Par Frédéric Lecoin, France Télévisions, Direction de l'Innovation
Il revient chaque année, début novembre : le Web Summit, ce salon européen de la tech qui se déroule depuis 4 ans maintenant à Lisbonne, bat tous les records et s’impose comme le rendez-vous incontournable en Europe. Les chiffres revendiqués par le WebSummit donnent le tournis : 70 000 participants, 1 200 intervenants, plus de 2 000 start-ups, plus de 1 200 investisseurs et 163 nationalités représentées.
L’ambiance est à la fois festive, avec des soirées dans la Lisbonne nocturne, beaucoup d’autocélébrations (la tech est l’avenir du monde), mais aussi très sérieuse, avec des pitchs et des rencontres business qui se succèdent toute la journée, chaque jour.
Mais le WebSummit ronronne. Des têtes d’affiche vues et revues chaque année : le Premier Ministre portugais, Antonio Costa, Tony Blair, l’ancien Premier ministre britannique, Ronaldinho, la star du ballon rond, Margrethe Vestager, membre de la Commission européenne ; des intervenants et des conférences avec un air de déjà vu : Dima Khabib (AJ+) démontrant l’importance de la diversité et de la représentation des femmes dans les équipes médias pour refléter au mieux les sociétés dans les contenus, Michael Peters, le patron d’Euronews, discutant du modèle économique des chaînes d’information internationale, les sempiternelles conférences sur les expériences immersives, le rôle des influenceurs, la responsabilité des GAFA, etc. Sur ce dernier sujet, cette année, c’est Edward Snowden qui a fait sensation, mettant en garde contre le pouvoir de ces multinationales :
Comme lors de chaque édition, la politique monte sur scène, le WebSummit donnant souvent la parole à des collaborateurs de Donald Trump dans une recherche de buzz. Jeudi 7 novembre, Michael Kratsios, « CTO des États-Unis », proposait un discours sous forme de monologue pendant une vingtaine de minutes.
Photo by Sam Barnes/Web Summit via Sportsfile
Après avoir célébré l’innovation, le modèle et l’esprit entrepreneurial américain, tout en rappelant les racines européennes, Michael Kratsios livrait une attaque en règle de la politique numérique et technologique du gouvernement chinois, dénonçant le « Great Fire Wall », les restrictions des libertés en ligne ou encore une politique des données dangereuses pour les citoyens et les acteurs économiques occidentaux, notamment autour de l’utilisation de la 5G. Cette charge assez violente se concluait par un appel aux gouvernements européens à s’interroger sur la pertinence de poursuivre une politique d’ouverture technologique avec la Chine. L’audience du Centre Stage oscillait entre applaudissements et sifflets.
Today, I delivered remarks at @WebSummit urging Europe and our allies to join together with the U.S. to drive technological leadership. #WebSummit2019 pic.twitter.com/jIaX00tvQr
— Michael Kratsios (@USCTO) November 7, 2019
Tendances tech 2019 : écologie, intelligence artificielle et fiertés nationales
Le WebSummit est un formidable aspirateur et propulseur de tendances. Le virage timidement amorcé en 2018 se confirme : le WebSummit passe au vert. Une scène dédiée, planet:tech, davantage de start-ups axées « tech for good » ou tournées vers l’impact environnemental, un stand « Casa da impacto », Google qui annonce la création d’un accélérateur dédiée à la question du changement climatique et un salon qui se veut plus exemplaire avec de nouveaux espaces de tri. S’il y a 4 ans, le WebSummit portait son effort sur la place des femmes dans la tech (revendiquant aujourd’hui 46% de participantes à l’événement), il suit aujourd’hui le mouvement vers une prise de conscience écologique.
