Kati Bremme, direction de l’Innovation et de la Prospective, France Télévisions
En juillet 2021, le New York Times s’est interrogé : « Sommes nous déjà dans le métavers ? ». Trois mois après, en pleine tourmente médiatique et juridique, Mark Zuckerberg change le nom de son entreprise en « Meta » et se lance dans « un internet incarné où vous êtes dans l'expérience, pas seulement en train de la regarder ». Depuis, les médias du monde entier ne cessent de nous rebattre les oreilles avec un mot à la mode devenu amorphe à force de répétition - et par manque de définition – , sans pour autant que l’on ne saisisse réellement ce qui nous arrivera à court, moyen ou long terme dans cette nouvelle itération hypothétique d'Internet.
Le nouveau filon d’or, après les réseaux sociaux, serait-ce la création de communautés sociales et de travail virtuelles ? Ou le métavers, est-il seulement la nouvelle télé 3D ? Les crypto-investisseurs disent qu’ils sont en train de construire le métavers, les gamers vivent déjà en plein dedans depuis Second Life, et le monde de l’art le monétise déjà. Selon un rapport de L'Atelier, l'économie virtuelle émergente compte quelques 2,5 milliards de personnes et génère des milliards de dollars chaque année. Nos vies se passent de plus en plus « online », il devient donc de plus en plus difficile de faire la distinction entre la vie « réelle » et la vie « virtuelle ». Serait-ce le premier cercle d’un potentiel enfer du métavers ?
Dans ce cahier, nous avons invité sociologues, sémiologues, créateurs, industriels, journalistes et experts des médias à nous partager leur vision du métavers, et ses possibles impacts sur les médias en quête d’immersion et d’interaction.
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Définitions de l’écosystème autour du métavers
Arrêtons-nous quelques minutes sur ce mot-valise « métavers » et les déclinaisons qui gravitent autour de lui. Le concept de « métavers » est un terme qui trouve son origine dans la littérature de science-fiction, plus précisément chez Neal Stephenson, qui a fusionné les deux mots « méta » et « univers » dans son roman dystopique Snow Crash, sorti en 1992. Pour ceux qui préfèrent le cinéma aux livres, le film Ready Player One de Steven Spielberg offre un bon aperçu de ce que pourrait être un métavers. Car, disons-le tout de suite : il n’existe aujourd’hui aucun métavers. En tout cas pas dans sa définition restreinte qui sous-entend des univers virtuels persistants interopérables dans lesquels des humains sous forme d’avatars peuvent interagir entre-eux et avec l’environnement en temps réel.
Matthew Ball avait prédit l'avènement d’un « état quasi-successeur de l'internet mobile » qui réunirait matériel, contenu, paiements, réseaux et autres technologies dans un espace virtuel, pour se divertir, échanger, vivre des expériences impossibles dans le monde réel, mais aussi travailler, consommer et investir. Le métavers subit aujourd’hui un peu le même sort que l’Intelligence Artificielle : à force de présenter le métavers comme le nouvel Eldorado, on l’accessoirise tout simplement de technologies déjà à notre disposition, pour pouvoir le vendre tout de suite.
Les métavers utilisent tous les types de réalité : augmentée, virtuelle, mixte et étendue.
Quand on parle de métavers, les NFT ne sont pas loin. C’est peut-être même l’élément le plus visible d’un nouveau monde virtuel, que les médias se sont appropriés au plus vite pour valoriser leurs archives et gamifier leurs stars, et dont la définition a trouvé son chemin dans le dictionnaire Merriam-Webster. Dictionnaire qui a d’ailleurs été vendu comme... NFT. Un NFT est un objet virtuel qui est certes accessible pour un large public et facilement copié (comme beaucoup de choses sur Internet) mais dont la rareté et l'authenticité du certificat de propriété est garantie par la blockchain. La blockchain, elle, est comme un « grand cahier informatique, partagé, infalsifiable et indestructible », décrit le mathématicien Jean-Paul Delahaye. Le Web 3.0 enfin, serait le successeur du Web 2.0, dans lequel on n’achètera désormais plus des noms de domaine, mais des morceaux d’Internet.
Les experts vous diront : la réalité étendue est une catégorie de technologie, ce n'est pas le métavers. Le Web 3.0 est une ère, ce n'est pas le métavers. Les NFT sont des JPG sur le www, ils ne sont pas le métavers. Les mondes des jeux sur Internet ne sont pas le métavers. Mais tous ces éléments, augmentés par les algorithmes et l’IA que nous connaissons déjà des réseaux sociaux, feront bien partie du réseau du métavers et de l’internet spatial dans lequel on retrouvera bientôt de nouveaux amis : la chanteuse virtuelle Luo Tianyi, le bot IA Kuki ou encore l’influenceuse méta-humaine Ayayi.
