Par . Billet invité présenté dans le cadre d’un partenariat éditorial entre la plateforme FMC Veille du Fonds des Médias du Canada (FMC) et Méta-Media. © [2019] Tous droits réservés.
La plupart d’entre nous sont désormais conscients que les services de diffusion en continu savent habilement exploiter leurs vastes entrepôts de données, afin de recommander des contenus et d’encourager les visionnements prolongés. Ce qu’on ignore, cependant, c’est que l’impact de ces données s’étend à l’ensemble de l’exploitation et des stratégies de ces mêmes services.
Lors de la conférence Collision à Toronto, Jaya Kolhatkar, directeur principal des données chez Hulu, ainsi que Mike Benson, chef du marketing chez Amazon Studios, ont tous deux démontré les façons dont ils exploitent les données bien au-delà des recommandations personnalisées qui nous gardent rivés à l’écran plus longtemps qu’on l’aurait anticipé.
De toute évidence, Netflix se démarque de la concurrence, ayant dépensé quelque 15 milliards de dollars en production de contenus en 2019, soit trois fois plus qu’Amazon (5 milliards) et près de sept fois plus que Hulu (2,5 milliards). Il faut cependant souligner que Hulu est une plateforme dont les activités et le public sont concentrés aux États-Unis seulement, et que son service principal est financé par la publicité. Ainsi, pour l’instant du moins, Hulu n’évolue pas dans la même sphère que Netflix et Amazon.
Toutefois, suite à la récente acquisition de la plateforme par Disney, on s’attend à observer une croissance significative au cours des cinq prochaines années, ce qui devrait rapprocher Hulu de ses plus importants compétiteurs. Les analystes prévoient d’ailleurs que, grâce à l’impressionnant catalogue de titres de Disney, l’éventuelle transition du géant américain vers un modèle ciblant directement les consommateurs et sa puissante machine publicitaire, Hulu verra son nombre d’abonnés passer de 28 millions à 40 à 60 millions d’ici 2023 ou 2024.
Répartition des adeptes de visionnement en rafale (binge-watching) aux États-Unis en 2017, par âge
Crédit: Statista
Comment Hulu exploite ses 15 milliards de points de données quotidiens
À titre de directeur principal des données de Hulu, Kolhatkar supervise une équipe qui doit analyser les quelque 15 milliards de points de données générés chaque jour. Les résultats viennent alors alimenter la quasi-totalité des décisions prises par l’entreprise, qu’il s’agisse de développement de produits, de la programmation ou de la publicité ciblée. Or, avec ses 28 millions d’abonnés, sa programmation comptant 85 000 épisodes et ses milliers de partenaires au contenu, Hulu doit prendre de nombreuses décisions sur une base régulière. Ainsi, Kolhatkar a expliqué comment Hulu exploite les données afin de bien saisir le comportement de ses abonnés.
Par exemple, le consommateur de contenu sur Hulu est âgé en moyenne de 31 ans, soit 20 ans de moins que le téléspectateur moyen pour les chaînes traditionnelles ou câblées. Celui-ci a donc des goûts – et des attentes – bien spécifiques. Hulu est très familier avec ce type de téléspectateur, ayant bien analysé son historique de recherche et ses habitudes de visionnement (défilement des menus, recul, avance rapide, mises sur pause). De plus, afin d’améliorer ses profils de groupes d’auditoires et de membres, et aussi de mieux cibler ses initiatives publicitaires, Hulu acquiert des données en provenance de tierces parties.
Comment l’entreprise s’y prend-elle pour intégrer toutes ces données à son processus décisionnel ? Kolhatkar répond en expliquant que, au sein de l’industrie, on mise sur les quatre « V », soit :
- Volume
- Vélocité
- Variété
- Véracité
Autrement dit, on tient compte de la quantité de données, de la vitesse à laquelle elle est accumulée, de son hétérogénéité et, finalement, de sa précision. Puis, scientifiques et analystes étudient ces données brutes en fonction de ces quatre attributs, le but étant de créer un cinquième « V », soit la valeur. Une valeur pour le téléspectateur qui se traduira en valeur pour l’entreprise.
On songe entre autres au système sophistiqué de gestion de la relation client (GRC) chez Hulu, où des données sont entreposées pour chaque téléspectateur individuellement, et qui adapte l’offre de contenu à même l’application ou en dehors de celle-ci. Le système inclut notamment des notifications poussées et des courriels visant à accroître le niveau d’engagement et de satisfaction des téléspectateurs. L’entreprise a également recours à l’intelligence artificielle et l’apprentissage automatique afin de récompenser les visionnements en rafale (que Hulu définit comme étant le visionnement de plus de trois épisodes en une seule séance) en éliminant les publicités.
