Par Sophie Chauvet, doctorante au LERASS (Université de Toulouse Paul Sabatier), dans le cadre du projet JOLT, et basée à Samsa.fr
En quelques décennies, métriques et analytics se sont imposés dans les salles de rédaction. Avec la montée du big data et de l’IA (qui génèrent ces métriques), l’euphorie des data scientists, face à la possibilité de tout quantifier et prédire, déborde sur le journalisme. Pour cette profession confrontée à une crise de confiance et de ressources, les métriques sont-elles une opportunité? Sommes-nous obsédés par ces données ?
Ma première rencontre avec les métriques ne s’est pas bien passée. Je travaillais alors dans une agence de publicité et je regardais ces chiffres à longueur de journée, cherchant celui qui plairait au client, et qui permettrait de mettre une flèche qui monte sur les rapports de performance de nos campagnes.
Engagement, impressions, nombres de vues : après quelques mois, je me rends compte qu’il est impossible de faire d’autres calculs sur ces chiffres, que leurs définitions changent régulièrement, et que personne ne sait comment ils sont calculés. Bref, ces métriques sont du vent.
Je découvre alors un secret de polichinelle : tant que le client est satisfait, cela n’a aucune importance. Si les métriques sont bien pratiques pour obtenir des financements, la tendance n’est pas à les questionner. Pourtant, les métriques sont loin d’être neutres.
Les métriques et le journalisme
Après cette expérience, je décide d’explorer cette anecdote tout en revenant à ma passion, le journalisme, en y consacrant une thèse. Dans le journalisme, le contexte est un peu différent de celui de la publicité : on parle de service public, de rôle clé dans nos démocraties, d’informer au mieux le public. La portée est sociale, citoyenne.
Le journalisme aussi utilise des métriques, et ce avec des outils de plus en plus sophistiqués. Ces derniers seraient vus comme une nécessité face à la crise financière et au rouleau compresseur de la technologie et des plateformes, mais aussi comme un moyen révolutionnaire de mieux connaître son public.
Mais qu’en est-il vraiment ? L’usage des métriques dans le journalisme est-il si différent de ma fâcheuse expérience dans la pub ? D’où viennent les métriques ? Comment se sont-elles imposées ? Qui décide de leurs définitions ? À qui profitent-elles ? Quid du public ainsi mesuré, segmenté, ciblé ? Mon expérience était-elle si anecdotique ?
D’où viennent-elles ? Une brève histoire des métriques
Les métriques (ou mesures d’audience) dans le journalisme ont une longue histoire: depuis la radio dans les années 1940 où on veut connaître le public avec des sondages qualitatifs, au tournant quantitatif des années 1970-80 avec l’arrivée de la publicité et de l’audimat à la télévision. En parallèle, le néolibéralisme, avec ses KPIs et sa culture de la performance, s’impose. Et avec le développement d’Internet, un marché séduisant émerge : celui des mesures d’audience individualisées, et des pubs personnalisées. Péché originel selon certains, c’est le début du capitalisme de données (et de surveillance), de l’économie de l’attention, et du règne des plateformes.
Source : Carlos Muza - Unsplash
Le pouvoir des chiffres
Cherchant à mesurer les comportements des utilisateurs, les métriques sont omniprésentes sur Internet. Pourtant, faussé entre autres par une armée de bots, fermes à clics, ou adblocks, on estime que moins de 60% du trafic sur Internet est généré par des humains. On sait aussi, depuis la crise de la bulle Internet, que ces données ont été surévaluées.
Pourquoi est-ce qu’on continue à utiliser ces métriques? D’abord parce que les mesures sont séduisantes : elles permettent d’harmoniser, et de simplifier des phénomènes complexes (même Aristote en parlait). Mais aussi parce qu’elles sont objectivées. Comme les sondages, elles permettent à ceux qui les définissent d’imposer un argument en le rendant neutre. Une métrique est en fait un ensemble de calculs, faits de choix, de biais, venant d’un contexte et de décideurs bien précis.
Bref, les mesures sont un instrument de pouvoir qui invisibilisent des calculs complexes, donnant une certaine vision de la réalité qui ne serait pas questionnable. En deux mots : des boîtes noires.
Qui est derrière ces métriques ?
Attention donc à qui fournit ces chiffres : ils n’ont peut-être pas les intérêts des journalistes en tête. Une dépendance à ces acteurs et à leurs algorithmes versatiles peut être risquée, comme l’a montré le cas du pivot-to-video de Facebook.
En 2015, Facebook déclare favoriser les contenus vidéo sur sa plateforme, puisque les pubs vidéo se vendent plus chers. Certains médias « pivotent » alors leur stratégie vers la vidéo, quitte à se débarrasser de nombreux journalistes texte.
Un an plus tard, Facebook admet avoir gonflé ses métriques jusqu’à 900%, et que 3 secondes suffisent pour compter comme une vue. Trop tard pour les médias ayant changé leur modèle d’affaires d’après ces métriques, comme Mashable, Vox et Vice dont les pertes sont lourdes.
Autre problème : en plus d’être opaques, ces mesures sont incommensurables, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent être comparées. Et Facebook est loin d’être le seul sur le marché des analytics, où chaque compagnie est libre d’offrir ses propres mesures.
Les métriques et les journalistes
Journalistes, les métriques vous agacent ? C’est normal et vous n’êtes pas les seuls. Les métriques peuvent être une source d’anxiété pour les journalistes, et chez Newsweek comme dans de nombreuses rédactions, ces mesures ont mené à des rythmes de publications intenables, les mesures servant d’outil de pression managériale. D’autant plus que l’impact réel de certaines mesures comme l’engagement n’est pas toujours prouvé.
Au contraire, les métriques vous rendent heureux, parfois même addict ? C’est normal aussi, et c’est même fait pour. Chartbeat a notamment construit son logiciel de façon à ce que les journalistes aient l’impression que les métriques soient flatteuses, génératrices d’émotion, et addictives. Tout comme les plateformes, les fournisseurs d’analytics se battent, eux aussi, pour votre attention.
Les métriques peuvent aussi être un atout
Mais tout n’est pas noir et certains médias s’en sortent très bien. Le Financial Times développe ses propres métriques, ensuite utilisées par d’autres compagnies d’analytics, et le Guardian aurait réussi à diminuer son contenu de 30% en supprimant les articles lus par moins de 1% de son lectorat. Les métriques peuvent être un véritable accélérateur de performance, si elles sont bien comprises et que la stratégie qui les accompagnent est adaptée à chaque média.
Source : The Guardian via cjr.org
Et le public, dans tout ça?
Qu’on parle d’audience, d’utilisateurs, ou d’abonnés, le public, grand absent du débat sur les métriques, demeure la devise clé qui permet à tout un écosystème d’établir ses modèles d’affaires et ses prédictions. Avec tous ces intermédiaires technologiques, ce travail de la donnée, ces boîtes noires, que reste-t-il du lien entre les journalistes et le public ? Les métriques, aussi sophistiquées soient-elles, permettent-elles vraiment de rétablir la confiance envers les médias ?
Après un an de recherches, voici quelques réponses : peut-on échapper aux métriques ? Probablement pas. Les métriques sont-elles efficaces ? Cela dépend. Doit-on les rendre plus transparentes ? Obligatoirement.
__
Crédit photo de Une : Luke Chesser - Unsplash