La réalité virtuelle sociale comme ersatz de vie (sociale) dans la pandémie
Le métavers a pu prendre son envol ces derniers mois sur fond de pandémie mondiale et sa série de confinements, qui a poussé au renforcement du phénomène digital. Le monde entier étant séparé physiquement, les plateformes qui recréent virtuellement un échange social ont fleuri, certaines relançant des environnements déjà existants (Facebook Horizon depuis 2019, VRChat depuis 2014), certaines nouvelles, comme Ifland, proposée par SK Telecom en Corée du Sud. L’acceptation du virtuel, déjà bien ancrée en Asie, qui a depuis longtemps son présentateur de JT virtuel, se fait plus grande en Europe, face au besoin « d’interagir avec des gens du monde entier » (promesse de VRChat).
Avec la pandémie, les plateformes de gaming ont évolué de façon impressionnante. Disposant déjà de l’environnement technique, il suffisait juste d’ajouter des expériences et de nouvelles activités. Au-delà du jeu, elles deviennent espace de coworking, de rencontre, même de création artistique, et offrent un espace « où on ne peut pas attraper le Covid », comme le remarque le Financial Times, qui vient de proposer sa première interview dans le métavers.
Salons internationaux virtuels avec avatars, concerts virtuels, Fashion Week et expositions dans Animal Crossing - un monde auparavant réservé aux geeks gamers s’est ouvert à un public plus grand, en quête d’une copie plus ou moins réussie de la réalité physique. En Chine, 84% des consommateurs disent que la technologie a renforcé leur relation avec des amis et la famille (Wunderman Thompson).
Le gaming n’est pas seulement un nouveau média : c’est une nouvelle façon active de consommer. Ce que n’ont finalement pas su offrir les plateformes sociales, les plateformes de gaming se proposent de le combler : l’engagement et l’interactivité, que les médias recherchent depuis longtemps pour se rapprocher de leurs publics, et plus encore depuis la pandémie. On réplique facilement nos intérêts, routines et obsessions dans le monde numérique : relations virtuelles, consommation avec l’achat des vêtements pour nos avatars ou la construction de maisons virtuelles, rencontre d’amis virtuels dans des bars virtuels. Deux Américains viennent même de se marier dans le métavers.
Le gaming est la nouvelle TV
Nick Fajt, CEO de la startup Rec Room, proclame que le « gaming est le nouveau “social” ». Le gaming ne remplacera pas seulement les réseaux sociaux (synonyme d’Internet dans beaucoup de pays), mais aussi la télé. La Social VR s’attaque au secteur du divertissement à l’exemple de la plateforme Bigscreen, qui annonce un partenariat avec Paramount Pictures pour regarder des films dans un cinéma interactif avec d’autres personnes. Fortnite tente de créer « l'expérience de divertissement du futur », selon Donald Mustard, directeur créatif chez Epic Games, qui poursuit : « Ce sera un nouveau média, où il s'agira d'une expérience de divertissement mixte comportant des éléments interactifs ».
Face à ce scénario, la télé se met au gaming : la chaîne ITV propose de nouveaux canaux de visionnage grâce au mode créatif de Fortnite, en y recréant son jeu télévisé The Void. Netflix a créé un monde interactif Stranger Things dans Roblox en juin, fusionnant ainsi les univers du streaming et du jeu, et vient de lancer Netflix Gaming sur mobile.
Le concert inédit de Travis Scott, qui s’est déroulé en avril 2020 dans Fortnite, a attiré 12,3 millions de (télé)spectateurs au plus fort de l'événement, et en novembre 2020, l’avatar de Lil Nas X, icône de la génération Z, a rassemblé 33 millions de spectateurs sur Roblox. L’organisateur du festival de film de Tribeca et Epic Games ont annoncé une collaboration pour aider les cinéastes à utiliser la plateforme Unreal Engine comme base créative pour leurs contenus. En effet, si le métavers veut devenir la nouvelle télé, il doit trouver des producteurs de contenus pour remplir ses vastes étendues virtuelles.
Nouvelle esthétique, nouvelle cible
Qu’il s’agisse d’une délocalisation sur les plateformes de gaming ou d’une simple reprise de l’esthétique gaming, il est évident que ces écosystèmes sont un moyen pour attirer des cibles jeunes. Roblox par exemple ne dispose pas seulement d’une large base de joueurs (43 millions d'utilisateurs actifs quotidiens, répartis équitablement dans le monde entier), mais 54 % des joueurs ont moins de 13 ans. Contrairement, par exemple, à Instagram, où les enfants de moins de 13 ans ne sont pas autorisés. Roblox est aussi un environnement plutôt sûr : il n'est pas centré sur la violence pour gagner un jeu. La RTBF y transpose donc naturellement son émission jeune public Rocky & Lilly.
