Le service public d’ici et d’ailleurs est une plaque tournante de la vie au sein de la cité. Les différentes formes de télé et radiodiffusion influencent explicitement la manière dont nous recevons l’information mais sont aussi partie prenante de nos démocraties. Qu’il s’agisse du gel de la redevance de la BBC par le gouvernement Johnson créant un manque à gagner d’environ 2 milliards de livres, ou encore les promesses de suppression de la redevance audiovisuelle de certains candidats à la Présidentielle en France, l’audiovisuel public est au coeur des débats sociétaux. La relation de causalité est délicate. Les défauts d'une démocratie amènent-ils à affamer les médias publics, ou est-ce le fait d'affamer les médias publics qui entraîne les défauts d'une démocratie ?
Par Louise Faudeux et Evarestos Pimplis, MediaLab de l'Information
On a souvent questionné l’impact des médias publics sur la quantité et la qualité de l’information, mais moins souvent analysé les dimensions de ces médias renforçant les composantes de la démocratie. L’étude "Funding Democracy : Public Media and Democratic Health in 33 Countries" de Timothy Neff et Victor Pickard dans l’International Journal of Press/Politics s’est donc interrogé sur la manière dont le service public affecterait la vie civique, voire la démocratie. Ainsi, les médias de service public de 33 pays ont été mis en regard de différentes composantes pour évaluer leur relation avec le niveau de démocratie de ces pays.
Les deux cultures de l’audiovisuel : le marché et l’Etat
A travers le monde, l’histoire de l’audiovisuel public moderne connaît des réalités nationales très différentes. Dans un livre paru récemment au Royaume-Uni, intitulé The BBC: A People's History, par David Hendy, le groupe audiovisuel public britannique apparaît comme une institution qui définit la Grande-Bretagne au niveau national et à l’étranger et qui a créé la radiodiffusion moderne. De l’autre côté de l’Atlantique en revanche, les radiodiffuseurs publics PBS et NPR ont vu le jour bien après la création des groupes privés comme CNN qui définit bien davantage les Etats-Unis dans les imaginaires collectifs à l’étranger.
Cette distinction est caractéristique des visions opposées qui ont été à l’origine de la création des services publics audiovisuels. Aux Etats-Unis, ce secteur n’était initialement pas réglementé et est devenu très rapidement commercial, optimisé pour un public et des profits de masse. Au contraire, la BBC était plus étatiste, plus réglementée mais plus citoyenne. Si aux Etats-Unis le secteur privé a pris les devants, c’est aussi parce que la population du pays est grande et que sa langue est parlée à travers le monde. La taille du marché permet dès lors au secteur privé de développer un service plus qualitatif que dans des pays où la taille du marché est bien plus limitée et ne permet pas un tel développement du fait des grands coûts fixes dans le secteur. C’est aussi pour cela qu’en Europe, le rôle de l’audiovisuel public a été plus important. Le fonctionnement de ces deux cultures audiovisuelles est diamétralement opposé. Le privé est commandé par les opportunités de marché, là où l’audiovisuel public est plus tourné vers l’intérêt général. Cependant, ce dernier s'efforce ces dernières années, face à des menaces de suppression de subventions publiques, de rester pertinent face à une réalité de marché de plus en plus complexe et de fabriquer et diffuser de façon plus centrée utilisateurs.
Financement et part d’audience : comment étudier l’impact médias audiovisuels publics à travers le monde ?
Dans un premier temps, afin de comprendre l’impact des médias audiovisuels publics au sein des 33 pays analysés, l’étude s’est entre autres focalisée sur les aspects suivants :
- Le financement de l’audiovisuel public (par financement public et commercial) - Input
- Les part d’audience du service public au sein du paysage audiovisuel du pays - Output
Au niveau du financement, on peut observer que parmi les pays d’Europe, les médias publics des pays nordiques bénéficient d’un financement public élevé. Par exemple, le financement de la Norvège est de 111 $ par habitant en Norvège, un montant largement supérieur aux résultats moyens de l’étude, s’élevant à 56 $ par habitant. Pour la Finlande et le Danemark, ces montants sont respectivement de 101 $ et 93 $. Du côté de l’Europe occidentale, à l’instar des pays nordiques, l’Allemagne dépense 142$ par personne pour ses médias publics. Ce montant est toutefois inférieur en France, Royaume-Uni et Espagne, s’élevant à 75 $, 81 $ et 58 $.
