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Professeur de sciences de l'information et de la communication, Université de Poitiers. Billet originellement publié sur The Conversation et re-publié sur Méta-Media avec autorisation.Nous le savons, le numérique n’est pas seulement une technologie. Il correspond aussi et surtout à des transformations de nos sociétés et de nos cultures, de nouveaux « arts de faire » et de nouvelles manières de vivre. Il offre des opportunités pour le développement personnel de chacun et de celui du monde qui nous entoure. Il apporte aussi des menaces individuelles et sociales sur l’emploi, sur le respect de la vie privée et sur la démocratie.
En France, le discours public sur le numérique dans l’éducation témoigne de ces risques. Les derniers mois qui ont précédé la pandémie de coronavirus, il était beaucoup question des risques d’addiction aux écrans et de leur corollaire en termes de dette de sommeil, d’affaiblissement de l’attention et d’exposition à la violence. La période de confinement et celle qui lui succède ont déplacé le regard vers ce qu’il a été convenu de qualifier de fractures numériques. C’est souvent un discours de prudence et parfois de peur.
On parle beaucoup des risques mais on parle moins des apports du numérique à l’éducation des jeunes ni de l’ouverture qu’il leur donne, sur les autres et le monde. Pourtant, c’est justement parce que nous observons au quotidien la façon dont les techniques numériques sont souvent mises au service de projets plus aliénants qu’émancipateurs que nos institutions éducatives doivent jouer leur véritable rôle : former des citoyens responsables qui sauront, mieux que leurs aînés, mettre l’homme au centre des préoccupations et la technique à notre service.
Inverser le point de vue
En France, les premières expérimentations autour de l’informatique scolaire datent des années 1960. La question posée à l’époque sous-tend encore aujourd’hui l’essentiel des politiques éducatives numériques. On peut la résumer ainsi : que peut-on faire de ces techniques à l’école ?
La question semble étrange. Elle postule que ces techniques de traitement de l’information et de la communication ont forcément un intérêt pour l’enseignement. Elle est étrange car elle ne dit rien de la finalité des usages du numérique. Ces incertitudes sont très inconfortables pour les enseignants. Depuis 30 ans, les plans nationaux se succèdent. Ils articulent avec plus ou moins de bonheur des équipements, des ressources et de la formation des enseignants. Plus d’équipements que de ressources, et plus de ressources que de formation des enseignants.
Concrètement, le système éducatif fourmille d’initiatives intéressantes, sans que cette logique d’innovation ascendante ne se traduise par des usages à grande échelle avec de bonnes garanties d’efficacité éducative. Dans le même temps, les élèves et les enseignants arrivent à l’école avec un smartphone dans la poche. Ce n’est pas seulement un équipement personnel, puissant, connecté et nomade qui entre à l’école, ce sont de nouvelles habitudes, de nouvelles activités, de nouveaux comportements et de nouvelles attentes.
C’est pourquoi il semble que nous ne regardions peut-être pas dans la bonne direction. Sans doute faut-il poser la question de ce que l’on peut faire du numérique à l’école. Mais il faut impérativement se demander aussi ce que le numérique fait à l’école. Comment la met-il sous tension, à mesure qu’il transforme la société ? Bref, il faut inverser la question initiale.
Objet d’apprentissage
Les techniques numériques offrent de nouveaux outils, de nouveaux services et de nouvelles ressources pour enseigner et apprendre autrement. On peut citer les apports des nouveaux modes de représentation de l’information avec la réalité immersive, les nouvelles possibilités d’interactions didactiques avec l’intelligence artificielle, les nouvelles possibilités d’enseigner et d’apprendre à distance ou les nouvelles possibilités d’accompagner les parcours d’apprentissage des élèves avec les techniques de learning analytics. Et bien d’autres possibilités encore…
Pourtant, beaucoup d’études montrent que l’essentiel des pratiques pédagogiques qui utilisent le numérique le font pour instrumenter des activités que l’on pouvait déjà réaliser sans le numérique – parfois avec plus d’efficacité. Les raisons de ces mésusages sont nombreuses – budgets de développement insuffisants, quasi-absence de formation initiale et continue des enseignants, etc. Or, ce que confirment ces études, c’est que l’intérêt des techniques numériques dans les activités d’apprentissage ne repose ni sur la fréquence de leur utilisation, ni sur leur durée, mais sur leur qualité et leur pertinence.
