Edward Snowden et l’« Utopie déchue »: quand Internet est devenu un appareil de surveillance
Par Hervé Brusini, journaliste d’investigation, Prix Albert Londres
Le hasard de l’édition fait bien les choses. Deux livres font office de miroir, se renvoyant l’un à l’autre. Miroirs de papier pour la critique de l’univers numérique.
Il y a d’un côté « Mémoires Vives » (Seuil), pas seulement un témoignage mais la pédagogie d’une lente prise de conscience, celle d’un lanceur d’alerte qui bouscula le monde par ses révélations. C’est ainsi que la planète put découvrir l’existence d’un dispositif de surveillance de masse made in USA. Pas à pas – sans s’épargner – Edward Snowden livre toutes les étapes d’une lucidité décillée aussi attendrissante que rageuse.
Il y a de l’autre côté, l’ouvrage qui fait écho. Autant Snowden est un acteur du « drame » numérique, autant Félix Tréguer avec son « Utopie déchue » en est le théoricien/historien. La tentation de n’apercevoir que la modernité informatique de l’américain, est ici battue en brèche par le membre fondateur de « La Quadrature du Net ». Ce qui se présente comme une contre-histoire d’Internet, du XVe au XXI siècle est plus que salutaire pour comprendre la portée du geste accompli par l’homme réfugié à Moscou.
Alors prêt pour le voyage d’Orphée ? Invitation à explorer ce jeu de miroirs où se joue (ou pas) la mort d’un espoir démocratique.
« Mémoires Vives » a, de prime abord, quelque chose du récit d’un pirate.
Mais qu’on ne s’y trompe pas. Ici, le mot est à prendre au sens très répandu, chez les parents, mi fâchés, mi admiratifs, face à l’insolence de leur chère tête blonde. Banlieue de Washington. Papa est garde-côtes, et maman travaille dans une société d’assurances dont les clients sont salariés à…la NSA. Autrement dit, l’agence nationale de la sécurité qui a son siège à Fort Meade. C’est l’un des 17 organismes chargés du renseignement aux États-Unis. Son domaine : espionner tous les échanges d’origine électromagnétique à travers le monde.
Le petit Edward n’apprécie guère l’heure à laquelle on l’envoie au dodo. Alors à l’âge de six ans, il va retarder toutes les horloges du foyer, y compris celle du micro-ondes. Histoire de s’accorder quelques prolongations… COMODORE 64, puis NINTENDO, et surtout « LE » COMPAQ – l’équivalent d’un frère dit Snowden- les machines apportées par le père aiguisent la curiosité d’Edward au fil des ans.
« Ma curiosité était aussi grande qu’internet », précise-t-il. Mais aux yeux de l’enfant, rien que de très normal dans tout cela. Pire, dit-il, « Si vous étiez moi, vous étiez myope, maigre, en avance sur votre âge… et à 10 ans vous vous êtes intéressé à la politique ». Bref, Eddy le petit pirate va bientôt se lancer dans le piratage informatique.
A 13 ans il se crée un emploi du temps calculé, courbes statistiques à l’appui, sur ce qui rapporte ou pas sur le carnet de notes : exercices écrits, interro surprise à l’oral, présence… On ne le voit plus vraiment au lycée mais ses résultats restent dans la bonne moyenne. Stupéfait, un prof salue « la beauté » du stratagème et change sa méthode de notation. « Comme tous mes camarades, confie Snowden, je n’aimais pas les règles, mais j’avais peur de les enfreindre ». La suite a prouvé que cette peur a bel et bien été vaincue.
Déception d’un jeune patriote, édifiant constat de pratiques contraires à ce qu’il croyait être les valeurs du pays, cynisme et mensonges des gouvernants prêts à tout au nom de la sécurité pour mettre en place un appareil légal qui réduit toujours plus les libertés… Le parcours relaté par Snowden sonne, au fil des étapes de sa montée en puissance dans l’agence, comme autant de stations le conduisant vers sa « disparition professionnelle et personnelle ». Un « c’en est trop, il faut parler » qui s’installe peu à peu au risque de sa vie privée, rupture avec le quotidien d’une famille, d’un amour… Au risque de sa liberté… Franchir le miroir c’est ici fréquenter une sorte de mort.
Un événement déclencheur ? Parmi d’autres ce que lui-même appelle une vision de science-fiction. Glaçante.
Edward Snowden a 29 ans Nous en sommes en 2013, l’année même de son « départ ». Le voilà dans son bureau de la banlieue de Washington. Sa mission du jour consiste à tout savoir d’un universitaire indonésien. Ciblé par la NSA, l’homme a d’ores et déjà été mis à nu par le service. En parcourant son dossier, Snowden découvre la vie numérique du « suspect », ses centres d’intérêt, sa correspondance… Un dispositif de « gardiennage virtuel » permet même de savoir si l’inconnu qui n’en est plus un, s’éloigne trop de son domicile. Mais c’est une vidéo familiale qui va attirer toute l’attention d’Edward, l’homme est avec son fils.
