Par Vincent Carlino et Marie Rumignani, chercheurs à l'Académie du journalisme et médias (AJM) de l'Université de Neuchâtel
Article originellement paru sur le site de l'Observatoire Européen du Journalisme (EJO), repris sur Méta-Media dans le cadre d'un partenariat avec l'EJO
Le lancement plus que remarqué de la chaîne Twitch de Samuel Étienne fin décembre 2020 marque un tournant symbolique dans le rapport entre journalistes, publics et plateformes numériques. Issu de la télévision et de la radio, journaliste à France Info et présentateur du populaire jeu télévisé « Questions pour un Champion », Samuel Étienne rassemble quotidiennement plus de 10’000 viewers avec son émission « La matinée est tienne » sur Twitch, plateforme jusqu’ici connue pour la diffusion de jeux vidéo.
Créneau horaire encore peu occupé, les matinales gagnent en popularité sur Twitch et constituent un moment idéal pour rassembler des communautés entre 20 et 35 ans, bien plus en attente d’actualité et exigeantes sur le traitement de l’information qu’on ne le laisse entendre. Samuel Étienne construit sa matinale sur un exercice historique bien connu des rédactions, la revue de presse, à laquelle il donne une seconde vie sur Twitch. Un choix éditorial découlant avant tout d’un profond attachement pour la presse écrite, et d’une envie de la faire vivre.
« Parler de mes intérêts personnels ou faire du jeu vidéo, ce n’est pas intéressant. J’avais envie plutôt de parler de ma passion pour la presse, pleine de diversité mais qui souffre, et de faire ce que je fais tous les jours, la revue de presse. »
Ce succès est loin d’être soudain et résulte d’un long processus de compréhension et d’appropriation de la plateforme devenue le nouveau terrain d’exploration des journalistes en 2021. Nous avons rencontré le journaliste pour l’interroger sur la conception de sa matinale, qui fédère une communauté forte et engagée. L’adoption de la culture gaming non pas comme sujet, mais comme état d’esprit pour concevoir sa chaîne apparaît comme un élément central pour s’approprier la plateforme en tant que journaliste.
Lire la presse comme on streame un jeu vidéo
Lancée en 2011, Twitch s’est construite autour de la diffusion et du commentaire en direct de jeux vidéo. Rachetée en 2014 par Amazon, elle compte parmi les principales plateformes de contenus, avec des lives attirant des milliers de spectateurs. En 2020, la crise du Covid-19 accentue les usages du streaming et accélère l’ascension de Twitch en l’étendant à du contenu hors gaming (culture, divertissement, musique, etc.). Les streamers constatent une hausse de leurs audiences tandis que d’autres lancent leurs chaînes. Parmi eux, on retrouve des créateurs et créatrices de contenus issu.e.s d’autres plateformes, et on peut observer depuis quelques temps l’arrivée de journalistes (entre autres, Ostpolitik qui collabore régulièrement pour Mediapart).
Cette augmentation propulse en juin 2020 la catégorie « Just Chatting » devant le streaming des jeux vidéo populaires tels que League of Legends, Grand Theft Auto V, ou Fortnite. (source : StreamElements). Le hors gaming désigne en principe les discussions en tout genre entre les streamers et leur communauté avant de jouer [1]. Aujourd’hui, le « Just Chatting » s’étend à des émissions entières de talk-show aux sujets aussi divers que variés. Par exemple, la chaîne Accropolis où Jean Massiet commente en direct les débats à l’Assemblée Nationale française. Ou encore la Nuit de la culture du streamer multigaming Étoiles qui regarde et commente en direct les émissions de « Questions pour un champion » (ce dernier a justement accompagné Samuel Étienne comme nous le verrons plus loin).
De la même manière qu’on regarde un streamer évoluer dans un jeu vidéo, les contenus s’imprègnent de la culture vidéoludique où le visionnage fait partie intégrante de l’expérience. Dans le chat, les spectateurs commentent les contenus du streamer et l’accompagnent dans sa progression (conseils sur la qualité sonore et visuelle de la diffusion, participation à des sondages, etc.). Une partie des spectateurs et spectatrices est d’ailleurs attachée au ton et à la personnalité des streameurs et streameuses qui embrassent clairement cette approche.
La matinale de Samuel Étienne s’ancre de facto dans cette logique, où il souhaite avant tout « lire la presse comme on regarde un jeu vidéo ». Le concept est assez simple : on regarde le journaliste lire la presse du jour, et il explique les mécanismes de sélection de ce qui fait l’actualité. Twitch devient alors une opportunité pour le journaliste d’exprimer sa passion pour l’actualité sans mettre en jeu son identité professionnelle ni devoir se plier à un format éditorial prédéterminé (notamment sur la durée). Toutefois, cette liberté s’est obtenue au prix d’un long processus de compréhension et d’appropriation des codes afin de produire un contenu cohérent avec l’esprit et les publics de la plateforme.
