Par Laure Delmoly, MediaLab, France Télévisions
Qui trop embrasse mal étreint. Un programme natif vidéo innovant respecte le ton et les codes d'écriture du réseau social pour lequel il est produit, tout en sortant de l'ordinaire. "Choisir sa plateforme et s'y tenir afin d'engager le public", c'est le mot d'ordre des 4ème Rencontres francophones de la vidéo mobile qui se sont tenues le 6 février dernier à Paris à l'initiative de Samsa.fr.
Insuffler la culture d’innovation dans les rédactions
1Réorganiser les rédactions
Dans son ouvrage le Journalisme mobile, Nathalie Pignard-Cheynel, professeure à l'Université de Neuchâtel décrit les évolutions du métier à l'heure du "mobile first". Les chiffres sont clairs : 7 consultation sur 10 d’un site d’information se fait aujourd'hui via un smartphone. Il faut donc s'adapter et produire des contenus pensés uniquement pour le mobile ou les réseaux sociaux. Cela implique des changements organisationnels dans les rédactions et l’apparition de nouveaux métiers tels que “mobile editor” ou “community manager”.
“Avec le smartphone, on se pose beaucoup de questions sur les formats, sur les nouveaux modes de narration et sur les différentes communautés en ligne à adresser. Il faut donc mettre en place de nouvelles collaborations avec les rédactions”
Le smartphone bouleverse la consommation mais également la production de l'information. Il est désormais utilisé par les journalistes comme un réel outil de production et d'édition de vidéo. Les nombreuses démonstrations d'applications de live et de montage vidéo durant cette journée de rencontre en témoignent.
2“La petite entreprise dans la grande entreprise”
Pour Nicolas Becquet, responsable du développement & de la transformation numérique à L'Echo, l'innovation est “la petite entreprise dans la grande entreprise”. Pour rendre l'innovation possible, il faut partager une ambition numérique commune autour de l'éditorial qui est le dénominateur commun d'une rédaction.
Pour y parvenir, il faut :
- Consacrer du temps à l’innovation
- Avoir en tête que la motivation n’a pas d’âge. Aller chercher tous les profils et tous les âges.
- Apprendre par l’expérimentation projet
- Faire attention à la qualité de la gestion de projet
- Bénéficier du soutien de la hiérarchie
- Se fixer des indicateurs de performance
Dernier conseil de Nicolas Becquet sur le temps alloué à l'innovation : “A chaque fois, je fais en sorte qu’un journaliste de la rédaction ne consacre qu’un tiers de temps supplémentaire à un nouveau format qu’il consacrerait à un article en temps normal”
3Intégrer l’innovation dans la chaîne de production éditoriale
L'atelier module de France info, c'est la cellule d’innovation pilotée par Julien Pain pour raconter l’info autrement. Lihn-Lan Dao raconte la genèse du format "Draw my news".
“Je me suis inspirée du format “draw my life” de YouTube : adopter un ton léger pour expliquer l’info, l’illustrer par un croquis sur un tableau Veleda pour le filmer et ensuite l’animer “
"Draw my news", c'est 3 jours de production pour un produit de 1 min 10 mis en ligne sur YouTube. Ce temps est intégré dans le planning de production de la chaîne de télévision.
Produire des formats vidéos natifs pour chaque plateforme
Pour Julien Le Bot, auteur, réalisateur et YouTubeur, “Le rêve du YouTubeur qui fait fortune dans sa chambre n’existe plus. Youtube est une plateforme pour mettre en valeur des compétences et créer de la valeur qui sera monétisée ailleurs, en dehors de la plateforme."
Les plateformes sociales sont utilisées pour la notoriété de marque et comme tremplin vers d'autres produits éditoriaux rentables. Mais l'investissement est nécessaire. Une recommandation : choisir sa bataille et écrire avec les codes de la plateformes pour laquelle on choisit de produire. Il est contre-productif d'inonder toutes les plateformes sociales avec le même format car les internautes le sentent et se désengagent.
