Lutte contre la désinformation : "Pour gagner une bataille il faut commencer par avoir une armée"

Par Nathalie Gallet, MediaLab de l’Information France Télévisions

La Trusted News Initiative et la BBC Academy ont proposé cette semaine une conférence virtuelle de trois jours sur la confiance dans les informations, une vue du front de la lutte contre la désinformation. Toutes les facettes les plus importantes de ce fléau ont été débattues : Pourquoi croit-on ou ne croit-on pas, quels publics sont les plus fragiles devant la désinformation, quel rôle ont les journalistes dans cette lutte, la technologie comme appui, bref, quelles sont les actions concrètes à mettre en place pour regagner la confiance des audiences.

Cette conférence fut aussi l’occasion d’annoncer une nouvelle recherche indépendante de l'Institut Reuters pour l'étude du journalisme (RISJ), financée par BBC World Service, qui souligne l’importance de labels indépendants de vérification des faits dans la lutte contre la désinformation autour du Covid-19.

Connaître son public, et ses biais cognitifs

Tout le monde peut s’exprimer sur Internet. Il y a tellement d’informations que l’on ne distingue plus le vrai du faux. La désinformation a de plus en plus de facilité à s’immiscer dans l’esprit des gens. Le seul moyen d’y faire face est de connaître son audience pour gagner sa confiance et savoir comment l’atteindre avec la bonne information. 

45% des lecteurs ne passeraient que 15 secondes sur un articleet 60% des personnes ne reviendraient pas sur l’article pour approfondir ce qu’ils ont lu. Il y a toujours plus de recherches sur la perception, comment une audience reçoit les informations. Pourquoi une population croit-elle les fausses informations plus qu'une autre ? Dans les résultats d’études on découvre que le cerveau humain est parfois plus à même de se souvenir d’une désinformation que d’une information.

Les fausses informations sont répétées jusqu’à obtenir “satisfaction” auprès de la cible. Elles exploitent par là même le biais de confirmation. C’est un fonctionnement du cerveau qui vous aveugle : tout ce qui peut contredire une croyance devient impensable. Alors si vous avez cru à une fausse information parce qu’elle vous a été délivrée plusieurs fois, relayée par des personnes que vous connaissez, appuyée par une recherche sur internet qui vous a apporté des articles ou vidéos dans le sens de la fausse information, votre cerveau deviendra imperméable à la « bonne information », même si on vous l’explique et que l’on vous prouve que vous avez été trompé. Il y aura toujours un indice qui semblera vous prouver que la fausse information est la bonne. Il y a alors de fortes chances pour que ce soit celle-ci que vous reteniez...

Des études montrent qu’il ne faut pas contrer une fausse information trop tôt sous peine de la diffuser plus largement qu’elle ne l’aurait été sans l’intervention d’une vérification. Cette action mettant la lumière sur la désinformation, elle risque de favoriser plus la fausse nouvelle que sa contre-mesure explicative.

Notre cerveau est si complexe et nos réactions si diverses selon nos origines géographiques, selon notre milieu socio-culturel, notre possibilité d’accéder aux bonnes informations ou non, que le “désordre informationnel” est extrêmement complexe à comprendre. Selon Claire Wardle, cofondatrice et directrice de First Draft, “nous devons [mieux] comprendre l’écosystème à travers des études de chercheurs expérimentés, pas des études d'étudiants de première année”. Un process qui prendra des années, mais qui est indispensable pour nous rapprocher de solutions durables contre la mécanique de la désinformation. 

Trouver de nouvelles méthodes pour informer, avec son public

Pour gagner une bataille il faut avoir une armée”, explique Clara Jimenez Cruz, journaliste, directrice et cofondatrice de Maldita.es.  
Le site s’engage dans un dialogue permanent avec ses lecteurs, et la rédaction de Maldita.es s’aperçoit que leur audience devient alors l'ambassadrice et le relais de leur travail.

Les lecteurs des articles de vérification de Maldita.es peuvent atteindre plusieurs personnes avec le message de contre-mesure de la désinformation. Ils partagent leur savoir avec leurs connaissances - familles, amis- , et ont ainsi plus de chances d’être écoutés. Autre technique mise en place : Maldita étudie les acteurs de la désinformation et utilise des visuels ressemblants pour ses articles. Selon Clara Jimenez Cruz, cette technique porte ses fruits, peut-être parce que les personnes attirées habituellement par des sites connus pour leur biais de désinformation retrouvent une sorte d’univers visuel qui les met à l’aise. La tentative de Maldita.es a un sens si cela permet de diffuser une bonne information auprès d’un public mal informé.