L’univers virtuel feutré de ces jeux est l’endroit idéal pour une génération Z en quête de micro-sites et de communautés de feu de camp, où ils échappent au regard du monde et vivent un alter ego pour interagir avec leurs copains par le biais d'une multitude de services numériques, dans une réalité parallèle.
Il semble bien s’agir d’une tendance qui s’installe : Alors que les millennials passent leurs journées à scroller sur Instagram, les Gen Z et les Gen Alpha se retrouvent dans des espaces et des expériences virtuelles avec leurs amis.
E-sport et métavers
Quel est le lien entre le poulet frit et la League of Legends en Chine ? KFC a commencé à organiser des collaborations e-sport en Chine depuis 2015 et a depuis développé un modèle de marketing e-sport mature. En Occident, l’e-sport - intégration du numérique et du virtuel dans le domaine du sport - en pleine pandémie a certes souffert de l’annulation des grandes rencontres internationales, mais les professionnels du secteur ont redoublé d’imagination, établissant de nouvelles stratégies face à la crise, basculant tout ou partie de leur activité en ligne à l’instar de la League of Legends European Championship (LEC) proposée par l’éditeur américain Riot Games, qui fournit même les outils aux joueurs pour rester chez soi.
Dans la tendance du métavers ont voit aujourd’hui émerger des « mini-métavers e-sports » à la fois pour collecter des fonds et pour fédérer des communautés fidèles. La Global Esports accueille Arcadia et Session Games comme partenaires de développement, dans un contexte de convergence de l'e-sport et du sport, qui offre une possibilité d'amplifier le mouvement en faveur de l'égalité, de la diversité et de l'inclusion.
« Pensez-y comme à la télévision du samedi matin, mais pour le métavers », déclare de son côté Matthew Warneford, cofondateur de Dubit, un studio de jeux basé au Royaume-Uni, qui vient de lever 8 millions de dollars pour créer une ligue e-sport amateur, la Metaverse Gaming League (MGL), destinée aux plateformes de jeux en ligne, à commencer par Roblox.
GreenPark Sports, développeur de jeux sociaux fondé par l’ancien PDG de YouTube, Chad Hurley, vient de lever 31 millions de dollars juste avant le lancement de ses NFT carbon-neutres (héritiers des cartes Panini), et Espo a annoncé sa propre application web métavers, EspoWorld. Face à ces tendances, le responsable Jeux de YouTube, Ryan Watts, a tweeté : « Je pense que le play-to-earn est le prochain grand modèle de jeu, ainsi qu'un marché ouvert pour les objets numériques dans le jeu ; la plupart des actifs dans le jeu sont illiquides, ce qui me paraît insensé. Tout cela va changer à long terme grâce à la blockchain et aux NFT. C'est une évidence. » L’idée du métavers recèle en effet un fort potentiel pour les sports. Ce n'est pas pour rien que Netflix considère Fortnite - et non HBO ou Disney - comme son principal concurrent.
Le travail dans le métavers
Quand ce n’est pas pour consommer, échanger, jouer ou voyager, c’est pour travailler que les géants de la tech veulent nous inviter dans le métavers. « D'ici 2030, les nouvelles générations d'Oculus permettront aux utilisateurs de se téléporter d'un endroit à l'autre sans bouger de leur canapé, non seulement pour jouer et se divertir, mais aussi pour travailler », a déclaré Mark Zuckerberg dans un podcast de The Information. Le futur du travail serait-il une combinaison de téléportations, réunions avec avatars et hologrammes ?
Si l’on y réfléchit bien, après deux ans de pandémie, nous ne sommes pas si loin de cette vision digitalisée de notre vie professionnelle : Microsoft Teams, Zoom, Slack, Miro et Figma sont passés du statut d'outils de communication et de collaboration à celui de pseudo-plateformes de métavers. Dans l’air du temps, Facebook nous ressort son Horizon Workrooms, moqué lors de sa sortie initiale en 2019. Microsoft Mesh, de son côté, utilise la réalité mixte (MR). « Nous prévoyons de ne jamais revenir à cinq jours par semaine au bureau. Cela semble très démodé maintenant », a déclaré Alan Jope, PDG d'Unilever, lors de la conférence Reuters Next en janvier 2021. Spotify, Twitter et Deloitte UK sont, comme tant d’autres, passés au 100 % online. Quoi de plus naturel pour les géants de la tech que d’exploiter ce nouveau filon du télétravail en s'inspirant des mécanismes du jeu pour créer des lieux de travail virtuels qui favorisent la collaboration et la créativité ?
