Quand des journalistes bénévoles et solidaires débunkent les fake news

Par Mathilde Floc’h et Laure Delmoly, France Télévisions, MediaLab

Le déferlement de fake news n’est pas nouveau, mais il devient un réel enjeu de santé publique lorsqu’il surgit en pleine crise sanitaire. A ce propos, le documentaire "Plandemic" a déjà été visionné par 8 millions de spectateurs depuis sa sortie la semaine dernière.

Alors que leur secteur des médias est frappé par les conséquences économiques du Covid-19, des journalistes pigistes, regroupés au sein du collectif "Journalistes Solidaires" décident de se consacrer au décryptage et à la vérification d’informations jugées douteuses. 

Cette rédaction virtuelle et collaborative a vu le jour à l’initiative du journaliste Julien Cazenave début mars 2020. En moins de deux mois, le collectif “JS - Journalistes Solidaires” s'est fait une place dans le monde du fact-checking.

ll cherche désormais à se pérenniser et interroge le rôle de l'IA dans la lutte contre la désinformation. 

Un collectif organisé en Open Newsroom 

Une soixantaine de journalistes, développeurs, traducteurs, correcteurs et motion designers travaillent de façon bénévole pour le collectif JS - Journalistes Solidaires.

Les journalistes se sont d'abord fait connaître via une page Facebook. Ils ont ensuite participé au Hackaton EUvsVirus fin avril 2020. Leur travail est aujourd'hui consultable en français et en anglais

 

Les journalistes, guidés par les algorithmes et l’expertise citoyenne, identifient chaque jour des informations en ligne jugées douteuses. Chaque sujet à traiter est sélectionné en fonction de sa viralité et de la faisabilité de l’enquête. Les membres du collectif travaillent en “task-forces” encadrés par des  “mentors” qui mettent à leur disposition leur réseau professionnel, des outils et des ressources afin de vérifier les informations. 

  • Les discussions se font sur Telegram. 
  • Les points d'avancement des enquêtes se font avec l'outil de création de bases de données collaboratives
    Airtable .
  • Les conférences de rédaction se font sur Discord sous forme d'Open Newsroom : les journalistes peuvent visualiser les résultats des enquêtes en cours et y participer en ajoutant des informations ou des commentaires.

journalistessolidaires.com

  • Les résultats des enquêtes et vérifications sont publiés sur le site et les réseaux sociaux du collectif sous forme de posts et capsules vidéos.

 

Objectif : pérenniser l'initiative

A ce jour, 69 enquêtes ont été menées par le collectif, et 186 sujets ont été vérifiés.

“Tout d’un coup il y a eu une synchronisation de compétences et de bonnes volontés qui a abouti à la création 'une Newsroom de débunkage de fake news. Elle tourne comme jamais (je n’ai) vu une rédaction tourner. Ce qui s’est produit s’est produit car tout le monde s’est retrouvé non pas oisif mais un peu désoeuvré à la maison” explique Guillaume Kuster.

Journalistes Solidaires s'est ainsi fait une place dans le monde fact-checking. 

“Notre  force  est aussi notre plus grande faiblesse : le bénévolat c’est très bon, mais il est difficile de l’inscrire dans la durée, surtout après la fin des circonstances particulières liées au Covid.”. 

La priorité pour les responsables de Journalistes solidaires est de pérenniser l'initiative et de pouvoir à terme rémunérer ses journalistes. Le collectif a noué un partenariat avec Les Observateurs de France 24. Des négociations avec les écoles de journalisme sont également en cours. 

La piste de l'IA pour plus d'efficacité

Si la vérification humaine est primordiale, la contrainte du temps d’investigation handicape la lutte contre la viralité des fausses informations :  le temps qu’une contre-enquête soit diffusée, la rumeur a déjà été largement partagée. Les Journalistes Solidaires se tournent donc vers l’IA pour débunker les fake news. 

Le modèle étudié est celui d’une IA qui attribuerait un score à chaque information douteuse, selon son risque de viralité. En concentrant leur travail éditorial sur les rumeurs aux scores les plus “élevé”, les journalistes peuvent les démentir avant que celles-ci ne deviennent virales. 

Le MIT créait en octobre 2018 un système de notation des fake news basé sur le machine learning (déterminé notamment par le nombre et le type de publication). 

La start-up française Neutral News fait la distinction entre un article qui relate une information factuelle et une fake news à travers une analyse sémantique (mots, champ lexicaux, tournures de phrases). Pour se faire, elle utilise Decodex : une base de données créée par les journalistes du Monde qui répertorie plus de 5000 articles, tweets, vidéos YouTube et posts Facebook douteux.

Mais l’IA reste pour le moment incapable de faire la différence entre une fausse information relevant d’une erreur, et une désinformation intentionnelle.

Pour Tristan Mendès France, Maître de conférences associé à l’université Paris Diderot et spécialiste des cultures numériques,  « Il  n’y a pas de limite bien définie entre une fake news et un article factuel. Il s’agit plutôt d’un continuum sur lequel il faut placer un curseur".

Les autres initiatives de fact-checking durant la crise du covid-19

Les organisations de fact-checking et les médias luttent déjà depuis plusieurs années contre la propagation des fake news, s’associant aux géants du numérique pour traquer les fausses informations. Ces initiatives se sont renforcées durant la crise du covid-19.

Facebook rémunère une soixantaine de médias pour l'utilisation de leurs « factchecks » sur sa plateforme et sur Instagram, dans le cadre du programme  « Third party fact-checking » (lancé en décembre 2016). Durant le mois de mars, WhatsApp s’est associé à l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), tandis que 40 millions de publications Facebook ont reçu une “étiquette de mise en garde », poussant les utilisateurs à ne pas consulter ces contenus dans 95% des cas.

La société NewsGuard a quant à elle intensifié sa lutte contre la désinformation et recruté des dizaines de millions d'étudiants pour participer à la vérifications de faits pour les citoyens. En France, le site anti fake-news du gouvernement a fait grincer des dents, dans la mesure où il re-dirigeait les citoyens vers seulement cinq médias jugés fiables.

 

A l'heure du covid-19, les initiatives de factchecking se multiplient. Les journalistes demeurent les mieux placés pour s’emparer du sujet. Journalistes Solidaires est un exemple de journalisme collaboratif dont il sera intéressant de suivre l’évolution durant les prochains mois. L’urgence communicationnelle qu’a suscité la crise de Covid-19 laisse en effet penser que la lutte contre la propagation de fake news constituera l’un des grands combats technologiques de la décennie à venir.

Crédit photo Une : United Nations COVID-19 Response.