Par Ahmad Beltagui, Marina Candi et Thomas Schmidt. Billet originellement publié en anglais sur The Conversation et republié sur Méta-Media avec autorisation.
Avec plus de 2,5 milliards de joueurs dans le monde, l'industrie du jeu vidéo n'a plus rien à envier à celle du cinéma ou de la musique. Les jeux freemium, portés par les succès de Angry Birds, Farmville et Candy Crush des années 2000 représentent aujourd'hui une part importante du marché du jeu video. Pourquoi un tel engouement pour ce modèle ? Quels sont les usages qui en découlent ? Comment le rendre plus durable ? Etude de cas avec un jeu de dé Danois.
Le principe du freemium
Le modèle économique du freemium est le suivant : une grande majorité des joueurs jouent gratuitement et occasionnellement. Seulement une minorité est très investie et dépense parfois beaucoup d'argent sur le jeu.
Cette minorité de joueurs paient pour accélérer sa progression dans le jeu, améliorer l’apparence de son personnage ou pour supprimer la présence de publicités.
Les jeux freemium Pokémon GO, Fortnite et Apex Legends ont fait l'objet d’énormes succès, grâce à une valorisation et une monétisation réussie de leur base de joueurs.
Les jeux freemium et ceux financés par la publicité auraient ainsi généré 88 milliards de dollars US en 2018 (sur 110 milliards de dollars US pour l'ensemble de l'industrie du jeu), la moitié de ceux-ci provenant d’Asie.
‘Gotta catch 'em all.’ dennizn
Pourtant, pour chaque succès, beaucoup de jeux freemium disparaissent sans laisser de traces. Les joueurs se lassent vite et passent à un nouveau jeu rapidement. Pour quelles raisons ? Une trop grande simplicité de jeu ou une absence d'engagement due à l'absence de paiement pour y accéder ? Les jeux freemium ont en général besoin d'être rentabilisés rapidement : un jeu freemium génère en moyenne 75% du chiffre d'affaire dans les trois premiers jours après son lancement.
L'objectif des développeurs ? Concevoir des jeux qui donnent aux utilisateurs l'envie de jouer le plus longtemps possible et maximiser le « taux de conversion » de joueurs non payeur en joueurs payeur.
Un modèle économique qui peut être considéré comme pervers car ces jeux créent une dépendance. Les utilisateurs qui jouent de manière abusive développent des "troubles du jeu". Le Royaume-Uni vient ainsi d’ouvrir sa première clinique pour les enfants souffrant de ce type d'addiction.
Les jeux freemium jouissent ainsi d'une réputation suffisamment mauvaise pour que certains experts anticipent leur disparition au profit d’Apple Arcade et Google Stadia, deux nouveaux services de jeux vidéo sur abonnement à la Netflix qui permettent de jouer à des jeux premium sans console. Ces deux nouveaux services représentent effectivement un défi de taille pour les jeux freemium.
Une réponse possible pour les développeurs serait de se détourner de cet attrait pour l'argent facile pour travailler sur la création de jeux visant à engager des communautés d'utilisateurs sur le long terme. Nous avons fait des recherches sur ce sujet et les résultats obtenus sont étonnants.
Deux types de joueurs : le “joueur social” et le “compétiteur”
Nous avons mené une étude sur une communauté de jeu de dés au Danemark qui compte des dizaines de milliers de joueurs actifs depuis plus de dix ans. Presque la totalité des joueurs sans payer, tandis qu’une minorité paye pour des fonctionnalités additionnelles, et notamment celle permettant d’organiser des tournois.
Ce jeu, appartenant initialement à une chaîne de télévision danoise, a été racheté par un éditeur de logiciels sont l'objectif était de monétiser la communauté de joueurs. L'éditeur a ainsi mis en place la possibilité de gagner des prix en argent réel. Nous avons interviewé les joueurs de cette communauté.
Durant ces interviews, nous avons clairement identifié deux types de joueurs : le « joueur social » et le « compétiteur ». Le « joueur social » joue essentiellement pour entretenir des amitiés ou des rivalités amicales au sein de la communauté. Le « compétiteur », lui, joue clairement dans l'objectif de gagner et d'obtenir de la reconnaissance sociale.
Les « joueurs sociaux » sont prêts à payer pour certaines fonctionnalités additionnelles, mais ils sont moins à même de le faire que les « compétiteurs ». Dans ce jeu de dés danois, les « joueurs sociaux » utilisent souvent la plateforme de jeu pour discuter des choses qui leur arrivent dans le monde réel, et se rencontrent même hors ligne lors d'événements où ils portent des badges avec leurs noms dans le jeu. Ces « joueurs sociaux » n’apprécient pas les tentatives du nouveau propriétaire de monétiser leur participation.
Les « compétiteurs » perçoivent leurs victoires comme significatives lorsqu'ils ont l’impression de jouer contre de vraies personnes ou d’accéder à un niveau de jeu plus difficile. Ils jouent plus souvent, et ont tendance à payer de grosses sommes lorsqu'ils sentent une forte appartenance à la communauté.
Malheureusement, l'éditeur de logiciel n’a pas voulu capitaliser sur cette typologie de joueurs. Il a simplement souhaité gagner davantage d'argent.
Quelle stratégie d’audience ?
Selon l'étude de cas, les joueurs peuvent être identifiés en trois catégories : les baleines, les dauphins et les petits poissons :
- Les « baleines » représentent en général moins de 10% des joueurs, mais contribuent à plus de 50% des revenus total du jeu.
- Les « petits poissons » représentent plus de 50% des joueurs, mais dépensent peu ou pas du tout.
- Les « dauphins » se situent quelque part entre les deux.
Source : Agence française pour le jeu video
Bien qu’il soit naturel pour un concepteur de jeux video de se focaliser en priorité sur les "baleines" (terme utilisé par référence aux gros joueurs des casinos), cette étude de cas insiste sur le fait que les petits et moyens joueurs sont également très importants dans la stratégie d’audience.
Vous attirerez probablement des "baleines" et les fidéliserez plus longtemps si vous faites en sorte d'abord d’augmenter votre base de petits poissons et et de "dauphins". Ceux-ci sont souvent les "acteurs sociaux" qui feront que les gros joueurs se sentent les bienvenus. De plus, les petits et moyens joueurs jouent un rôle important dans la modération.
Si les développeurs doivent éviter d’importuner les joueurs non payeurs en essayant de les convertir en joueurs payeurs, ils peuvent les utiliser pour rendre le jeu plus attrayant pour les “compétiteurs”. La stratégie d'un concepteur de jeu freemium devrait être de reconnaître l’importance des petits et moyens joueurs et de récompenser leurs efforts, tout en identifiant les « compétiteurs » qui sont prêts à payer de grosses sommes pour avoir un jeu intéressant. Une conclusion intéressante pour les professionnels du secteur qui cherchent à développer un modèle freemium plus durable.
L'intégralité de l'étude est à consulter ici.
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