Dropbox a annoncé en octobre 2020 qu'elle devenait une « entreprise virtuelle avant tout », Gather, à l’esthétique Super Mario années 80, propose en pleine fatigue Zoom un espace de travail gamifié, et SpaceForm permet aux designers de travailler ensemble depuis le monde entier.
Pour les services de ressources humaines, il s’agira de réécrire des contrats entiers et des politiques d'emploi à partir de zéro, plutôt que d'essayer de modifier les règles existantes, car ce métavers du travail est un monde totalement différent.
De nouveaux mondes virtuels pour mieux vivre la réalité
Des dispositifs de réalité virtuelle peuvent dès à présent aider à améliorer le monde existant, par exemple en traitant l’anxiété sociale (Oxford VR). Et depuis EndeavorRx d’Akili Interactive en juin 2020, la FDA, l’agence du médicament américaine, a autorisé une série de traitements qui repose sur la réalité virtuelle. Selon Brennan Spiegel, directeur de l’un des plus grands programmes VR au Cedars Sinai Medical Center à LA, les bénéfices thérapeutiques de la VR seraient nombreux : baisser la tension, lutter contre les désordres alimentaires, l’obésité, les TSPT...
Alex McDowell, concepteur du monde de « Minority Report » et directeur du World Building Institute, utilise déjà les cadres de réalité augmentée, virtuelle et mixte pour disrupter les récits à point de vue unique afin de donner un sens au monde qui nous entoure. Une technologie utilisée entre autres pour comprendre le fonctionnement des cellules de cancer ou encore pour prédire l'avenir de la mobilité urbaine dans la ville de demain. L’Omniverse de Nvidia permet, entre-autres, aux ingénieurs et aux concepteurs de construire des jumeaux numériques physiquement précis de bâtiments et de produits, ou de créer des environnements de simulation photoréalistes pour former des robots ou des véhicules autonomes avant qu'ils ne soient déployés dans le monde physique.
La VR, puis le métavers, à travers des voyages dans l’espace et dans le temps (comme avec JourneeBox qui propose une expérience de voyage par abonnement) peut nous aider à reconstituer des mondes pour mieux les comprendre, construire les bases d’une société meilleure, et accessoirement baisser notre bilan carbone. 55% des Chinois considèrent un voyage virtuel comme intéressant.
Nouveaux modèles économiques pour structures historiques
L’une des raisons pour laquelle les mondes virtuels sont plébiscités en cette fin 2021 est indéniablement leur potentiel de monétisation sous diverses formes : monétiser des interactions sociales et professionnelles sur les plateformes de VR sociale, monétiser des bouts du World Wide Web sous forme de NFT, ou encore monétiser des événements culturels en les rendant accessibles au monde entier, là où la jauge d’une salle de concert dans la vie réelle est limitée.
Notre monde réel bascule dans le virtuel, et les marques ont sauté sur l’occasion. Des plateformes de jeu aux millions d’abonnés sont le nouveau moyen pour diversifier des marchés. Une aubaine pour les artistes du numérique, le métavers génère un nouveau mode de spéculation à l’image des CryptoPunks, des avatars pixellisés générés de manière unique, lancés par Larva Labs en juin 2017 – l'un des premiers projets NFT sur la blockchain Ethereum. Aujourd'hui, les CryptoPunks ont atteint un statut légendaire, abordant le monde de l'art grand public et faisant la Une des ventes aux enchères des grandes maisons d'art comme Christie's et Sotheby's, ce dernier venant d’acquérir un terrain dans le quartier des arts de Decentraland pour construire une réplique virtuelle de ses galeries londoniennes. Les NFT sont un outil permettant de prouver la propriété d'un actif numérique. Utilisant la même technologie blockchain que la cryptomonnaie Bitcoin, les NFT peuvent être attachés à n'importe quoi, d'un MP3 à une seule image JPEG, un tweet ou un clip vidéo.
