Par Mathilde Floch, MediaLab de France Télévisions
"Si la presse chinoise était libre, le coronavirus ne serait peut-être pas devenu une pandémie." C’est en ces termes que Reporters sans frontières (RSF) accusait le 24 mars dernier la Chine d’être directement responsable de l’ampleur de la crise sanitaire.
Une analyse de l’Université de Southampton publiée le même mois, et reprise par l’organisation internationale de défense de la liberté de la presse, indiquait que le nombre de cas de Covid-19 en Chine aurait sans doute pu être réduit de 86 % si les mesures de lutte contre l’épidémie avaient été anticipées de deux semaines. Mais dans un pays classé 177e sur 180 pays (Classement mondial de la liberté de la presse 2020, établi par RSF), la censure et le contrôle des médias ont vite empêché la libre circulation de l'information.
En matière de violation du droit d’informer, aucun continent n'a été épargné durant la crise du Covid-19. Depuis le début de la pandémie, RSF a recensé des dérives dans 90 des 193 pays membres des Nations Unies. Les attaques contre les journalistes et médias indépendants prennent diverses formes, et surgissent même dans des pays pourtant considérés comme démocratiques. Une évolution soulignée par les nombreuses organisations de défense de la liberté de la presse dans le monde (US Press Freedom Tracker, Reporters Sans Frontières (RSF), le Comité pour la Protection des Journalistes (CPJ)...)
Une dégradation globale de la liberté de la presse dans le monde
Récemment, et selon les données collectées par RSF (juin 2020) et son outil de suivi l’Observatoire 19, 47% des pays membres de l’ONU n’ont pas respecté le droit à l’information. 32 pays d’Afrique sont concernés, 27 dans la zone Asie-Pacifique et Asie centrale. Parmi les 10 pays comptabilisés sur le continent américain, 9 d’entre eux se situent en Amérique Centrale ou Latine. Cinq pays seulement ont été recensés à ce jour au Moyen-Orient, mais dans cette région, l’Iran cumule le plus grand nombre de violations : 28 journalistes indépendants ont déjà été convoqués par les autorités, mis en examen ou arrêtés depuis le début de la pandémie.
Cependant les démocraties ne sont pas en reste en matière de violation de la liberté de la presse : au sein même de l’Union européenne et de la région des Balkans, 14 pays ont été épinglés. En Allemagne et au Royaume Uni (respectivement classés 11e et 35e sur 180 dans le Classement mondial de la liberté de la presse 2020 établi par RSF) des incidents ont été recensés, notamment l'attaque de journalistes lors de manifestations allemandes et l'attitude agressive du gouvernement britannique suite à la publication de certains articles traitant de la pandémie.
A crise exceptionnelle, dispositif exceptionnel
Durant la pandémie se sont développées des organisations spécifiques, chargées de recenser les atteintes portées à la liberté de la presse et d’alerter l’opinion publique.
RSF a ainsi lancé en mars dernier l’Observatoire19. Dénommé en référence au Covid-19, et à l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, ce dispositif évalue les impacts de la pandémie sur le journalisme et fournit des recommandations pour faciliter l'exercice de ce métier. Sur une carte et à l’aide d’articles, RSF relaie les entraves signalées par un réseau de journalistes et de correspondants partout dans le monde.
En Angleterre existe l’Index of Censorship, une organisation à but non lucratif, qui défend la liberté d’expression dans le monde et référence les abus constatés. Plus de 150 entraves ont déjà été relevées, différentes de celles recensées par RSF, puisque les organisations n’ont pas les mêmes émissaires sur le terrain. Enfin le Reuters Institute for the Study of Journalism de l’Université d’Oxford résume cinq catégories d’atteinte à la liberté de la presse liées à la pandémie : législation d'urgence, l'obligation au patriotisme dans les reportages, restrictions de déplacements, l'utilisation abusive des lois sur la désinformation et les mesures de rétorsion pour les lanceurs d'alerte.
Différentes formes des restrictions des libertés de la presse dans le monde
Une des attaques les plus répandues est reliée à la mise en place d'un dispositif législatif d'état d’urgence. Ce dernier permet souvent une censure des informations sensibles pour le gouvernement et conduit à une réduction de la liberté des journalistes. Pauline Adès-Mevel, rédactrice en chef de RSF explique dans un entretien téléphonique avec Méta-Media cette "stratégie du choc" : les leaders politiques profiteraient du contexte d’apathie générale et de l'état de choc dans lequel se trouvent les populations face à le Covid-19 pour imposer leurs vues sur la façon dont le journalisme doit être exercé sur leur territoire. Ainsi au Cambodge, le gouvernement s'est doté de moyens légaux pour interdire la publication de toute information susceptible à ses yeux de générer des troubles. De nombreux pays sont concernés par ce schéma, comme le Salvador, la Thaïlande, l'Arménie…où des couvre feux et dispositifs de traçage ont été mis en place temporairement. Au Japon, une loi d’urgence (levée le 25 mai dernier) a placé le service public de radio-télévision NHK sur la liste des institutions auxquelles le gouvernement est autorisé à donner des "instructions", tandis qu’en Ukraine, la chaîne de télévision publique PBC a été privée d'un quart de son budget.
