Par Hervé Brusini (ancien rédacteur en chef de France Télévisions, Président du Prix Albert Londres)
« C’est une mauvaise tête », « Le maintien de ce correspondant me paraît incompatible avec l’ordre et la discipline ».
Les termes du télégramme du 5 juin 1918 adressé au Grand Quartier Général sont explicites. Le reporter Albert Londres du Petit Journal, est renvoyé de la mission de la presse française. De fait, le journaliste était de plus en plus en rétif aux règles instaurées pour « améliorer » l’information pendant la grande guerre : sorties strictement encadrées, visée préalable des papiers avec caviardage à la clé, informations erronées sur le déroulement de la guerre... Même si les patrons des grands titres parisiens avaient toléré le principe d’une censure portant exclusivement sur les faits militaires, sur le terrain le reporter Londres ne supportait plus cet exercice sans grand rapport avec le journalisme.
(Albert Londres avec une barbiche)
Ces faits d’histoire sont bien connus. « Combattre et informer », selon l’expression de Jean-Louis Maurin, auteur d’un opuscule éponyme, ont toujours connu ce que l’on appelle aujourd’hui de fortes barrières de distanciation.
Et voilà que près de 100 ans plus tard la question connaît un regain d’actualité. Une bande de « mauvaises têtes » appartenant toutes au monde des médias d’information, se voit obligé de dénoncer « de nouvelles entraves à la liberté d’informer » venues des pouvoirs publics (police, justice...), des « tentatives de contrôle qui n’ont jamais été aussi pressantes ». Là encore, on reparle de « droit de validation du reportage avant diffusion »... Sans parler d’un projet de loi baptisé Sécurité globale où l’image est plus que jamais sur la sellette...
Ce que l’on croyait d’un autre âge, ne l’est donc décidément pas. L’information, et singulièrement l’image qui vient témoigner d’une tension, d’une violence, d’une crise, apparait encore et toujours comme un véritable enjeu de pouvoir.
Pas étonnant, car montrer, surtout au plus grand nombre, c’est prétendre faire voir la vérité. Et cela a toute une histoire, celle de la valeur image de l’information.
Les débuts de l’image vérité
C’est ainsi qu’en 1893 le Vérascope de Jules Richard prétendait bel et bien « enregistrer la vérité ».
Cet appareil photo stéréoscopique faisait des clichés en relief. Il était proposé à la vente au simple quidam, désormais capable de produire une image « superposable à la nature » comme disait la publicité. Bref, la garantie de saisir le vrai entre les mains de son acquéreur. Le côté photo du smartphone en quelque sorte.
Pendant ce temps, la presse de masse connaissait un succès sans cesse grandissant. On tirait à des millions d’exemplaires, et les récits tragiques des crimes, ou catastrophes en tout genre attisaient la curiosité du public. Le sang faisait vendre. Et l’on voulait voir l’événement. Alors, des dessinateurs reporters illustraient nombre de ces horreurs, à la une. Ils imaginaient les scènes insoutenables du serial Killer Troppman (huit victimes) ou croquaient sur le terrain, les guerres de l’époque. Mais après les inventions de Louis Daguerre en 1839 et d’Edouard Belin en1908, la presse put enfin s’emparer de la photo comme nouveau gage de crédibilité, et argument de vente supplémentaire.
En 1912, Jean Dupuis, le patron du Petit Parisien annonçait la naissance du « Miroir ». Ce magazine va vous proposer « le document vécu », écrivait-il.
Irrésistible ! Si ce n’est que deux auparavant déjà, Jean Lafitte avait lancé « L’excelsior ». Un « quotidien illustré » par une trentaine de clichés pour chaque numéro. Normal, puisque « ses photographes sont partout » comme disait la réclame de l’époque. Un peu à la manière de ces portables, toujours présents pour saisir dieu sait quoi.
Alors, si l’on ajoute « L’Illustration » et « La vie illustrée », on peut affirmer qu’à l’aube des années vingt, le photo-journalisme était né.
Albert Londres lui-même était muni d’un petit appareil. « Terre d’ébène » son ouvrage paru en 1929 sur les pratiques plus que douteuses du monde colonial français possède son pendant en images, plus de 200 clichés réalisés par le reporter. Précisément, certains ont fait la Une de « l’Excelsior ». Et lorsqu’il fut violemment attaqué par les défenseurs acharnés de l’Empire français, Londres répondit qu’il était serein, ayant toutes les preuves de ce qu’il avançait. Peut-être pensait-il à ses photos...
L’image témoigne
En tout cas, l’image avait acquis sa force de véracité, témoignage de terrain. Crime ou guerre, elle était réclamée par le plus grand nombre. Pour les patrons de presse, et les journalistes, il fallait être là où se passait le drame, saisir la scène et l’envoyer pour une publication rapide. Concurrence et vitesse sur fond tragique. L’émotion collective était à ce prix, la vente aussi.
Ainsi le 8 aout 1915, dans son supplément illustré, le Petit journal publiait le dessin d’un soldat, sonnant l’assaut trompette à la main, l’autre bras arraché par un obus... Exaltation héroïque par technique déjà ancienne.
Alors que le même jour, le quotidien, affichait en première page, une photo de troupes anglaises montant à l’assaut – encore un- dans la bataille des Dardanelles. Un peu plus loin figurait l’interview d’un photographe. Lui, avait saisi le terrible spectacle de souffrances infligées à Louvain par les allemands.
« Il fallait conserver de toutes ces visions, de tous ces aspects, des preuves indestructibles, indiscutables : il fallait photographier », dit-il.