— androolloyd.eth | 🕊 FreeRossDAO | 🦇 🔊 (@androolloyd) October 19, 2021
Les NFT poussent aussi plus loin l’idée de désintermédiation amorcée par la blockchain il y a quelques années, permettant au propriétaire d'une œuvre ou d'une collection limitée d'atteindre directement son public. Alors qu'auparavant, il n'était pas possible de vendre en ligne quelque chose comme le tout premier tweet (2,9 M $), un gif de chat (560.000 $ pour Nyan Cat) ou un JPEG (69 M $ pour Beeple), les particuliers, les entreprises (y compris les médias) ou les organisations culturelles peuvent désormais en tirer des revenus, à condition d'en être le propriétaire légitime. De CNN à Playboy, les médias se lancent donc dans la valorisation de leurs actifs sous forme de NFT. La valeur (spéculative) du virtuel dépasse même largement celle des objets réels : Un NFT (virtuel) de la première page de Wikipédia s’envole à 750.000 dollars aux enchères, quand l’ordinateur (réel) du fondateur de Wikipédia, Jimmy Wales, est, lui, parti à "seulement" 187.500 dollars. Et on assiste même à une véritable mise en abyme : un article du New York Times sur les NFT a été vendu pour 560.000 $ en tant que NFT.
Selon un rapport de 2021 de Technavio, la taille du marché de la publicité dans les jeux devrait augmenter de 11 milliards de dollars entre 2020 et 2024, un chiffre qui présage des capacités du futur métavers à attirer les marques, à condition de révolutionner leurs formats publicitaires.
Quinze ans après la ruée vers les îles dans Second Life, la course aux actifs virtuels est relancée dans un environnement technologique un peu plus sophistiqué, et avec des annonceurs qui créent déjà leur propre espace, à l’instar de Vans, Nike et plus récemment Ralph Lauren.
Avatars et identités
Le métavers peuplé d’avatars est la suite logique de l’expression personnelle augmentée par des filtres sur Instagram. « Les jeux [et par extension le métavers] deviennent des environnements dans lesquels les gens définissent leur identité » remarque Grant Paterson, responsable des jeux et de l'e-sport chez Wunderman Thompson. Grâce aux avatars, on n’aura bientôt plus besoin de chercher une meilleure version de nous-mêmes dans la vie réelle à coups de chirurgie esthétique. On pourra être autant de personnes que l’on veut dans l’espace virtuel, selon l’humeur du jour. Le « shifting », la nouvelle tendance des jeunes pour échapper à la réalité, lancé sur TikTok, où l’on s’imagine un scénario pour laisser son esprit s’y évader grâce aux techniques de méditation et de l'hypnose, pourra se transposer dans le métavers, où l’on pourra alors incorporer son héros préféré sous forme d’avatar et s’affirmer dans des identités étendues.
Les outils de création d’avatars pour le futur métavers sont de plus en plus sophistiqués : Unreal Engine’s MetaHuman Creator d’Epic Games peut désormais créer des avatars hyperréalistes. DNABlock propose des avatars aux créatifs pour faire passer leurs personnages et leurs récits du concept à la création grâce à l'animation 3D en temps réel. Les espaces virtuels en ligne pourraient être plus inclusifs que la réalité et offrir un nouveau lieu d’expression à tous.
De gatekeepers à une économie créative
Faire un parallèle entre l’industrie du luxe et les médias peut paraître absurde, mais les deux traversent ces dernières années une transformation tout à fait semblable. D’un monopole de prescripteurs et de « gatekeepers », de la mode d’un côté, et de l’information et de la distribution de contenus de l’autre, ils sont passés, à coups de nouveaux outils numériques, à un rôle de co-créateur. À une époque dominée par Instagram, TikTok et les influenceurs, l’industrie du luxe ne peut plus prétendre être le seul gardien faisant autorité de la mode. On observe le même phénomène du côté des médias : les créateurs ont de moins en moins besoin des chaînes historiques pour diffuser leur contenu, et le monopole de l’information n’est plus entre les mains des journalistes depuis l’avènement de Twitter – avec tous les problèmes que cela implique.
Le luxe s’est lancé depuis longtemps dans l’interaction virtuelle et ludique avec ses clients/son public et la maîtrise des technologies qui vont avec. Le métavers est déjà à l'origine de résultats impressionnants pour certaines marques. L'exposition Gucci Garden organisée sur Roblox a attiré plus de 19,9 millions de visiteurs. Le NFT est d’ailleurs l’artefact ultime du luxe : un objet sans aucune valeur d'usage avec l'unique plaisir de le posséder. En mars 2021, Gucci, encore, a sorti des baskets qui peuvent uniquement être portées en AR (avec la tech Wanna) – on sent comme un air du conte d’Andersen « Les Habits neufs de l'empereur ». D’un autre côté, loin de l’image d’exclusivité, le luxe a su adopter les codes d’un nouvel Internet interactif, notamment à travers Alibaba qui a popularisé le concept de liveshopping en Chine, phénomène qui arrive aujourd’hui en Occident.