« le Père essayait de lire quelque chose mais le gosse passait son temps à gigoter. Le micro interne de l’ordinateur captait son petit rire, et j’étais là à l’écouter … L’enfant s’est redressé…Le père a regardé directement vers la webcam de l’ordinateur. Je n’ai pas pu m’empêcher d’avoir le sentiment que c’était moi qu’il regardait. Je me suis soudain rendu compte que je retenais mon souffle… »
Snowden raconte qu’il a fermé brutalement sa session, et s’est précipité vers les toilettes. S’il fallait être convaincu, il l’était définitivement. L’intrusion de son service dans la vie privée de chacun n’était pas un fantasme. Il le savait déjà depuis longtemps. Il était dévasté.
Tout dans cette scène lui rappelait son histoire à lui. Une histoire qui lève le voile, mieux, démystifie le fonctionnement d’un service perçu jusque-là comme le symbole de l’hyper-puissance. L’aspirant Snowden, le futur recruté parle des hôtels misérables qu’il a fréquentés tout au long de sa formation. Un jour, un escalier va même s’effondrer et sa réclamation portée par lui aux autorités lui vaudra un rappel à l’ordre bien senti. Snowden va vivre la condition de nombre d’employés de la NSA : être un « Homo contractus ».
L’État 2.0 sous-traite massivement ses tâches à des sociétés privées, accuse l’auteur. De sorte que l’agent, « loin d’être un fonctionnaire assermenté, est un travailleur temporaire, dont le sentiment patriotique est motivé par le salaire… Le gouvernement fédéral représente moins l’autorité suprême qu’un gros client ». La foi dans la cause en prend ainsi un rude coup aux yeux du jeune homme.
Et pourtant, Il y a bien cette séance d’endoctrinement qui sera l’une des étapes de ce qui peu à peu devient une odyssée. « Elle visait à nous faire comprendre que nous étions l’élite, grince Snowden. Et d’ajouter, « rien ne rend aussi arrogant que le fait de passer sa vie à superviser des machines dépourvues de sens critique… On finit par s’en remettre à sa tribu, plutôt qu’à la loi. »
Voilà pour le cadre selon l’auteur/acteur de l’histoire. Mais il reste à découvrir le personnage de l’ombre, surnommé Frankenstein par Snowden.
Et c’est à Tokyo cette fois que se transporte le récit. Un mystérieux rapport atterrit sur le bureau du jeune administrateur système en place dans la capitale japonaise. Il contenait « les programmes de surveillance les plus secrets de la NSA… Il décrivait des manœuvres si foncièrement criminelles qu’aucun gouvernement ne pouvait le rendre public sans l’avoir expurgé au préalable ». De fait, Snowden a sous les yeux le dispositif de « la collecte de grande ampleur » de la NSA, le Frankenstein de « la surveillance de masse ».
Et défilent les acronymes de la grande machinerie qui observe, écoute, enregistre tout un chacun, du plus petit au plus grand nombre…
« Il y a PRISM qui permet à la NSA de collecter les données auprès de Yahoo, Google, Facebook, Paltalk, You Tube, Skype, AOL, et Apple… » Il y a Upstream Collection, qui grâce à TURBULENCE collecte des données, cette fois sur les infrastructures d’internet. « L’une des armes les plus puissantes de la NSA », affirme Snowden.
L’idée de lancer l’alerte va bientôt s’imposer au jeune homme. Mais comment faire dans ce lieu du virtuel où chaque geste laisse une trace indélébile, pour sortir les documents accusateurs ? Un vieil ordinateur, des cartes SD habituellement réservées pour le stockage des photos, feront l’affaire. Le wistleblower va méthodiquement capturer des images par milliers, et attendre, attendre encore et toujours que les cartes se remplissent peu à peu de ses pièces à conviction. Ultime procédé utilisé, les facettes du fidèle compagnon de Snowden, un Rubikscube, idéal pour héberger les cartes SD… On connait la suite.
A Hong Kong celui qui est alors devenu un défecteur a donné rendez-vous à des journalistes. Non sans malice, Snowden affirme que ces derniers sont souvent prêts à tout pour un scoop, mais qu’ils ne comprennent rien à l’informatique. Or, son scoop, c’est de l’informatique. D’où l’impérieuse nécessité d’être pédagogue. Et c’est d’une chambre d’hôtel que les vagues du grand scandale ont déferlé. Devant la télé Snowden fut le premier spectateur de ce qu’il avait provoqué. Satisfaction mais aussi et surtout angoisse. Désormais, le monde ne pourrait plus dire, comme la célèbre formule le martèle, « on ne savait pas !». Les réactions furent innombrables.
