Par Catherine Martellini, créatrice de contenu multiplateforme, éditrice et journaliste. Billet invité présenté dans le cadre d’un partenariat éditorial entre la plateforme FMC Veille du Fonds des Médias du Canada (FMC) et Méta-Media. © [2019] Tous droits réservés.
Les chatbots, ou robots conversationnels, se sont multipliés ces dernières années et sont devenus un outil facilitant la relation client. Dans les médias, ils sont utilisés pour informer et l'on a pu voir quelques fictions interactives être développées. Quand Arte et l'Office National du Film (ONF) se sont demandés à quoi ressemblera le e-commerce dans 10 ans, ils n'ont pas opté pour un documentaire traditionnel, mais pour un format interactif et conversationnel sur Messenger pour faire découvrir aux utilisateurs les rouages des achats en ligne. Retour sur le processus créatif d'Alfred Premium.
L’idée originale d’explorer les dédales des transactions numériques est venue de Joël Ronez, un ancien responsable du pôle Web d’Arte France, maintenant à la tête du réseau de balados français Binge Audio.
« L’intention était vraiment d’aborder tout le processus d’achat, de la consultation de sites en passant par les critiques des internautes et des publicités qui sont proposées aux consommateurs à l’aide des algorithmes de Google, d’Amazon et de Facebook entre autres », explique Martin Viau, directeur des technologies à l’ONF, ayant aussi agi à titre de producteur dans le cadre de ce projet.
« Nous désirions aussi comprendre comment les nouvelles technologies affectent notre vie commerciale, et ce que ça signifiera dans 10 à 15 ans pour un consommateur d’avoir tout automatisé ses transactions, ajoute Marie-Ève Babineau, chargée de production à l’ONF, qui a commencé à travailler sur le projet il y a plus d’un an. L’hypothèse avancée était qu’à la longue, les consommateurs perdraient le contrôle de leurs achats. »
La production d’Alfred Premium aura duré près de quatre ans et aura vu défiler plusieurs équipes de création et de production, autant de l’ONF que d’Arte. Les deux organisations jouissent en effet d’une entente de coproduction depuis plusieurs années, s’échangeant à tour de rôle la mise en œuvre des projets.
« C’est Arte qui a amorcé ce projet, mais nos deux équipes se complètent toujours dans chacun d’entre eux », précise Martin Viau.
À format atypique, processus atypique
Bien que l’histoire aurait très bien pu être racontée dans un format linéaire, les équipes d’Arte et de l’ONF ont plutôt opté pour un tout nouveau format interactif peu exploité jusqu’à maintenant: le robot conversationnel (ou chatbot en anglais).
Diverses avenues avaient été explorées en ateliers de remue-méninges pour le format, mais ont été par la suite abandonnées. C’est le cas de l’une d’entre elles, qui consistait à créer une extension pour un navigateur qui guiderait l’usager dans son processus d’achat du début à la fin.
« On s’était un peu inspiré d’une extension existante dans Chrome qui, lorsque tu magasines un article sur Amazon, te redirige vers des boutiques physiques près de chez toi qui vendent le même article », mentionne-t-il.
Or, après avoir laissé mijoter l’idée pendant quelques semaines, les équipes en sont venues à la conclusion que la nécessité d’installer un module à un navigateur découragerait probablement la moitié des gens à vivre l’expérience.
C’est à ce moment que le robot conversationnel s’est imposé. Mis à part une expérience fictive dans laquelle les utilisateurs conversent avec un robot personnifiant Hemingway sur Messenger, les équipes avaient peu d’exemples sur lesquels s’appuyer, sinon les robots conçus pour des produits commerciaux.
Ce qui distinguait aussi le processus de création d’Alfred Premium des autres productions, ce sont les divers corps de métier qui se retrouvaient autour de la table durant les ateliers de création.
« Ces métiers cohabitent souvent, mais ils ont rarement l’occasion de créer de façon conjointe, souligne Martin Viau. On a appris beaucoup en travaillant avec eux. »
C’est ainsi qu’un journaliste a effectué un travail de recherche rigoureux pour approfondir chacun des six grands axes que l’ONF et Arte souhaitaient aborder : la transaction numérique, la quête de la performance, le vortex des critiques des internautes, l’identité numérique des individus, le tunnel d’achat infini et l’automatisation des transactions. Des spécialistes en représentation de données, des experts UX et en commerce électronique ont également mis la main à la pâte.