L’image enjeu politique
On ne saurait mieux affirmer la force de vérité – présumée- de l’image. Et du même coup, l’enjeu politique de sa publication. Fort de la maxime qui veut qu’on ne soit jamais si bien servi que par soi-même, les armées ont créé leur propre service photo en 1915, dotés d’une soixantaine de reporters.
Deux ans plus tard, c’est le cinéma qui est venu compléter l’image fixe. Et dans les salles obscures on a mis en scène une guerre de fiction avec batailles reconstituées et morts exclusivement allemands. Mais la volonté de voir un peu plus de vérité a été la plus forte.
Les grands magazines illustrés ont lancé des concours, offrant de « payer à n’importe quel prix des documents photographiques relatifs à la guerre présentant un intérêt particulier ».
Certains poilus eux-mêmes avaient des « Kodak vest pocket ». Ils documentaient ainsi la vie des tranchées. Précieux témoignages, essentiels pour comprendre ce que fut ce grand massacre des hommes.
En un peu moins de 50 ans, l’image a été placée au centre de tensions entre gouvernement, journaliste et public. Sa valeur désormais connue, pouvait être sans limites. Économiquement, politiquement fort coûteuse.
L’image en mouvement pour le plus grand nombre
On se souvient ensuite de que l’on appela « les actualités ».
Chaque mercredi, les français assistaient au cinéma à la projection des Actualités françaises, de Fox Movietone, des Actualités Gaumont. Voix sentencieuse, spectacles d’un monde somme toute heureux, les grands quotidiens faisait chaque mercredi la critique de ces films d’agences, comme on fait la critique de l’œuvre d’un metteur en scène connu. De grands moments d’histoire défilaient ainsi sous les yeux de toutes les générations. D’intrépides opérateurs avaient été là au bon moment. La série « History Catchers » de Serge Viallet sur ARTE est de ce point de vue passionnante.
Et puis il y eut ce jour de 1950 à Nogentel dans l’Aisne. Un instituteur apprenait aux habitants du petit village, un nouveau spectacle intitulé : journal télévisé. Il s’appelait Roger Louis et son enseignement de l’image, il le mit à profit également pour lui-même en tant que grand reporter pour le magazine « 5 colonnes à la Une ».
Là encore la tension était vive. L’histoire est plus que connue. La télévision du gGénéral était sous cloche, avec quelques minces espaces de liberté dans l’information. 5 Colonnes était l’un de ceux-là, car Pierre Lazareff, le patron de l’émission hebdomadaire, était proche du chef de l’État. Les images étaient scrutées, pesées, barrées dans de surréalistes projections en présence des censeurs. La valeur de l’image de l’information définie en quelque sorte par l’économie de l’interdit.
L’image embedded
Au fil du temps, la rareté est devenue opulence. Multiplication des chaînes, des sources d’images. Quelques épisodes furent retentissants. Particulièrement, celui de la première guerre du golfe en 1993.
Les téléspectateurs ont alors découvert les mentions « images fournies par l’armée », « images de pool ». Car telles étaient bien les source de l’info d’alors. Une polémique éclata avec le mot embeded pour détonateur. Ce journalisme embarqué, répondait-il aux exigences d’un métier digne de ce nom ? L’histoire retint « manipulation et mensonges » pour qualifier la période. Les versions officielles ne tiennent jamais bien longtemps.
Très vite, CNN, ne fut plus la seule chaîne d’info en continu. A son tour, la France s’est pourvue. Une, deux, puis quatre chaînes. Cela s’accélérait encore. Cette fois du côté du public. Les citoyens virent que leur téléphone devenait mobile. Il ouvrait sur un monde numérique sans frontières, il montrait et prenait des images. Qui plus est, que l’on pouvait les publier facilement. On vivait maintenant sous le règne de l’expérience.
Le poilu dans sa tranchée ne l’avait même pas rêvé. Le Kodak vest Poket lui semblait déjà si fantastique...
Désormais, la rareté de l’image n’est vraiment plus à l’ordre du jour. Ce n’est plus de l’opulence, mais une orgie. De l’infobésité comme il a été dit. La valeur image de l’info, se vit maintenant à la façon des grandes crises financières. Les valeurs toxiques, contrefaçons ou deep fake font des ravages. Désarroi, perte de confiance, asservissement aux écrans, l’image et tous ses maux qui frappent, dit-on, surtout les jeunes.
Parfois le journalisme lui-même se met à l’unisson de la dépréciation générale. Les effets boucles sont repérables sur les écrans : ce malade que l’on retourne pour la énième fois, cet écouvillon plongé toujours dans la même narine... Dans le même temps, la photo s’est invitée dans les sessions d’info. Comme si l’arrêt, la fixité, permettait de retrouver ses esprits dans le flot vidéo, mondialement ininterrompu.
Et toujours, la tentation du contrôle
Et voilà que la rareté provoquée par l’interdit, la censure que l’on pensait à jamais réservée aux allées d’un archaïque musée, refait surface. Comme à chaque fois dans l’histoire de cet enjeu de pouvoir, la manœuvre est mise à jour, fait débat, et pousse à la contre-offensive. Cela ne peut s’arrêter là. L’image n’est plus cette force de vérité instantanée. Elle se questionne, s’examine, se recoupe. On la sait capable d’égarer une multitude. Elle peut détruire. On la sait aussi indispensable, non altérée par quelques dispositions de protection aléatoire.
En plus d’un siècle nous avons donc fait notre éducation à l’image, mais tout se passe comme si nous n’en étions qu’au début.
C’est que l’image a sa mémoire. Pour affronter les questions du jour, cette mémoire est un impératif. Or, elle reste en grande partie à écrire, absolument nécessaire pour mieux comprendre ce que nous voulons défendre.