renouer un lien vertueux avec les lecteurs. C’est un pré-requis, dirons-nous. Mais les citoyens attendent davantage d’un média en 2019 qu’une simple relation d’autorité descendante. A l’heure où beaucoup de journalistes sont critiqués pour être "déconnectés du terrain", il semble urgent de s’interroger sur les façons les plus pertinentes de réintroduire les citoyens dans le process éditorial.
L’objectif : mieux connaître les lecteurs, leur donner la parole de façon encadrée, et prendre en compte leurs feedbacks dans la vie du média. Attention, ça ne veut pas dire qu’il faut faire du journalisme de la demande, ou de l’interactivité gadget !
Quelques pistes concrètes :
- Mieux designer les espaces de commentaires, pour élever la qualité du débat
- Valoriser les meilleures contributions des lecteurs
- S’organiser pour répondre aux feedbacks des lecteurs (rubrique dédiée, médiateur)
- Faire davantage de "tchats" avec les lecteurs sur l’actualité chaude
- Solliciter l’avis ou les idées des lecteurs sur des sujets d’actualité, et en faire des formats intéressants
- Délocaliser les conférences de rédaction ou les ouvrir au public ponctuellement
- Lister les expertises des lecteurs et s’appuyer dessus pour des enquêtes
A gauche : la rubrique “Reader Center” du New York Times. A droite : un extrait de la rubrique “Hyperlien” du Temps.
A gauche : le nouvel espace “Contributions” du Monde. A droite : les journalistes du Wall Street Journal orientent les commentaires des lecteurs en leur posant une question ouverte.
A gauche : le labo des propositions du Grand Débat du Parisien. A droite : Checknews, la rubrique participative de Libération.
Rue89 Strasbourg organise régulièrement des conférences de rédaction dans les quartiers populaires, pour reconnecter les habitants à l’info (et vice-versa).
La balle est désormais dans le camp des médias, pour prendre la mesure du climat de défiance qui règne dans la société. Les réponses à ce problème résident dans une réflexion inévitable sur l’écosystème médiatique en France (et notamment son financement)... mais ce n’est pas une raison pour ne rien faire en attendant que cela change !
Réinterroger la relation entre médias et lecteurs est désormais un pré-requis indispensable pour renouer la confiance. Et pour cela, plein de petites actions sont à imaginer pour reconquérir les lecteurs. Un peu de créativité et de volontarisme organisationnel peuvent mener à des résultats intéressants. Pour y arriver, le volontarisme des rédactions est un facteur capital, mais il doit également être partagé par les autres services qui contribuent à la vie d’un média (marketing, produit/UX, régie publicitaire…). Et comme bien souvent, les choix de design ne sont pas anodins : ils permettent de valoriser et d'amplifier cette dynamique !
Pour plus d'exemples, retrouvez la présentation de l'Heure Médias ici.