L’autre star de l’événement : l’intelligence artificielle ! Intelligence artificielle partout… intelligence artificielle nulle part ? L’intelligence artificielle se met en tout cas à toutes les sauces : dans les solutions RH, pour les sujets d’éducation, dans la publicité, pour les contrats juridiques, pour la protection de l’environnement, dans les voitures…
Autre évolution du salon à noter : la grande présence de stands « nationaux ». De nombreux pays disposent dorénavant d’un espace sur place, démontrant que la tech et les start-ups représentent un véritable enjeu pour les territoires, à la fois dans un souci d’image, de promotion de l’activité économique et d’attractivité. L’Italie, l’Espagne, la Pologne, le Qatar, l’Arabie Saoudite, la France ou encore le Portugal mettent ainsi en valeur leurs dispositifs d’accueil et quelques start-ups du cru.
Photos by Frédéric Lecoin et Vaughn Ridley/Web Summit via Sportsfile
Enfin, le WebSummit est un événement réellement international qui reste un moment important pour les acteurs de la tech :
- les start-ups viennent gagner de la notoriété, des prospects pour de futurs contrats, des contacts avec des investisseurs. En une journée, une start-up va rencontrer une cinquantaine de personnes et pitcher autant de fois. Évidemment, tous ces contacts n’aboutiront pas.
- Les investisseurs, les entreprises et les acteurs de l’écosystème viennent repérer les start-ups avec lesquelles ils pourront collaborer ou investir à l’avenir. Quel meilleur endroit que le WebSummit avec plus de 2 000 start-ups présentes sur place ?
Photo by Cody Glenn/Web Summit via Sportsfile
Tendances médias : curation, investigation et diversification des revenus
Côté média, le WebSummit confirme une tendance déjà amorcée ces dernières années : ce secteur n’est pas très dynamique en matière d’innovations, donc très peu de start-ups à rencontrer dans ce domaine. Dans l’application officielle de l’événement, le filtre « content & media » ne donne même… aucun résultat quant aux start-ups présentes sur place !
Photo by Stephen McCarthy/Web Summit via Sportsfile
Les problématiques des médias sont en revanche abondamment abordées dans les conférences. Loin de l’exhaustivité, retenons que :
- Tous les acteurs s’accordent sur le fait que la curation s’affirme comme un enjeu plus que primordial, tant pour les médias que pour le public, pour émerger dans le flot immense des contenus.
- Le journalisme d’investigation semble porter les espoirs des médias, mais nécessite une meilleure protection des lanceurs d’alerte, comme ont pu le défendre John Tye (Whistleblower Aid) et Brittany Kaiser, ex-directrice commerciale repentie de Cambridge Analytica ;
- Michael Peters (Euronews) ou Patrick Holland (BBC 2) défendent l’idée que les offres linéaires restent puissantes dès lors qu’il s’agit d’événements, en live, plus fédérateurs.
- Michael Peters souhaite également développer un modèle de franchise pour Euronews, dans une logique « glocal » (média global avec des audiences locales) ainsi que faire appel à la contribution financière des publics sur le modèle de Wikipédia.
- Les technologies bouleversent la façon dont les contenus télévisuels sont conçus et produits, et qu’un changement de ton est attendu par les jeunes audiences, comme le souligne Juliet Mann, présentatrice sur CGTN.
- Channel 4 s’est lancé dans le « media for equity » (prise de participation dans des start-ups en contre-partie d’écrans publicitaires), avec des objectifs de diversification des revenus, convaincue que la télévision reste un média de masse qui apporte une autre audience aux start-ups et leur permet de se démarquer. Auto-persuasion forcenée ?
Photo by David Fitzgerald/Web Summit via Sportsfile
En conclusion, cette édition 2019 marque une évolution vers plus de maturité de la part des acteurs des nouvelles technologies, avec un leitmotiv : le « long terme » s’impose. Il est nécessaire, pour les start-ups comme pour les entreprises, de se projeter dans le futur, dans des stratégies à 5 ou 10 ans, afin de concilier objectifs commerciaux et maximisation des impacts, sociaux et environnementaux notamment.
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Crédit photo de Une : Photo by Sam Barnes/Web Summit via Sportsfile