Par Kati Bremme, Direction de l’Innovation et de la Prospective
Le nouvel espoir en matière de technologie télévisuelle pour un marché publicitaire malmené par la pandémie est celui des publicités "adressables", c'est-à-dire des publicités télévisuelles qui peuvent être ciblées sur des foyers spécifiques grâce aux données des utilisateurs. Attendue depuis longtemps, la publicité adressée (ou segmentée) est finalement arrivée sur les téléviseurs en France cet été, entre deux vagues de Covid-19, grâce à la modification d’un décret datant de 1992.
C’est un pas important vers la transformation numérique d’un secteur fortement impacté par la pandémie (moins 20 % de chiffre d’affaires pour 2020), et en concurrence directe avec des plateformes numériques qui, elles, diffusent leurs offres de manière personnalisée et « intelligente ». L’IA au service de la publicité sur téléviseur ouvre de nouveaux relais de croissance (+ 200M € en France selon le cabinet Demain) en capitalisant sur l’avantage premium que la télévision a toujours gardé sur les GAFAM : un environnement contextuel sécurisé, adapté à tous les publics, au sein duquel les annonceurs peuvent placer leurs publicités de manière totalement maîtrisée (Brand Safety).
La publicité télé et les « 4 C »
Une maximisation du coût GRP pour les éditeurs, une publicité plus efficace pour les annonceurs, une nouvelle façon d'exploiter les données des opérateurs télécoms, et surtout une expérience moins intrusive et plus pertinente pour le consommateur, l’IA permettra désormais de répondre à l’enjeu des « 4 C » y compris sur le téléviseur : des contenus sur mesure, adaptés à l’écran (contenant) et au contexte de consommation, au service d’une meilleure qualité d’expérience du client.
Il s’agit là d’un des plus grands changements de la façon dont les publicités télévisées ont été achetées, vendues et diffusées depuis des décennies. Tout comme les programmes, la publicité fut distribuée à la manière du « carpet bombing » : le même produit au même moment au même endroit pour tout le monde. En pleine bataille inégale avec le digital, les publicités personnalisées pourront améliorer l'expérience télévisuelle des utilisateurs qui abandonnent la télévision pour des services de streaming sans publicité comme Netflix.
Une nouvelle crise de confiance ?
Qui dit publicité segmentée, dit possibilité d’analyse fine des données notamment personnelles de chaque téléspectateur. Grâce à une meilleure connaissance de l’audience et à un contexte planning intelligent, on peut en effet produire et diffuser plus « smart ». Mais la publicité adressée ne démarre pas sur un terrain conquis : d’après une étude YouGov publiée en mars 2020, 56 % des Français se disent opposés à la publicité ciblée à la télévision.
En revanche, les jeunes sont plus favorables à cette idée que leurs aînés avec 40 % des Millennials versus 18 % des 55 ans et plus. 66 % des sondés ne souhaitent pas que leurs données personnelles soient utilisées et 55 % souhaitent même qu’il n’y ait plus de publicité du tout. Une raison de plus pour soigner l’offre afin de se différencier des abus observés sur les réseaux sociaux (Cambridge Analytica), en allant plus loin que le respect du RGPD et des règles imposées par le cadre législatif qui se limitent au recueil du consentement et au capping.
L’IA à l’écoute - les données personnelles au service de l’expérience utilisateur
A travers une expérience de visionnage sans friction pour le consommateur, la publicité augmentée par l’IA pourra mettre davantage le focus sur la pertinence et l’impact.
France Télévisions Publicité (FTP) a lancé cet été l’offre AKOUO (du grec écouter) pour « accompagner les grands annonceurs dans leur connexion pertinente avec leurs cibles » (Virginie Sappey, Directrice Marketing et Études FTP) en décloisonnant des data. Quatre types de données complémentaires (et anonymisés) sont connectés via des champs sémantiques par NLP et NLU :
- les data conversationnelles issues des données publiques du web,
- les data marques collectées par Yougov
- les data comportementales, provenant de Kantar,
- les data programmes, issues du Quali TV d’Harris Interactive.