Une rencontre spontanée avec le streaming
L’arrivée de Samuel Étienne sur Twitch est moins soudaine qu’on ne pourrait le penser et résulte d’un long travail de préparation et de découverte. Son insertion ne se limite pas à la conception d’un « format », ni à l’adaptation de contenus qu’il produit déjà par ailleurs (une stratégie qu’adoptent des médias traditionnels, et qui perdure parfois). Pour Samuel Étienne, les membres de Twitch constituent non seulement un public exigeant, mais « fier de ce qu’ils ont inventé, un espace à eux ».
L’enjeu était d’en comprendre les codes, mais aussi de convaincre les utilisateurs déjà installés qu’il était en mesure de se les approprier. Sa rencontre avec le streamer Étoiles a été l’occasion de se confronter à la plateforme et d’en comprendre les usages en direct en collaborant avec lui pendant 9 mois.
Au cours de ses « Nuits de la culture » , le streamer se filme en train de jouer en même temps que les candidats de l’émission. Commentant ses parties en direct avec ses viewers, le streamer marque des pauses pour commenter les performances des candidats ou pour creuser certaines réponses en cherchant des informations sur Internet. L’émission connaît un grand succès, si bien que les « Nuits de la culture » accueillent d’autres streamers invités (Antoine Daniel, Ponce, Mister MV, etc.). En mars 2020, l’animateur de « Questions pour un champion » lui-même est convié. Au-delà de l’événement de la rencontre entre l’émission de France 3 et son double sur Twitch, il s’agit pour Samuel Étienne d’une découverte totale de la plateforme.
« Étoiles a été mon traducteur, mon sherpa. Il m’a expliqué des choses, souvent en direct, avec toutes ses qualités de cœur et d’intelligence. Pourquoi les gens disent cela, pourquoi les gens font des « F » partout, quel est ce jeu vidéo dont vous parlez ? »
Salut Samuel est-ce que vous connaissez Twitch ? https://t.co/cmvthe1sZB
— Etoiles (@AREtoiles) March 29, 2020
Avant même d’envisager ce qu’il pourrait y faire, le journaliste a passé du temps à expérimenter la plateforme. Son apprentissage s’est fait par la pratique mais aussi en transparence avec le public, ce qui a permis de valoriser les connaissances et usages propres à la communauté des streamers. Son intégration s’est avérée payante puisque Samuel Étienne a été invité à participer à la dernière édition du Z Event, événement caritatif le plus lucratif du monde sur Twitch, pour notamment y animer une édition spéciale de la « Nuit de la culture » avec Étoiles, intitulée pour l’occasion « Questions pour un streamer ». Au-delà du succès de l’événement, cette participation a une portée symbolique : le journaliste est désormais accueilli parmi les plus gros streamers français.
Son approche est itérative, procède par touches, pour déterminer par exemple le bon dosage d’humour ou de références culturelles, « jamais plus que des clins d’œil discrets pour créer de la complicité et montrer du respect et de la curiosité » aux personnes qui le regardent. Elle se fonde aussi sur une collaboration spontanée avec Étoiles, streamer installé sur Twitch. Celle-ci diffère des collaborations qui se nouent traditionnellement entre médias et plateformes puisque le duo ne s’est pas formé sur la base d’une stratégie de création pour concevoir la matinale du journaliste, mais sur leur passion commune pour la culture. Elle prend appui sur une opportunité, celle de recevoir l’animateur d’une émission très appréciée et streamée par Étoiles.
Ainsi, il s’agit de créer les conditions d’une rencontre entre le journaliste et la plateforme sans déterminer en amont son succès ni la forme qu’elle prendra et comment elle pourra évoluer. Cette approche organique qui laisse vivre et se développer le projet dans de multiples directions est aussi rendue possible parce qu’elle est portée par Samuel Étienne plutôt que par un média. Le journaliste passe alors une partie de son été à préparer le lancement de sa propre chaîne Twitch, toujours accompagné d’Étoiles, son « maître Yoda, qui [lui] dit quel matériel acheter et comment faire [ses] réglages« . Il décide de faire une revue de presse, à la fois en tant que « passionné de presse écrite » et pour la liberté de l’exercice qui permet de « faire entendre une musique » à travers le choix des articles présentés et la manière de les commenter.
Une relation avec le public fondée sur une démarche de sincérité
La question du format et de son public émerge au bout de 9 mois d’expérimentation de la plateforme – Samuel Étienne a participé à dix éditions de la « Nuit de la Culture » avant de se lancer en son nom. Conscient que le public de Twitch est différent de celui de la matinale de France Info, il refuse toutefois de réduire sa matinale à un programme réservé aux jeunes publics.