1Les enquêtes vidéos du Monde sur YouTube
Charles-Henry Groult, responsable cellule vidéo au Monde, revient sur une des dernières innovations du quotidien : la production d'enquêtes visuelle à partir d’images récupérées sur les réseaux sociaux.
“On est parti d’un constat. Aujourd’hui, des milliers d’heures de vidéo sont produites par tout un chacun pendant les manifestations (Gilets jaunes, Hong Kong) et mise en ligne sur les réseaux sociaux. Il y a un réel besoin d’explication et de contexte sur ces images là. Au Monde avec notre cellule de 20 journalistes vidéo, nous sommes en mesure de faire ce travail de décryptage. Et c'est notre rôle”
Chaque vidéo, scriptée et storyboardée, dure environ 15 minutes avec 10 minutes de contextualisation.
"Parfois, il manque des images sur des moments décisifs. Quand il faut re-situer sur le terrain ce qu’il s’est passé, on reconstitue les images qui n’existent pas avec de la modélisation 3D. Lorsque c'est nécessaire, on rend visible l’invisible via du motion design”
Cette vidéo de reconstitution du tir LBD sur Olivier Beziade en janvier 2019 a nécessité 350 h de travail : 150 h d’enquête, 200 h de réalisation et 6 personnes. L’enquête n'a été mise en ligne qu'en octobre 2019.
“On a été soufflé par l’impact politique et citoyen de ces vidéos. Après les violences policières, nous souhaitons nous emparer de thématiques mondiales : Nord de l’Irak, Hong Kong, Afrique”
Ces vidéos sont un excellent moyen d'aller chercher de nouveaux publics puisque 60% de l'audience vidéo YouTube du Monde est âgée entre 18 et 35 ans.
2La chaîne YouTube “Tout le monde s’en fout” de Marc de Boni
Marc de Boni est journaliste, ancien grand reporter au Figaro. En janvier 2017, il quitte le quotidien et lance la chaîne "Tout le monde s’en fout" en collaboration avec un comédien et un professionnel du cinéma. Marc a accepté d’utiliser la comédie et les artifices du spectacle pour informer une communauté complètement rétive aux manières traditionnelles de s'informer. En trois ans, sa chaîne atteint les 580 000 abonnés.
"Nous avons fait le choix de fabriquer le parfait personnage avec un comédien plutôt que d'aller le chercher parmi les YouTubeurs existants. Souvent les journalistes ne sont pas capables d’endosser ce rôle de YouTubeur. Ce que l’on fait est à la fois très éloigné de la pratique journalistique et une ode à l’innovation éditoriale”
Le low cost est une illusion esthétique. Chaque épisode nécessite deux semaines de travail et un budget de production alloué.
“Sur ce genre de format, nous avons toujours la notion d’impact en tête : En quoi, à la fin du visionnage, la personne va modifier son comportement au quotidien”.
Le format a donné naissance à des produits dérivés : livres, spectacles, événements et formations.
3Le format FAQ d’ARTE pour Snapchat
Lama Serhan, responsable création et production pour les réseaux sociaux chez ARTE présente le format FAQ.
"L'idée : poser une question de société chaque semaine. Le format n’est pas incarné par quelqu’un mais par une identité graphique forte. Nous allons voir une personne qui a eu un déclic dans sa vie. A partir de là, nous tirons le fil de l'histoire"
Les formats FAQ, c’est 35% d’engagement, 1 min 20 de visionage sur 5 minutes et 600 000 vues par épisode.
"Le programme n’est mis en ligne que sur la plateforme Snap. Pour qu’un programme fonctionne, il faut écrire avec les codes de la plateforme. Il faut respecter les règles du jeu. Nous mettons en ligne éventuellement un ou deux épisodes de FAQ sur Instagram lorsque nous estimons que c’est pertinent mais pas plus"
Créer de nouvelles formes d’engagement avec le public
L'objectif ? Réinventer la relation au public, en re-mettant au goût du jour de vieux outils comme la newsletter, en sondant l'audience sur le sujet traité ou en s'impliquant directement dans les débats de la société civile.