La plateforme explore aussi d’autres alternatives où la publicité serait moins intrusive, tel que leur apparition seulement lors de la mise en pause d’un visionnement, ou encore les «publicités situationnelles», qui «cibleraient ceux qui privilégient les visionnements en rafale avec des messages créatifs adaptés à leur situation et leurs habitudes». L’entreprise prévoit que la moitié de ses revenus publicitaires sera générée par de tels formats d’ici 2022.
Amazon et le marketing expérientiel
Sur certains aspects, Amazon Studios concurrence avec les autres géants de la diffusion en continu. Toutefois, un important point distinguant la plateforme est qu’elle demeure en fait un avantage offert avec tout abonnement annuel à Amazon Prime, un service offrant la livraison gratuite ainsi qu’un accès à de la musique, des vidéos et des livres numériques. Or, même s’il s’agit d’un ajout à ce qui se veut essentiellement une vaste gamme de produits vendus en ligne, Amazon Studios dépense des milliards de dollars chaque année dans la production de contenu, sachant qu’elle doit se démarquer dans un univers où les internautes ont accès à une multitude de services et plateformes de visionnement.
À titre de chef du marketing chez Amazon Studios, Mike Benson doit déterminer comment exploiter les données afin d’anticiper le succès potentiel d’une série, et de soutenir l’intérêt des amateurs entre deux sessions de visionnement en rafale. Sa méthode s’appuie sur un vieux principe du marketing : « Soit on cherche à élargir notre base de clientèle, soit on cherche à inciter nos consommateurs actuels à acheter davantage – ou plus souvent », dit-il. Ainsi, Benson et son équipe utilisent les données à leur disposition pour déterminer quels auditoires cibler pour des séries en particulier, celles susceptibles de plaire à un créneau précis, ou encore celles ayant le plus grand potentiel de succès. Les ressources sont ensuite allouées en conséquence.
Une telle approche a motivé la décision de Benson et son équipe à mettre en œuvre, en 2018, une campagne promotionnelle IRL (in real life) pour la populaire série The Marvelous Mrs. Maisel, créée par Amazon. Le concept : faire renaître, sur une base temporaire, le légendaire Carnegie Deli de New York. Ouvert en 1937, le célèbre restaurant a connu ses heures de gloire durant les années 50, avant de fermer définitivement en 2016. L’endroit fut fort prisé par les comédiens à une certaine époque, et devient littéralement un personnage dans la série. Benson et son équipe ont donc eu l’idée de rouvrir le Carnegie Deli durant un week-end, et de recréer dans les moindres détails sa version des années 50 – incluant les prix de l’époque, la décoration, de vieux téléphones permettant d’entendre des conversations imaginaires aux diverses tables, et même des messagers anachroniques annonçant le retour du restaurant auprès des journaux et des influenceurs sur les médias sociaux.
Sans surprise, des milliers de New Yorkais ont fait la file durant des heures pour pouvoir vivre cette expérience unique, et quelque 11 000 d’entre eux ont pu être servis à une table. Or, le véritable succès de l’initiative s’est constaté dans l’engouement généré, l’impact positif (le taux de satisfaction a atteint les 98%) et les plus de 3 milliards d’impressions médias – et 70 millions de personnes ayant découvert l’événement grâce aux publications des visiteurs sur Twitter, Instagram et Facebook. Comme le souligne Benson, « l’impact social est la véritable mesure de l’expérience».
Aussi, afin de capitaliser sur un tel succès, Amazon s’est assurée de ne pas en faire un événement unique. La couverture médiatique s’est étendue aux médias traditionnels, du New York Times au magazine Vogue et aux émissions The Today Show et Entertainment Tonight. Puis, afin de faire perdurer les retombées positives, l’initiative fut recréée à six autres endroits à New York en mai 2019.
Plusieurs années après l’arrivée des plateformes de diffusion en continu et du divertissement propulsé par les données, les grands joueurs démontrent à quel point il est possible de tirer profit des données par rapport au comportement du consommateur ainsi qu’aux contenus présentés. Aujourd’hui, une approche combinant des initiatives sur et hors écran permet de cumuler des données dans les deux sens, de plateforme à personne et de personne à plateforme.
Crédit photo de Une : Glenn Carstens-Peters