Pour les pays anglophones, l'Australie débourse 36 $ par habitant pour ses médias publics, la Nouvelle-Zélande et le Canada 27 $ chacun. En Asie, le Japon dépense 53 $, la Corée du Sud 15 $. D’ailleurs, les États-Unis, malgré un PIB qui est le plus élevé du monde, financent leur médias du service public seulement à hauteur de 3 $ par habitant, pour les raisons culturelles évoquées plus haut.
Les pays d’Afrique subsaharienne, d’Amérique latine et des Caraïbes tendent à avoir des médias publics dépendant fortement des revenus commerciaux tels que la publicité, ou de la redistribution de revenus commerciaux de chaînes privées, redistribués par l’État. Par exemple, au Chili la proportion de financement provenant du secteur public est extrêmement faible, à hauteur de 6%, ce qui signifie que le Chili reverse 0,35 $ par habitant à ses médias publics. Sur le continent Africain, l’Afrique du Sud verse 2 $ par habitant à ses médias publics, un montant largement inférieur à celui de son pays limitrophe, le Botswana, qui verse 18 $ par habitant.
Les données sur la part d’audience montrent elles aussi de grandes disparités entre les différents médias publics de l’étude. Les parts d’audience ont tendance à être plus élevées dans les pays nordiques de l’Europe (40% de part d’audience pour le service public norvégien et 35% pour le service public suédois) mais aussi dans les pays d’Afrique subsaharienne (38 % en Afrique du Sud et 35,6 % au Botswana). Les pays du continent américain, que ce soit ceux du Nord (5,1 % au Canada et 2 % aux États-Unis) ou du Sud (0,4 % en Uruguay et 2 % en Argentine) ont à l’inverse tendance à afficher des parts d’audience beaucoup plus faibles.
Cinq systèmes médiatiques différents
L'étude propose une classification des systèmes médiatiques des 33 pays étudiés en cinq clusters aux modèles diamétralement opposés.
Les deux clusters les plus dissemblables représentent d’une part les systèmes médiatiques qualifiés d’ « Administrés par l’Etat » et d’autre part, ceux qualifiés de « Corporatistes-Démocratiques ». Dans le premier de ces deux systèmes, le financement des médias audiovisuels publics, rapporté à chaque habitant des pays concernés, est faible mais quasi intégralement assuré par l’Etat. Les parts d’audiences de l’audiovisuel public y sont fortes mais les médias publics ne sont pas indépendants vis-à-vis des pouvoirs publics. C’est le cas au Botswana et en Tunisie. En revanche, dans le système médiatique « Corporatiste-Démocratique », le financement de l’audiovisuel public par habitant est élevé et majoritairement public. Il est par ailleurs souvent assuré de manière pluriannuelle, facteur qui sécurise et offre une stabilité à l’activité des médias publics. Dans ce système, l’audiovisuel public rassemble des très grandes parts d’audience. Enfin, le cadre juridique national permet de garantir la pleine indépendance des médias. Ce système est celui des pays scandinaves ou encore de l’Allemagne ainsi qu'au Royaume-Uni.
Outre ces deux modèles radicalement opposés, l’étude présente trois modèles intermédiaires. Il existe notamment le système médiatique « Libéral-Pluraliste » dans lequel l’audiovisuel public bénéficie d’un moindre financement en volume mais où ce financement est majoritairement public. Les garanties juridiques de l’indépendance des médias publics sont un peu moins grandes que dans le système « Corporatiste-Démocratique » et les parts d’audience un peu plus faibles. Ce système est celui de la France, de l’Espagne, du Canada ou encore de l’Argentine. Toutefois, le modèle le plus répandu est qualifié de système du « Financement Direct ». Dans ce modèle, le financement de l’audiovisuel public est plus directement lié à ses publics sous forme de redevances audiovisuelles (licence fees) ou autres taxes équivalentes. La proportion de financement public est assez variable selon les pays privilégiant ce système. Il est d’autre part généralement accompagné de fortes garanties juridiques d’indépendance des médias publics et ses parts d’audience sont impartantes. Ce système se retrouve en Irlande, en Italie, en Corée du Sud ou encore au Japon. Enfin, nous retrouvons un modèle dit « Commercial-Public ». Dans ce système, le financement des médias publics repose sur le marché plus que sur l’Etat et les parts d’audience sont faibles. C’est le cas aux Etats-Unis, en Australie, en Inde, à Taïwan ou encore au Chili.