Pour ne parler que d’eux, les services français furent eux aussi effarés par l’ampleur de l’intrusion américaine. De fait, les affirmations du lanceur d’alerte avaient été vérifiées. Un responsable du renseignement partit rencontrer la chefferie de la NSA. On affirma que l’on ne recommencerait plus. Entre amis cela ne se fait pas, leur avait dit l’émissaire français. Ce dernier eut droit à la visite d’un lieu là encore stupéfiant. Une salle énorme, aux murs couverts d’écrans de télévision. « Vous voyez, lui a dit son guide, ici on peut observer le monde… Et où est la France ? interrogea le visiteur… Il eut pour toute réponse : Ah ça…. (silence).
L’autre livre: « L’utopie déchue ». Cette fois, le miroir prend des allures de « Retour vers le futur ».
Avec « L’utopie déchue » parue chez Fayard, Félix Tréguer, le voyage s’inscrit dans le temps. Il visite l’utopie d’internet.
« Pour une génération entière Internet s’est donné à penser comme une force historique capable de démocratiser la liberté d’expression, de promouvoir la transparence des institutions, de s’édifier en bibliothèque universelle… Pourtant ce projet émancipateur a été tenu en échec », affirme l’auteur qui rejoint ainsi Snowden dans son constat. Et l’ouvrage d’interroger « comment en est-on arrivé là ? ».
Nous voici propulsés en 1440. Un certain Johannes Gutenberg vient d’inventer l’imprimerie « typographique à caractères mobiles métallurgiques ». Tréguer est homme de précision. Très vite le procédé apparaît comme « instrument de contestation politique » affirme l’auteur. Mais les monarques européens ne vont pas rester sans réaction. Une notion va permettre la remise en ordre qui, à leurs yeux, s’impose : la raison d’État. C’est ainsi que la censure pourra s’appliquer. La révélation d’éventuels secrets d’État par la chose imprimée étant qualifiée de crime de lèse-majesté. Or le secret va devenir années après années, une « véritable obsession pour les théoriciens de la raison d’État qui tentent de refonder les arts de gouverner ».
Voilà qui n’est pas sans évoquer nombre d’actuels débats concernant Internet, les médias et la fameuse question de la transparence. Car à l’époque déjà, les tenants du « secret » tiennent là un moyen redoutable. Il assure stratégiquement « la prééminence de l’État face aux pouvoirs concurrents ». Il revêt une fonction d’efficacité, en permettant « au pouvoir monarchique d’échapper à l’impératif de justification ».
Savoir, pouvoir, police. Tréguer s’appuie sur les travaux du philosophe Michel Foucault dans son écriture de contre-histoire. Selon l’auteur, ce travail « archéologique » éclaire la situation que nous connaissons aujourd’hui, à savoir, toujours selon Tréguer, l’échec de l’utopie numérique.
Cette dernière n’aurait pas échappé aux problématiques de puissance/surveillance. « La gouvernance par les données sert de nouveau mode de gouvernement, dit-il, les protections juridiques associées à l’État sont tendanciellement dépassées, la technologie informatique continue sa marche en avant au service du pouvoir. »
Et le chercheur historien de conclure sur un constat des plus amers. Les premiers hackers – bonjour Snowden – ont fondé beaucoup d’espoir sur un découplage entre pouvoir et technologie, constate l’auteur. Mais le grand jour se fait désirer.
Tréguer écrit : « si l’on admet qu’il n’adviendra pas dans un futur proche, alors il est urgent d’articuler les stratégies classiques à un refus radical opposé à l’informatisation du monde ». Bref, il faudrait « arrêter la machine ».
Et que dit Snowden, lui qui a déjà d’une certaine manière tout arrêté ? Comment, nous, simples utilisateurs, pouvons-nous résister à ce pouvoir que les deux livres décrivent comme un Moloch invincible ?
« Crypter !» lance Snowden. En quelque sorte retourner l’arme informatique contre celui qui veut en assurer l’absolu contrôle. « Celui qui a la clé a tous les pouvoirs » assène le réfugié de Moscou.
C’est notre meilleur espoir de lutter contre la surveillance, conseille le jeune homme.
Alors tout arrêter, ou tout crypter ?
L’alternative en deux livres, de notre miroir de papier ne semble guère supporter l’atermoiement. Face à l’État d’urgence numérique, il faudra bien décider quelque chose, sans se borner à la stricte fonction du miroir moquée par Cocteau : trop réfléchir.