Par Diana Liu, France Télévisions, MediaLab
Dans un contexte de crise climatique, la survie des médias sera en partie déterminée par leur capacité à développer une « résilience climatique ». Mais que veut dire « résilience » pour les médias numériques ? Frédéric Bordage, fondateur de GreenIT.fr nous donne quelques pistes pour améliorer notre résilience climatique : s’éveiller aux risques, réduire fortement l’impact écologique de la consommation de l’information et s’affranchir de notre dépendance au numérique.
1S’éveiller aux risques climatiques liés au secteur
Le numérique est fabriqué à partir des « ressources critiques » : des matières premières non renouvelables et en voie d’épuisement.
Selon Frédéric Bordage, compte-tenu des stocks disponibles des matières premières comme des minéraux, il reste environ 30 ans avant une augmentation drastique du prix des ressources nous permettant de fabriquer le numérique aujourd’hui. Un sujet d’inquiétude pour les entreprises comme Tesla, qui a annoncé une pénurie globale des métaux clés. Sans parler de l'exploitation humaine liée à l'extraction des minéraux comme le cobalt, utilisé dans les batteries des voitures électriques, des ordinateurs et des téléphones portables.
« Cela veut dire qu’au rythme actuel où l’on consomme le numérique, les médias numériques tels que nous les connaissons ont 30 ans devant eux — c’est une limite physique », affirme Frédéric Bordage.
Notre offre médiatique, qui actuellement est en pleine explosion tel un « big bang », connaîtra alors un « big crunch ».
2Réduire l’impact écologique de la consommation de l’information
Au rythme des émissions mondiales de gaz à effet de serre, on est encore loin de l’objectif de limiter le réchauffement à 1,5 °C, selon l’Accord de Paris. Le rapport sur les écarts de production de l’ONU a révélé que les pays prévoient de produire environ 120 % plus de combustibles fossiles en 2030 qu'il n'en faudrait pour atteindre cet objectif. Le numérique – les appareils et les serveurs sur lesquels la plupart de notre consommation médiatique a lieu – émet lui seul 4 % des gaz à effet de serre du monde.
Face à cette réalité, la réduction des émissions qu’engendre la consommation médiatique devient une urgence pour assurer la pérennité des médias. Pour ce faire, il faut que nous adoptions une sobriété systémique dans la manière dont nous consommons les médias. Selon Frédéric Bordage, cela veut dire privilégier des médias qui sont moins impactant pour l’environnement – donc les formats texte et audio. La vidéo, format plébiscité par des publics, représente 1% des émissions mondiales, où l’équivalent des émissions de l’Espagne. « Plus on privilège les formats vidéos HD, plus l’impact environnemental sera fort», explique Frédéric Bordage.
Si la vidéo est absolument nécessaire, les médias peuvent encourager une consultation à bas impact en proposant systématiquement la plus basse définition — à l’utilisateur de l’augmenter s’il le souhaite.Cela peut sembler aller à contre-courant de l’innovation, mais la crise climatique nous oblige à re-contextualiser ce terme — pas une course vers les nouvelles technologiques les plus performantes, mais un levier pour l’éco-responsabilité.
Si on veut continuer à engager son audience tout en réduisant son impact écologique, Frédéric Bordage propose d’aller vers une éco-conception du contenu et de l’architecture technique de la diffusion de l’information.
Ses pistes pour réduire l’impact de la consommation des médias : prioriser des sites-web statiques au lieu de dynamiques, concevoir des interfaces minimalistes, simple et sobres, retravailler des éléments visuels (graphiques, photos et vidéos) afin qu’ils soient moins lourds… ou même les remplacer par des illustrations, comme dans l’édition de janvier 2020 de Vogue Italia.
On peut aussi envisager des changements des supports, par exemple en transmettant les informations par un simple email ou un SMS au lieu d’un site-web.
Une telle éco-conception a un double enjeu : réduire des émissions carbones en se dispensant du besoin de la 4G ou la 5G, et rendre les médias plus accessibles pour ceux qui n’ont pas une connectivité haut débit. Pour résumer : « la clé, c’est la sobriété. »
3S’affranchir de notre dépendance au numérique et se recentrer sur la qualité des contenus
Pour s’assurer de la continuité des médias, qui seront nécessairement confrontés aux ressources limitées de la planète, Frédéric Bordage nous incite à nous sevrer de notre dépendance au numérique.
« Il faut se donner l’opportunité d’une transition en quelques générations vers un monde qui n’est plus dépendant du numérique, puisque nous n’aurons plus la capacité de le fabriquer sous sa forme actuelle. »
Ainsi, il lance un défi pour notre société adepte de binge-watching : reprendre l’habitude de lire.
« Il faut basculer progressivement à la lecture d’articles, et quand c’est absolument nécessaire, des vidéos. » Si les médias veulent promouvoir des modes de consommation médiatiques plus responsables, ils doivent eux-mêmes remettre en question leurs pratiques et leur raison d’être. »
« Quand on dit médias numériques, les gens pensent souvent aux vidéos HD et à l’entertainment… et beaucoup moins à la diffusion d’informations via les médias low-tech. Est-ce qu’on décide de transmettre des connaissances qui vont aider l’humanité à être résiliente face à la crise actuelle, ou est-ce qu’on diffuse des matchs de foot en 8k ? »
Pour les médias, il y a donc une convergence entre enjeux climatiques et enjeux sociétaux : le sens et la qualité des contenus que l’on produit.
Au lieu de céder à la course aux clics en créant des contenus superflus, la résilience climatique implique une réorientation radicale de nos activités pour le bien-être de nos communautés et notre planète.Plus qu’une crise temporaire à gérer, la transition écologique devient un véritable challenge pour les médias. Celle-ci montre la nécessité de rompre avec un système de valeurs qui n’est plus viable à long terme — la dépendance à des formats numériques de plus en plus lourds, la création de contenu redondant — pour en créer un nouveau. La nouvelle démarche de résilience climatique ne consistera pas seulement à encaisser la crise climatique mais à changer de paradigme et se redéfinir de manière radicale.
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