Par Diana Liu et Laure Delmoly, France Télévisions, MediaLab
Au début de l’épidémie, les médias ont factchecké et rectifié les infos qui circulaient sur le virus.
Mais à l’annonce du confinement, ils étaient confrontés à un nouvel enjeu : celui d’accompagner les lecteurs dans une période inédite où la sociabilité passait uniquement par Internet.
Certains médias ont vite compris le double besoin du public — s’informer, certes— mais aussi décompresser durant une période particulièrement anxiogène. Des communautés ont émergé en ligne, animées par les médias afin d’accompagner les lecteurs durant le confinement.
Les expériences du Monde, du Washington Post et du New York Times sont inspirantes pour construire des « média d’après » plus collaboratifs et humain.
Le Monde : une communauté pour accompagner et dialoguer avec les lecteurs
Le confinement a fait émerger des nouveaux formats : newsletters, web-séries, podcasts et journaux de confinement.
Au Monde, les journalistes souhaitaient mettre en place plus qu’une newsletter.
« Nous avions besoin d’un outil pour que les lecteurs puissent s’exprimer, pour pouvoir réagir avec eux et utiliser cette matière pour nourrir notre journalisme. Nous avons eu alors l’idée de "détourner" le live actu et de créer un autre live où on parlerait du quotidien des gens durant le confinement. » raconte Cécile Prieur, directrice adjointe de la rédaction.
D’où la naissance de « Nos vies confinées » (et maintenant, déconfinées), un « slow live » en libre accès toute la semaine de 10h à 17h30. À l’opposé du live informatif sur le virus, ce lieu d’échange apaisé réunit des témoignages des lecteurs et des conseils de vie quotidienne — recettes de cuisine, recommandations culturelles, avis d’experts, réponses à des questions pratiques et bonnes nouvelles.
Une volonté de proximité de la part des journalistes du Monde visible également par le ton adopté : empathique et léger.
La succès fulgurant de ce live – avec jusqu’à 1000 contributions par jour pour une moyenne de 72 000 visites quotidiennes et un temps d’engagement entre 15 et 20 minutes - est « une expérience instructive et enrichissante » pour le journal.
« Nous avons la confirmation que notre communauté peut être facilement au rendez-vous si on adopte le bon ton et que l'on fournit les bonnes informations. Grâce à cette volonté d’être dans le lien, les lecteurs nous ont envoyé de nombreux témoignages. Petit à petit, nous avons créé une communauté de lecteurs qui revenaient régulièrement sur le live, qui nous appréciaient et qui ont même dialogué entre eux. »
Le Monde a également animé sa première vidéoconférence sur zoom avec des journalistes couvrant la pandémie qui répondaient aux questions des lecteurs.
Source : Le Monde
Bon Appétit & Washington Post : une communauté via les réseaux sociaux
Avec un confinement presque mondial, le temps passé sur les réseaux sociaux explose : près d’un internaute sur 2 passe plus de temps sur les réseaux sociaux qu’avant, notamment les 16-24 ans (+ 58 %), suivis par les 25-35 ans (+ 50 %) et les 35-44 ans (+ 42 %). Les médias se servent donc des plateformes comme Instagram et TikTok pour échanger avec leurs lecteurs, montrer les coulisses de leur travail et apporter une touche d’humour et de légèreté pendant une période angoissante.
Bon Appétit active sa communauté avec des « happy hour » et des dîners sur Instagram Live, souvent en écran partagé avec des personnalités. Le média a également lancé un "guide pour bien vivre seul pendant le confinement". Pour se faire, la rédaction a beaucoup échangé avec les lecteurs, en répondant notamment à leurs questions sur Instagram stories.
Le Washington Post publie sur son compte TikTok des vidéos qui aident à garder le moral et propose des informations sur un ton ludique. Dave Jorgenson répond aux questions des lecteurs (sur la ligne politique du journal ou sur l'actu) dans les commentaires. Le compte fête ses un an sur la plateforme avec 513K d’abonnés et une influence croissante. Dave Jorgenson est nommé ambassadeur du programme "MediaWise" sur TikTok pour sensibiliser les jeunes à la désinformation.
Washington Post & New York Times : une communauté pour aider les lecteurs à faire leur deuil
Comme à chaque tragédie, les médias d’information sont confrontés à une question essentielle : au-delà des infographies et des analyses, comment rendre compte des vies perdues ? Alors que les rites funéraires restent interdits ou limités dans beaucoup d’endroits, les médias réorganisent leurs rédactions et créent de nouveaux formats pour rendre hommage aux victimes.
Le Washington Post a créé un mémorial en ligne où les lecteurs peuvent laisser des fleurs et bougies virtuelles en souvenir de leurs proches. Le journal met à jour chaque semaine une rubrique nécrologique dédiée aux morts du Covid-19.
À l’approche des 100,000 morts du Covid-19 aux États-Unis, Le New York Times a compilé les nécrologies et les avis de décès de centaines de journaux dans le pays pour sa Une — une liste de 1000 noms, suivis à chaque fois d'une phrase sur le caractère unique de chaque vie. Pour la version numérique, le journal a créé un format de scrollytelling immersif.
Source : NYT
Dans un article du Times Insider qui révèle les coulisses du projet, la section des commentaires déborde de remerciements de lecteurs pour un format qui témoigne de l’ampleur de la tragédie tout en véhiculant un message de solidarité.
Les médias d’après — plus axés sur la communauté ?
Fort des leçons du « slow live », les journalistes du Monde réfléchissent à son utilisation dans d’autres contextes de dialogue avec les lecteurs.
« C’est une démarche d’approfondissement de notre relation aux lecteurs pour expliquer qui on est, quelles sont nos valeurs et comment on travaille, » explique Cécile Prieur. « Nous allons ouvrir plus fréquemment des espaces de dialogue avec nos lecteurs. Cela nous permet d'entrer véritablement en lien avec notre communauté et de la faire prospérer. C'est important de toujours être le plus possible dans la proximité et de montrer quel type de journalisme nous pratiquons »
En pleine pandémie, le besoin d’information s’ajoute au besoin de partager. Tandis que la news fatigue s’installe, les médias trouvent de nouvelles façons d'entrer en lien avec leurs lecteurs à travers un dispositif qui dépasse le simple échange d’information.
Pour répondre à la crise de confiance envers les médias et passer à un modèle économique moins dépendant de la publicité et plus axé sur l’abonnement, renforcer les liens entre journaux et lecteurs ne peut être que bénéfique.
Crédit photo de Une : Le Monde