Née au Japon, la tendance des idoles virtuelles s'étend aux sites de livestreaming grand public comme Douyin et Taobao. Ils sont aujourd'hui plus de 150, selon Virtualhumans.org, un site qui suit l'actualité des humains virtuels. Par définition, les influenceurs virtuels ou les influenceurs CGI, comme on peut aussi les appeler, sont des « personnes » fictives générées par ordinateur qui ont les caractéristiques, les traits et les personnalités réalistes des humains. Ayayi, premier «méta-humain » qui a été créée en mai 2021, est l'un des nombreux influenceurs IA de l'industrie chinoise des idoles virtuelles, qui a atteint une valeur de 540 millions de dollars en 2020, soit une augmentation de 70,3 %. Ces influenceurs virtuels représentent une alternative « plus sûre » aux stars physiques, tous actuellement pris dans des scandales.
Un large éventail de marques de mode, dont Prada, Puma et Yoox, créent leurs avatars aux côtés de Shudu et Lil Miquela. Un des arguments de la vente des mondes parallèles en VR : notre monde réel est en 3D. Nous savons donc nous mouvoir dans des mondes 3D. Avec l’évolution de la technologie, les interfaces numériques s’approchent de plus en plus du monde naturel et deviennent plus intuitives. Et dans le métavers, les possibilités de création semblent infinies.
Kerry Murphy, fondateur et CEO de maison de mode digitale The Fabricant, confie : « On attend juste le moment où ces habitudes quitteront le cercle restreint des gamers ». Dans VRChat et dans les autres environnements VR, la créativité collective est déjà mise en avant : chacun peut fabriquer son propre univers, ses propres avatars ou objets. Pour les Gen Z et Alpha, la customisation et la création sont des éléments fondamentaux de leur vie.
Snap a déjà anticipé ce désir d’être partie intégrante de la création en statuant : « Nous ne créons pas du contenu qui sera consommé, nous créons du contenu avec lequel les utilisateurs peuvent créer ». Le métavers pourrait lancer un effet boule de neige de la créativité. Selon Daren Tsui, CEO d’IMVU, « La créativité est le prochain status symbol ». La culture populaire devient de plus en plus digne de son nom. Davantage d'idées et de créations seront incitées et récompensées sans nécessairement être bloquées par des gatekeepers historiques. Une matière à réflexion pour les médias et leur rôle face à leur audience.
Nos données dans le métavers
D’un côté une idée de liberté illimité, de l’autre la problématique de la protection. Qu'il s'agisse de biens virtuels ou d'avatars alimentés par l'intelligence artificielle pouvant être loués par des entreprises, ce monde numérique en pleine expansion pousse les droits de propriété et de protection de la vie privée dans des territoires inconnus.
Le métavers permettra encore plus de granularité dans le suivi de nos comportements à travers le « full body tracking » et des objets collectant notre rythme cardiaque, détectant nos émotions, et nos moindres réactions, ouvrant une voie directe vers le subconscient.
Outre les inquiétudes sur la manière dont les données privées seront collectées et utilisées, on s'inquiète également de la manière dont les métavers pourraient permettre d'échapper à la réalité. Selon Louis Rosenberg, PDG d’Unanimous AI, « le potentiel de modifier notre sens de la réalité, en déformant la façon dont nous interprétons nos expériences quotidiennes directes » du métavers n’est pas à négliger. D’autant plus si le métavers est entre les mains de Mark Zuckerberg qui a déjà, selon la lanceuse d’alerte Frances Haugen, « un contrôle unilatéral sur 3 milliards de personnes ».
L'annonce de la transition vers le monde de la réalité virtuelle et augmentée par "la pire compagnie de l'année" qui a accès à près de la moitié de la population mondiale, et qui est connue pour faire passer ses profits avant les consommateurs, au détriment de leur vie privée, pourrait bien ressembler à une intrigue de films de science-fiction d'il y a vingt ans. Et Meta pourrait même avaler ses concurrents Google et Amazon en devenant le nouvau navigateur de l'Internet spatial, la porte d'entrée obligatoire pour accéder au métavers. Si nous vivons avec d'innombrables couches de technologie entre nous, ceux qui possèdent ces couches peuvent facilement nous manipuler. En nous plaçant stratégiquement dans un certain contexte et en nous fournissant un contenu que seules certaines personnes sélectionnées peuvent voir pour déformer notre réalité, former nos opinions et amplifier les divisions entre les gens (dans la pure tradition des réseaux sociaux).