1La newsletter éditorialisée
"En 2009, la newsletter était ringarde. En 2020, elle est hype. Avec une bonne newsletter, on tisse un lien assez fort avec le lecteur. Il retrouve le plaisir d’attendre" déclare Jean Abbiateci, journaliste passé par Le Temps et Heidi.news.
En 2020, la newsletter devient la nouvelle page d’accueil des sites. Pourquoi ? Elle possède les avantages de ses inconvénients :
- Low tech vs complexité technique des formats web
- Relation directe au lecteur vs anonymat de l'algorithme
- Produit fini vs logique de flux
- Rareté vs profusion de l'information
- Rendez-vous vs information en continu
- Format écrit vs information visuelle
- Concision vs longueur
Attention. La newsletter est un outil à double tranchant. Elle permet de fidéliser le lecteur mais il faut être respectueux pour ne pas que la sentence tombe : le désabonnement.
Une bonne newsletter doit :
- Apporter un service au lecteur. Un résumé de l’actu : Brief.me, Vox sentences. Une actu thématique : Chez Pol sur les coulisses de la politique, "L" sur le féminisme, Tumitonnes! sur la cuisine.
- Avoir un ton, incarner le propos : Slate pour Titiou, Heidi.news, une newsletter rédigée le journaliste Serge Michel, prix Albert Londres.
- Etre audacieux : Buzzfeed, les Glorieuses
“Une bonne newsletter, c’est d’abord de l’info et ensuite de l’esprit. L'info doit être amenée de manière amusante, intelligente. C’est plus agréable de sentir une voix qui nous parle plutôt que d'avoir un article qui nous raconte de façon un peu froide l’actualité.”
Dans un contexte d'infobésité, la fonction d'une bonne newsletter est de signaler au lecteur les meilleures ressources, celles du média dont elle est issue mais aussi d'autres médias. Un bon exemple de ce type de curation éditoriale : la newsletter de Quartz.
2Le sondage amené de façon ludique
Nicolas Becquet, responsable innovation à l'Echo a créé le format “Factif”, un format entre le fictif et le factuel. Le principe : les dialogues sont fictifs mais les informations présentées sont réelles. Ainsi, pour présenter une étude scientifique sur la souffrance au travail et le burn out, il passe par la scénarisation BD : l’histoire d’Olivier, un quadra qui frôle le burn-out.
“Tu es en train de t’épuiser, tu t’en rends compte?” Comme Olivier, un salarié sur cinq est en risque d’épuisement. Et vous?https://t.co/xhf6AVHYd9#burnout #HR pic.twitter.com/VV4gBUoTv0
— L'Echo (@lecho) November 10, 2019
Factif, c’est 7 jours de développement, 330 000 pages vues sur l’ensemble du dossier et 8 200 questionnaires scientifiques complétés sur le burn out. Ce format a permis de raconter, expliquer, et d'engager l'audience. Le sondage sur le burn-out sur le site de l'Echo a obtenu plus du double des réponses que celles qu’avaient collecté les chercheurs eux-mêmes.
3Les débats participatifs
Quentin Noirfalisse du média belge francophone Médor a créé le Médor Tour. Son objectif : retrouver un lien avec son audience en organisant des apéros participatifs et en installant des bureaux éphémères dans des bars et des cafés.
“Les gens nous ont raconté leurs problèmes et cela nous a donné des idées de sujets. Nous avons pu créer du contenu de qualité qui rendait compte de leurs préoccupation quotidiennes”
“Ce lien avec le public s’est transformé en débat sociétal. Médor comble les vides pour faire dialoguer politiquement des gens qui ne sont pas d’accord entre eux et créer du débat. Faire se rencontrer des gens, c'est avoir de l'impact même si ces actions ne se concrétisent pas par des abonnements. On se sent utile”.
Une belle journée d’inspiration autour de la vidéo mobile avec une recommandation : ne pas reproduire dans les formats et les accessoires ce qu'on fait à la télévision. Une tendance de fond se dessine : avec le format mobile, le journaliste devient média à lui tout seul, ce qui accroît sa responsabilité et sa déontologie. Une chose est sûre, les journalistes sont prêts à relever le défi.
Photo : Rencontres de la video mobile