FTP propose ainsi à ses annonceurs des recommandations et une vision holistique des publics pour un audience planning contextuel au cœur de l’offre de programmes TV et numérique. Avec un objectif assumé : la préservation des publics et la protection des marques en évitant la surenchère. Plutôt qu’une personnalisation à outrance, la régie publicitaire de France Télévisions offre une segmentation des publics grâce à une connaissance plus fine des imaginaires et comportements sociaux mise en regard de la segmentation de l’offre publicitaire.
Ainsi, « en associant la puissance de la télévision et le ciblage du digital, la publicité segmentée propose le meilleur des deux mondes » annonce Marianne Siproudhis, directrice générale de FTP.
Diffusion ciblée, mesure adaptée
Avec l’arrivée de la TV adressée, les chaînes de télévision, média de masse par excellence, vont diffuser des écrans publicitaires à des publics ciblés. Parallèlement, la télé va aussi vendre ses espaces en programmatique. Comme pour la précédente révolution de la consommation, le multi-écrans, il faudra s’accorder sur les outils de mesure de l’efficacité de ces écrans ciblés capables de faire le lien entre l’univers linéaire de la télévision, celui de la TV adressée et le digital, afin de garantir la confiance indispensable au développement de ce nouveau marché.
Aux Etats-Unis, où la publicité adressée à la télévision a été lancée en janvier 2020, Nielsen commence aujourd’hui a mesurer les premières audiences. Les clients de Nielsen auront accès à des évaluations comprenant le reach, la fréquence et l'analyse des doublons pour mesurer l’impact d'une campagne publicitaire individuelle, y compris sur les médias numériques. Nielsen prévoit d’être pleinement opérationnel au cours du premier semestre 2021.
En Europe, de grands groupes de radiodiffusion tels que Mediaset et RTL en Allemagne et en Italie déploient des offres publicitaires adressables basées sur la norme HbbTV (Hybrid Broadcast Broadband TV), un format qui est en train de vivre sa "renaissance" grâce à l’IA. En France c’est surtout par l’IPTV (télévision via les box), le premier mode de réception de la télévision dans l’héxagone, que sera diffusée la télévision segmentée. L’enjeu pour Médiamétrie est ici de mettre en regard les données des box avec le comportement individuel du téléspectateur, le tout dans « un écosystème de mesure consolidé, neutre et indépendant ».
Innover « inside the box »
Dans son livre Subprime Attention Crisis l’auteur Tim Hwang prévoit pour la publicité numérique - le cœur battant de l’Internet gratuit – une crise semblable à celle des subprimes en 2008. Elle serait surévaluée en raison de l'opacité du marché (Facebook vient justement d’avouer une nouvelle erreur de mesure), mais peu d'acteurs sont prêts à faire remarquer que « l'empereur de la publicité n'a pas de vêtements ». Tout comme lors de la crise des prêts hypothécaires à risque, une fois que les gens auront pris conscience de la valeur réelle des publicités numériques, selon Tim Hwang, le marché pourrait s'effondrer.
Avec ces mêmes technologies intelligentes qui entrent dans la télé - programmatique et automatisation de l’achat sur la base de la performance d’un côté, et segmentation de l’autre - la publicité à la télévision fait enfin sa mue d’une diffusion linéaire à une expérience plus ciblée, et donc potentiellement plus pertinente pour l’audience.
La publicité adressée à la TV peut créer une véritable valeur ajoutée à la fois pour les annonceurs et les cibles à condition d’offrir une expérience sans friction, une transparence vis-à-vis des utilisateurs et une précision maîtrisée de la diffusion qui évite les ciblages basés sur des stéréotypes discriminants. Ainsi, l’IA pourra réellement réformer le marché publicitaire TV, en proposant une fiabilité à l’échelle, un meilleur confort d’utilisation et pourquoi pas aussi de nouveaux formats créatifs.