Selon Elon Musk, nous sommes déjà des cyborgs vivant le métavers. Quitter le métavers mettrait alors fin à des aspects importants de notre vie, comme notre travail ou notre mode de socialisation. Il y a aussi un autre aspect de la AR et de la VR : elles pourraient s'avérer être une échappatoire à la réalité qui crée une dépendance, ainsi qu'une nécessité, et la plupart des individus n'auront pas le luxe de refuser d'y participer.
Il paraît alors plus qu’urgent d’échapper au « Zuckerverse ».
Pour une éthique du métavers
Quelle meilleure façon de contrôler la vie des gens que de les couper complètement de la réalité et de reconstruire une nouvelle réalité parallèle ? Les espaces du métavers devraient être conçus de manière à assurer la sécurité des personnes et à éviter les abus et la violence qui prolifèrent sur les plateformes sociales actuelles. Comme les entreprises ne parviennent pas à mettre fin à la haine sur leurs plateformes aujourd'hui, le faire dans des environnements virtuels complexes sera l'un de leurs plus grands défis dans les années à venir. L'éthique doit être au cœur de la création d'espaces et de personnages virtuels, estime Tera Randall, d’Epic Games : « Comment construire ce nouvel Internet qui va permettre aux gens de se connecter de manière totalement libre, mais d'une manière plus saine et plus sûre ? ».
Si vous pouvez générer, à l'aide de l'IA, tout un environnement virtuel, devrait-il appartenir à tout le monde ? Est-ce qu'il y aura encore un domaine public dans le métavers ? Comment est géré la propriété intellectuelle d'un avatar ? L'essor du métavers présente aussi une série de questions juridiques et réglementaires à résoudre, comme la question de savoir si les gens doivent être informés lorsqu'ils ont affaire à un robot et quelles entités doivent être chargées de réglementer les espaces virtuels.
Les bribes du métavers actuel ne répondent pas à ces questions. Qui nous protégera des Deepfakes dans un métavers 100% virtuel ? Lance Weiler et Char Simpson tentent d’y répondre dans Project Immerse, une combinaison de storytelling immersif, Horreur et Education numérique. Là, où les annonceurs rêvent d’environnements virtuels ouverts (qui leur coûtent moins chers), les utilisateurs préfèrent les écosystèmes intégrés et protégés.
Il y a des arguments de taille contre les nouvelles propriétés virtuelles sous forme d’un véritable mouvement anti-NFT. Le souci environnemental pousse aussi les aficionados de la blockchain, de crypto et NFT à trouver des solutions pour rendre ce modèle moins gourmand en énergie. En plein réchauffement climatique, à quoi bon vouloir simuler un monde meilleur dans l’espace virtuel s’il détruit en même temps le monde réel ?
À qui appartient le métavers ? Encore une question de souveraineté
Les prémices du métavers sont jumelées pour la plupart au rêve d’un nouvel Internet, le Web 3.0, qui échapperait au monopole des GAFAM. Décentralisé, sans réglementation (et modération), il sera plein de merveilles, de dangers et de possibilités infinies, où, grâce à la dématérialisation de l’espace, chacun pourrait par exemple être assis au premier rang d’un concert virtuel. Un retour aux origines de l’Internet de Tim Berners-Lee qui rêvait d’un espace ouvert et universel, où chacun peut venir partager ses opinions : « C'est pour tout le monde ». Avec le Web 3.0, on pourrait réellement imaginer un nouveau « modèle mental » d’Internet.
Mais face à l’idéal des communautés décentralisées, les DAO (à l’instar de celle qui voulait acquérir l’original de la constitution américaine), l’adoption des métavers est plutôt en train de se faire à travers des plateformes déjà installées, intégrées, plus simples d’accès, comme Snap et TikTok avec la réalité augmentée ou Meta avec la réalité virtuelle. Apple, de son côté, adoptera le métavers de sa façon habituelle, en tant que fournisseur de matériel qui facilitera le métavers et la communication des médias de divertissement vers leur destination finale. Même si Mark Zuckerberg annonce que le métavers « ne sera pas créé par une seule entreprise », mais qu’il « accueillera un éventail de créateurs et de développeurs proposant des offres “interopérables” », l’on traduit aisément « accueillir » par « acheter et contrôler ».
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Les DAO, définition même de l’internet 3.0, sont toujours basés sur un modèle historique capitaliste : la valeur de jetons est centrée « sur ce que vous avez » - capital social ou financier, là où elle devrait être basée « sur ce que vous faites », remarque l’investisseuse Gaby Goldberg. Pour le moment, les modèles actuels de métavers ne font que reproduire les travers de notre société réelle. Des agences immobilières, à l’instar de REIT, spéculent sur le terrain virtuel, conseillées par les avocats de Reed Smith qui se lance dans le droit du métavers.