Les gouvernements limitent aussi l’accès aux sources d'information, réduisent les voyages et restreignent les accréditations. En Hongrie par exemple "le gouvernement a interdit aux hôpitaux publics et aux médecins de faire des déclarations aux journalistes. Seuls les attachés de presse des ministères ou le groupe de travail du gouvernement sur le coronavirus peuvent répondre aux questions" explique Veronika Munk, rédactrice en chef adjointe d’Index.hu, un média indépendant très consulté dans ce pays (propos rapportés dans un article de larevuedesmedias.ina.fr, datant du 27 mai 2020). Le 25 mars 2020, RSF et huit autres organisations de défense des libertés avaient d'ailleurs appelé l'Europe à contester les mesures proposées par le premier ministre hongrois Viktor Orbán, dans une lettre ouverte. En Grèce, une décision du ministère de la Santé publiée le 13 avril 2020 a interdit au personnel des hôpitaux de faire des déclarations aux médias, et a soumis tous les reportages des journalistes grecs dans les hôpitaux à un examen gouvernemental préalable.
La lutte contre les Fakes News, Cheval de Troie de la répression des libertés de la presse
Au printemps 2020, un rapport du département d’état américain diffusé par le Washington Post faisait état de 2 millions de tweets relatifs au virus, dont 7% d'entre eux diffusant des théories complotistes sur la Covid-19. La diffusion de fausses informations ne date pas de la pandémie, mais le phénomène s'est amplifié durant la crise, l'OMS allant même jusqu'à parler d'"infodémie", une surabondance d’informations, dont certaines peuvent être trompeuses, voire dommageables. Pauline Adès-Mevel souligne : "Le storytelling chinois est une histoire qui n’a rien avoir avec ce qui s’est passé. Quand on rembobine, il y a le discours chinois... et puis les événements depuis octobre et l’arrivée de la maladie sur ce territoire."
La mise en œuvre des législations d'urgence s'accompagne de plus en plus souvent d'une interprétation très large de la notion de fausse information. Les gouvernements utilisent la notion de "fake news" et de désinformation pour censurer journalistes et médias indépendants. La Bolivie définit de façon si large la désinformation que pratiquement n’importe quelle information peut être déclarée 'fausse". Une recrudescence des sanctions à ce sujet s'est vue en Hongrie (89e pays sur 180 au classement RSF de la liberté de la presse), en vertu de la loi dite "Coronavirus", adoptée le 30 mars par le parlement hongrois. La Russie a elle aussi adopté en avril un projet de loi qui prévoit jusqu’à cinq ans de prison pour la diffusion de fake news relatives au coronavirus. Le Brésil (107e au classement RSF) et les États-Unis (45e), pratiquent également cette stratégie de décrédibilisation des médias. En Égypte, le Conseil suprême de régulation des médias invite les citoyens à signaler par téléphone les informations douteuses publiées sur le Covid-19.
L’augmentation des mesures liberticides durant la pandémie s'accompagne d’un durcissement des sanctions. La répression touche les journalistes de façon individuelle, mais également les organisations auxquelles ils appartiennent : interdiction de diffusion et saisies (fermeture de 221 sites internet en Birmanie), amendes et peines de prison très lourdes (jusqu'à 25 000€ en Russie, 6 mois de prison en Afrique du Sud, un an et demi en Indonésie, cinq ans au Botswana...).
Face à l'intensification des menaces pesant sur la liberté de la presse et des journalistes depuis le début de la pandémie, l'objectif d'organisations telles que Reporters Sans Frontières est de veiller à ce que ces législations d'urgence ne soient pas pérennisées, et d'inciter les gouvernements et autres acteurs politiques à ne pas entraver le travail des journalistes. Les mesures exceptionnelles prises ces derniers mois ne doivent en aucun cas perdurer une fois la crise sanitaire endiguée.
RSF prévoit de publier un grand livre blanc post-pandémie, qui dressera un bilan des dégâts causés par la pandémie dans le secteur journalistique. Concernant le Covid-19, Pauline Adès-Mevel rappelle tout de même que nous ne sommes pas encore à "l'aube d'une fin de crise".
Credit Photo : Korie Cull - Unsplash