Les techniques
Le numérique est aussi un objet d’apprentissage. Il s’agit là d’une éducation au numérique qui va de la connaissance des enjeux sociétaux qu’il soulève jusqu’à une connaissance technologique minimale, en passant par des compétences d’utilisation que la simple pratique, aussi intensive soit-elle, ne suffit pas à développer. L’éducation au numérique est bien sûr une responsabilité majeure des institutions éducatives car elle est indispensable à l’éducation du citoyen.
Enfin les usages multiples et massifs du numérique ont transformé et continuent à transformer nos cultures. Nous n’avons plus le même rapport à l’information et à la connaissance, plus le même rapport à l’espace et au temps, plus le même rapport à autrui et à nous-mêmes, plus le même rapport, enfin, avec tous nos actes de production et de création.
C’est une véritable acculturation de l’école qu’il convient d’opérer. Elle demande sans doute moins d’ordinateurs, de tablettes et de réseaux – même s’il en faut – que de réflexions sur les espaces et les temps scolaires, sur les relations entre les élèves et avec les enseignants, sur de nouvelles activités d’apprentissage qui favorisent l’engagement et la créativité.
Équipements et pratiques
Depuis une bonne dizaine d’années, les politiques déployées visent essentiellement l’équipement individuel des élèves. En France, les deux tiers des fonds publics alloués au numérique éducatif le sont pour acheter des ordinateurs portables et des tablettes tactiles, soit environ deux milliards d’euros au cours des dix dernières années. C’est beaucoup d’argent ! C’est même trop en proportion de la totalité des dépenses car cela ne permet pas d’acquérir la connectivité, les ressources ni de financer la formation des enseignants. Et cela reste pourtant insuffisant pour acquérir des équipements pour tous les élèves et les renouveler au fur et à mesure de leur obsolescence.
Aujourd’hui, le taux d’équipement est d’environ 8,5 élèves par terminal de travail à l’école primaire, de 3 en collège et de 2,5 en lycée et il sera difficile de faire mieux voire de maintenir ces taux d’équipement dans la durée. Cela signifie que nous n’avons pas les moyens d’une politique d’équipement systématique des élèves. Nous devons nous reposer sur l’équipement des élèves par leurs familles et reporter les dépenses publiques vers l’aide à l’équipement des familles plus modestes, la réduction des zones blanches, l’acquisition d’équipements collectifs, de ressources de qualité et vers la formation des enseignants.
Le coût environnemental du numérique est très important. Toutes les études montrent que nous devons réagir fortement et rapidement. Cela signifie que nous devons aussi penser le numérique éducatif dans cette perspective.
Nous pouvons le faire de deux façons. La première est de sensibiliser les enseignants et leurs élèves à cette question de soutenabilité environnementale des usages des techniques numériques et d’indiquer comment chacun peut avoir des usages plus responsables avec un impact environnemental plus réduit. La deuxième est de s’interroger sur l’utilité du recours au numérique éducatif. Quand il existe une véritable plus-value pédagogique ou didactique, il ne faut pas hésiter à mobiliser ces techniques. Dans le cas contraire, mieux vaut y renoncer. C’est un principe de parcimonie.
La plus grande attention doit donc être portée, bien au-delà du respect du règlement général sur la protection des données (RGPD), aux données collectées. Source : Shutterstock
D’autre part, les traces des activités numériques des élèves constituent autant de données personnelles qui témoignent de la dynamique de leurs apprentissages mais aussi de leurs comportements et des valeurs qui les animent. Il en va de même des traces numériques des enseignants qui révèlent leur personnalité et détaillent leurs pratiques professionnelles.
La plus grande attention doit donc être portée, bien au-delà du respect du règlement général sur la protection des données (RGPD), aux données collectées, à qui les collecte, aux conditions de leur stockage, aux usages qui en sont faits et à la sécurisation de l’ensemble. On le sait, la question de l’éthique est le plus souvent posée lorsque les services numériques existent déjà alors qu’elle devrait l’être dès leur conception.
Tous les usages éducatifs des techniques numériques ne sont donc ni souhaitables ni possibles, pour des raisons éducatives mais aussi économiques, environnementales et éthiques. Ce sont quatre contraintes que nous devons intégrer à nos politiques. Il ne faut pas uniquement se demander ce que nous pourrions bien faire de ces techniques, seulement parce qu’elles sont disponibles, parce qu’elles sont modernes ou parce que les marchés éducatifs alimentent la croissance économique.
Ce sont les objectifs premiers de l’école qui doivent nous guider : la réduction des inégalités sociales et l’éducation de citoyens émancipés. Il s’agit donc moins de penser les usages des techniques numériques à l’école que de repenser l’école à l’ère du numérique.
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