Il est important que le métavers soit construit sur un modèle ouvert, sans qu'aucune entreprise ne tienne le monopole. Il n'y aura pas un seul métavers, mais de nombreux métavers. Nous aurons alors besoin de normes communes et d'une interopérabilité pour jeter un pont entre ces espaces, afin de ne pas nous retrouver avec des confins numériques séparés, mais de pouvoir voyager de manière transparente entre les espaces virtuels avec nos avatars, nos amis et autres actifs numériques. Un vœu qui paraît bien pieux face au manque d’interopérabilité dans nos actuels écosystèmes. Jean-Michel Jarre, pionnier des nouvelles technologies appelle pour cela d’urgence à un « métavers français ».
L’accessibilité
William Gibson avait constaté que « le futur est déjà là, il n'est juste pas très bien réparti ». C’est un peu le cas avec le métavers. Nos vies en ligne sont encore relativement récentes. Il y a dix ans, seul un Américain sur trois possédait un smartphone. Mondes virtuels, expériences immersives en ligne, économies numériques : ces concepts sont nouveaux, différents, souvent inconfortables, et surtout inaccessibles pour une partie de la population. Plus d'un tiers du monde n'a toujours pas de connexion internet de base.
Même si les ambitions actuelles des métavers sont centrées sur la résolution des limitations technologiques, avec l’accélération de l’innovation des technologies AR et VR, le coût élevé du matériel et de la bande passante nécessaire pour l'utiliser, fait qu'il est hors de portée d'une grande partie de la population mondiale. Par ailleurs, les équipements aujourd’hui encore très lourds pour accéder à la VR sont déconseillés aux jeunes générations. Pour le moment, nous sommes plus près du constat de Philip Rosedale, créateur de Second Life : « Je pense que ce que nous avons appris - et un peu avec tristesse, étant donné le travail que j'ai fait - c'est que ce n'est pas pour tout le monde, et peut-être que cela ne sera jamais pour tout le monde. »
Même s’il existe désormais une communauté d'interopérabilité des métavers au W3C - l'organisme de normalisation du web, il reste encore du chemin à parcourir pour mettre au point les technologies d’accès nécessaires. Les ambitions de l'Open Metaverse Interoperability Group vont nécessiter des investissements colossaux (plusieurs dizaines de milliards de dollars) et des progrès technologiques à ce jour non réalisés. Et les géants du numérique, qui préemptent pour le moment le métavers, n’auront pas le moindre intérêt d’être interopérables.
L'idée d'un point d'entrée unique sur l'Internet, que ce soit par le biais d'une plateforme ou d'un appareil, est en train de disparaître. À l'avenir, l'engagement dans les espaces et les objets numériques ne passera plus par un seul et unique point d'entrée, mais se superposera de manière transparente au monde physique. Le métavers sera le nouveau smartphone, qui, d’après Daniel Miller, professeur d’anthropologie à l’université College London, n’était déjà « plus un device que nous utilisons, [mais] l’endroit où nous vivons ». Comme pour chaque révolution technologique, il ne s’agit pas de courir aveuglément après l’outil, mais de prendre en compte les potentiels impacts sociétaux.
Dystopie ou opportunité ?
Deux scénarios possibles se dessinent pour le futur métavers : d’un côté la dystopie inquiétante d’un monde dirigée par un petit monopole qui contrôlera nos actions et nos idées grâce à des interfaces technologiques sophistiquées (casque, puce cérébrale Neuralink), avec une élite qui bénéficiera du « privilège de la réalité » pouvant s’échapper le cas échéant sur une autre planète si jamais la nôtre devait faillir. De l’autre côté, la promesse d’un Internet réellement participatif, créatif, y compris jusque dans l’appropriation des infrastructures, sorte de nouveau rêve américain à l’échelle mondiale.
Selon la façon dont utilisateurs, médias, gouvernements seront capables d’influer sur les valeurs du métavers, nous pourrions atteindre l’un ou l’autre versant de cette nouvelle multitude de mondes qui évoluent simultanément à travers différentes réalités.
Pour cela, il faudra déjà se faire une image de ce que ce monde pourrait être demain. C’est ce à quoi ce Cahier de tendances #20 tente d’apporter une petite part de réponse.
Some said an open-world experience this immersive wasn’t possible. But it’s already here. And you don’t even need silly VR headsets.
Introducing, ✨Icelandverse✨#icelandverse pic.twitter.com/b1cf1REKl9
— Inspired by Iceland (@iceland) November 11, 2021