Désinformation, mésinformation, quelle différence ? Abbie Richards, l’explique à sa manière dans une vidéo sur TikTok 

@tofologySome sources in comments♬ Act 2: In the Hall of the Mountain King - Edvard Grieg

Abbie Richards est une jeune scientifique qui a réalisé l'étendue de la désinformation pendant la pandémie. Elle a commencé à créer des vidéos expliquant le conspirationnisme. Son graphique au crayon de papier a fait 1 million de vues. Elle a continué sur cette voie en tentant d’éclairer son public sur les méthodes qui permettent l’aveuglement des esprits, notamment avec une série de vidéos sur le mouvement Qanon. Scientifique, mais pas journaliste, son seul objectif est de permettre aux gens de retrouver leur esprit critique.

Sa méthode est basée sur l’humour, le jeu de rôle, mais aussi des argumentaires sérieux. Abbie Richards réussit là un beau tour de force en embarquant quelques centaines de milliers de jeunes vers des connaissances essentielles pour ne pas “tomber dans le panneau” de la désinformation.

A l'autre bout de la planète, en Indonésie, la BBC réalise aussi des programmes adaptés pour son jeune public. Après l’avoir sondé, ils ont mis en place des petites séries de vidéos, explique Ankur Garg, directeur de BBC Media Action. 


C’est dans toutes ces initiatives qu’un public grandissant, sensible au fonctionnement de la désinformation, aide à lutter contre la désinformation et la mésinformation en relayant son savoir.

La technologie, un complément essentiel

Des médias et des géants de la tech s’allient pour permettre à la technologie d’appuyer les journalistes dans leur quête de la vérité.
Ces deux mondes parallèles se complètent : quand l’œil de l’homme ne peut pas grand-chose, les méta-données cachées ou les modèles entraînés à l'IA peuvent lever le lièvre que l’humain n’aurait pas détecté.

Il y a beaucoup d’initiatives aujourd’hui mais celle qui a été présentée tient dans le fait de “marquer” les contenus proposés par des entreprises fiables pour qu’ils soient repérés s’ils sont réutilisés d’une manière abusive, une sorte de "certification de la bonne information". La Coalition for Content Provenance and Authenticity (C2PA) s'attaque en effet à la prévalence des informations trompeuses en ligne en développant des normes techniques pour certifier la source et l'histoire (ou la provenance) du contenu médiatique. La C2PA est un projet de la Joint Development Foundation, formé par une alliance entre Adobe, Arm, Intel, Microsoft et Truepic.

Les fact-checkers doivent persévérer 

Faire du fact-checking est parfois dangereux, et les fact-checkers témoignent être la cible de certains pouvoirs, de partis extrémistes, de groupes conspirationnistes. Travailler dans l'une des organisations officielles de fact-checking, un media reconnu, peut aider. Les hiérarchies mettent en place des "boucliers" pour protéger leurs employés du harcèlement et des menaces. Parfois ils vont jusqu'au dépôt de plainte pour éloigner le danger. Alors qu’est-ce qui pousse ces professionnels à continuer ? Les journalistes de la Trusted News Initiative, appuyés par le directeur général de la BBC, Tim Davie, évoquent leur foi dans un journalisme d'enquêtes sérieuses essentielles à un monde démocratique.

La Trusted News Initiative (TNI) réfléchit depuis 2019 à la manière dont les plateformes technologiques mondiales et les organisations médiatiques peuvent jouer un rôle en travaillant ensemble pour protéger ce qui est dans notre intérêt mutuel : la confiance en l'information. Composée de quatre grandes plateformes tech et de certains des noms les plus fiables du journalisme mondial, notamment la BBC, l'AFP, AP, l'UER, Reuters et le Washington Post, elle se bat afin d'atteindre son public avec une information vraie, sérieuse et concrète.
Faire son travail d’enquête avec des règles précises, une éthique, des preuves et relayer les résultats de manière transparente constitue l’arme de base des journalistes. 
Ce fond n’empêche aucunement d'adapter la forme de présenter les enquêtes pour que l’information remporte la victoire devant l’ignorance ou pire, la manipulation.

Faire un excellent travail en présentant l'information “à la manière” de nos publics, ce serait, si l’on écoute les conférenciers du TNI, une des solutions pour démêler quelque peu ce “désordre informationnel” et permettre aux citoyens de savoir à quoi s’attendre quand ils cherchent à s’informer.