« Si ce sont parfois les auteurs qui portent les projets de A à Z et que notre apport consiste davantage à les aider à les développer, cette fois-ci, c’était vraiment un projet de producteurs: nous sommes allés dénicher les bonnes personnes pour nous aider à en parler », affirme Marie-Ève Babineau.
L’émotion et le robot : le piège de l’anthropomorphisme
La création du robot Messenger aura pris plus d’un an et s’est déroulée en plusieurs étapes.
La rédaction du « récit conversationnel » d’Alfred Premium a été réalisée par Pierre Corbinais, un scénariste français expérimenté dans les jeux vidéo, qui s’est servi d’un logiciel interactif pour proposer un scénario en arborescence. Le fonctionnement de celui-ci s’apparente un peu à une histoire dont vous êtes le héros. Ainsi, une réponse à une question du robot développe d’autres chemins, mais tous les chemins mènent inévitablement au même dénouement.
Le scénario a ensuite été adapté aux différents marchés.
« La version québécoise a été réalisée par Catherine Éthier puisqu’on considérait que le ton humoristique du robot correspondait parfaitement à sa plume », mentionne Marie-Ève Babineau.
Outre le ton humoristique, comment arrive-t-on à susciter des émotions avec un robot conversationnel à l’instar d’un format de documentaire plus linéaire?
« C’est un peu comme ça qu’on est tombé au départ dans le piège de l’anthropomorphisme, explique Martin Viau. Une créatrice de jeux vidéo française avait écrit une première version dans laquelle le robot avait une personnalité, mais on avait un malaise à aller dans ce sens-là. »
Une bonne décision, de son avis, puisque les utilisateurs ont pour la plupart vécu une émotion, pour ceux qui ont expérimenté Alfred Premium jusqu’à la fin.
« Ils ont notamment ressenti de l’impatience, mais aussi de l’inquiétude à un certain moment où ils se sont mis à douter que le robot procède réellement à un achat. »
« As-tu vu le dernier “botdocu”? »
Outre le processus créatif plus atypique, la découvrabilité d’un tel format auprès du public constituait un enjeu certain.
En effet, comment inciter les gens à vivre l’expérience? C’est là que le format linéaire est venu à la rescousse. De courtes vidéos, sobres et efficaces, ont été publiées sur Facebook pour les attirer vers la discussion Messenger. Sinon, les canaux habituels comme l’infolettre des deux entités et leurs plateformes respectives ont servi. Un site Web a aussi été créé par souci d’accessibilité.
Malgré tout, l’expérience s’est soldée par des statistiques de visionnement un peu décevantes par rapport à d’autres productions interactives à succès de l’ONF, comme Fort McMoney. Une situation qui s’explique, selon Martin Viau, par son format atypique.
En effet, certains ne se rendaient pas jusqu’à la fin. « C’était notamment difficile de leur faire comprendre qu’ils pouvaient commencer l’expérience, l’interrompre et y revenir lorsqu’ils auraient plus de temps. »
L’ONF croyait que le fait de proposer l’expérience sur une plateforme employée par la majorité des gens faciliterait l’accès à un public plus large, mais ils se sont aperçus que les utilisateurs ne fréquentaient pas Facebook et Messenger nécessairement pour discuter avec un service. En France, le public a été un peu plus réceptif.
Malgré les résultats, le jeu en a valu la chandelle, soutient-il, ne serait-ce que sur le plan des apprentissages acquis pour détourner les technologies à des fins documentaires.
« C’est d’ailleurs un des mandats de notre studio interactif à l’ONF, d’explorer de nouveaux formats et de voir ce que l’on peut en tirer », affirme Martin Viau.
Alfred Premium se poursuit toujours sur Messenger et les retombées pourraient donc être différentes d’ici les prochains mois.
L’équipe se prépare à lancer une version pour enceinte connectée dans l’optique de pousser l’expérience encore plus loin.
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Crédits: Une idée originale de Joël Ronez, créée en collaboration avec Pierre Corbinais et Émilie F. Grenier. Adaptation québécoise par Catherine Éthier. Une coproduction d’ARTE France et de l’ONF. Voir tous les crédits.