Le lien étroit entre système médiatique public et santé démocratique
L’EIU (Economist Intelligence Unit), centre de recherche associé au journal The Economist, propose, tous les ans, un indice de démocratie mesurant la santé de la démocratie à travers le monde. Cet indice repose sur 60 critères regroupés en cinq catégories : le processus électoral, le fonctionnement du gouvernement, la participation politique, la culture politique et les libertés civiles.
A partir des cinq clusters évoqués plus haut, nous observons une corrélation entre les caractéristiques des systèmes médiatiques et la santé de la démocratie exprimée par l’indice de démocratie. Les pays étudiés dont le système médiatique est catégorisé dans le cluster « Corporatiste-Démocratique » sont les seuls à être considérés comme des démocraties pleines. Les autres clusters sont tous constitués de démocraties considérées comme imparfaites. Parmi ces pays, l’indice de démocratie varie toutefois considérablement selon le cluster. Les systèmes « Commercial-Public » et « Administré par l’Etat » sont ceux où la démocratie est la plus imparfaite. Les États-Unis, appartenant au cluster « Commercial-Public » ne sont plus depuis 2016 une démocratie pleine mais une démocratie imparfaite, l’indice de démocratie du pays ayant décliné de 8,22 en 2006 à 7,96 en 2019. Les pays dotés de systèmes de médias publics robustes ont eux conservé des positions solides dans le classement de l'EIU.
Dans une démocratie saine et pleine où l’engagement citoyen est fort, les médias audiovisuels publics seraient dotés : de financements importants par habitant (en équilibre avec le PIB du pays) ; d’un financement pluriannuel par l’Etat évitant l’insécurité financière et réduisant leur dépendance directe au pouvoir politique ; d’un lien financier direct avec leurs publics par des redevances ou autres taxes équivalentes ; d’un cadre juridique garantissant leur caractère pluraliste et leur indépendance. En échange, les médias de service public doivent pleinement remplir leur mission appuyée sur les valeurs d'universalité, indépendance, excellence, diversité, responsabilité et innovation.
Ces critères permettraient d’attirer des parts d’audience importantes, l’accroissement des parts d’audience n’apparaissant toutefois pas lui-même comme un critère nécessaire à la santé de la démocratie, mais plutôt comme une conséquence de celle-ci. En effet, par leur simple existence, les médias audiovisuels publics bien financés et indépendants, assainissent la démocratie car ils sont au service de l’intérêt général et non au service d'un intérêt exclusivement commercial. Quand les médias audiovisuels sont intégralement laissés aux mains du marché, la démocratie en pâtit. L’exemple des Etats-Unis est très parlant. Malgré le PIB élevé du pays, les médias publics y sont peu dotés. Néanmoins, si la corrélation entre financement public des médias et santé démocratique était intégrée par les décideurs politiques aux Etats-Unis, il pourrait en résulter un réexamen des hypothèses communément admises sur les relations entre les subventions aux médias et la démocratie. D’autant que ces deux dernières années y ont marqué le déclin et la faillite de nombreux médias d’information privés, laissant des terrains dépourvus de médias professionnels d'information, notamment au niveau local. Le financement public pourrait donc intervenir pour sauver le journalisme local et ne pas condamner des territoires entiers à l’existence de déserts de l'information.
L’étude montre que l’avenir des démocraties passe par le renforcement des médias audiovisuels publics, notamment à une époque où la désinformation circule vigoureusement sur les réseaux sociaux et où les médias audiovisuels publics peuvent être les garants d’une information qualitative et vérifiée. Il est fondamental de tirer les conséquences de ce constat si nous ne voulons pas que nos démocraties périssent.