« Ce n’est pas ce que vous dites aux gens qui intéresse tel public. Il n’y a pas d’âge pour la curiosité, l’envie d’apprendre, ou pour rire. Je leur ai proposé un truc de vieux, sur des trucs de vieux, que sont les journaux papier, que ces jeunes ne lisent pas parce qu’ils ne les connaissent pas. »
En revanche, la variable générationnelle est liée à la forme donnée à la matinale, inspirée des codes et de l’esprit de Twitch dont il s’est longuement imprégné. Des codes qui permettent de faire durer la matinale pendant une heure et demie, de prendre des pauses café devant ses spectateurs, ou d’inclure le magazine « Ronron » dans sa revue de presse. Le résultat, « La matinée est tienne », est à la fois proche des codes du gaming (notamment parce que son présentateur fait preuve d’autodérision et est attentif aux commentaires dans le chat) et s’en éloigne fortement avec la revue de presse, exercice journalistique traditionnel. À noter qu’il refuse les dons financiers (les subs) ou de développer des émoticônes spécifiques à sa chaîne (les emotes), deux éléments pourtant caractéristiques de Twitch.
« Jeune dans la forme et intergénérationnel dans le contenu », la clé du succès de Samuel Étienne sur Twitch ? La réponse est plus complexe pour celui qui reste modeste vis-à-vis des records d’audience qu’il atteint à chaque diffusion (parmi les tops streams en France et dans le monde). Son approche de la plateforme ne vise pas seulement à atteindre les jeunes publics, mais à susciter l’intérêt des gens « avec une promesse toute simple : dire aux gens ce qui fait la une dans leurs journaux ».
Petite « La Matinée Est Tienne » maintenant sur https://t.co/Ii9R8nTIPu
Vous venez lire les journaux et parler de la vie avec moi ? pic.twitter.com/J7dZKZ5AXv— Samuel Etienne (@SamuelEtienne) January 11, 2021
Cette posture fait écho à l’incarnation des formats journalistiques développés sur les plateformes numériques. Au-delà la personnalité qui permet de mettre un visage sur un format, l’incarnation se fait aussi au niveau des valeurs et du discours que portent les journalistes à travers leur format. Twitch amplifie cette incarnation avec des streams particulièrement longs qui instaurent un rapport privilégié avec le streamer. En lançant sa chaîne, Samuel Étienne ne cherche pas à changer sa personnalité, mais au contraire à assumer et diffuser sa passion pour l’actualité et les journaux. Il propose ce qu’il sait faire de mieux et ce qu’il a à offrir, sans chercher à se fondre dans des tendances.
Faire se rapprocher les publics
L’expérience du streaming modifie la posture du journaliste vis-à-vis de ses publics. Au-delà du succès de sa chaîne personnelle, la rencontre avec la plateforme, ses codes et sa communauté enrichit le rapport que le journaliste entretient avec ses publics. L’expérience de La « Nuit de la culture » avec Étoiles y est pour beaucoup l’amène à se définir comme un « passeur intergénérationnel » :
« Je reçois des témoignages assez forts qui m’ont vraiment touché. Je vois un petit fils qui me dit « avec papy on ne se parlait pas trop et puis un jour il s’est rendu compte que je regardais la Nuit de la culture, il m’a demandé de lui expliquer ce que c’était et maintenant on regarde Questions pour un champion ensemble. »
Qu’il les produise pour la télévision ou pour Twitch, ses contenus ne changent pas sur le fond. En revanche, le journaliste cherche à travailler la relation qu’il bâtit avec ses publics en fonction des plateformes qu’il investit. À la télévision, le rapport avec les spectateurs est différent de celui qu’il construit sur Twitch. Pourtant, la matière sur laquelle reposent ses émissions ne change pas, si bien que le journaliste observe :
« au sein d’une même famille, les gens se rendent compte qu’ils avaient l’impression que leurs centres d’intérêts étaient très éloignés, avec le gamin qui passe sa nuit sur Twitch, et en fait ils regardent les mêmes choses, formatées différemment. »
Plus qu’une séparation entre médias dits « traditionnels » et « nouveaux », le succès de la matinale de Samuel Étienne montre comment des ponts peuvent être tendus entre les deux univers. Une circulation entre télévision et internet qui s’effectue au prix d’une démarche singulière de compréhension et d’appropriation de la plateforme, sans connaître ni définir à l’avance ce qu’elle peut apporter, ni sous quelle forme. Pour l’heure, « La matinée est tienne » fait se réunir une communauté de plus de 147’700 followers et participe d’une forme d’éducation aux médias sur Twitch. Pour le journaliste, une certitude demeure : « mon image d’homme de télévision a changé ». Nul doute qu’à France Télévisions les lignes commencent aussi à changer.
[1] Sur Twitch, les catégories occupent une place importante dans l’algorithme de recommandation car elles peuvent attirer des communautés importantes de joueurs d’un jeu vidéo particulier. Les streamers décident eux-mêmes de la catégorie de leur contenu et il est courant de les modifier pendant la diffusion en fonction des jeux joués.