Par Evarestos Pimplis et Louise Faudeux du MediaLab de l'Information
Dans le contexte de la guerre en Ukraine, où plusieurs journalistes ont été attaqués et tués sur le terrain, l’enjeu de la sécurité des journalistes est au centre des débats. Toutefois, comme le montre l’édition 2022 du rapport « World trends in freedom of expression and media development » de l’UNESCO, la sécurité des journalistes n’est pas uniquement mise en péril dans des zones de guerre. Kidnapping, harcèlement, menaces, perquisitions, détentions arbitraires… les atteintes sont nombreuses. D’autant qu’elles se prolongent désormais dans la sphère numérique. Les journalistes femmes sont particulièrement visées. Face à ces mises en péril de la sécurité des journalistes, que peuvent faire les Etats pour garantir leur protection et leur liberté, nécessaires à un fonctionnement démocratique ?
Depuis le début de la guerre en Ukraine, la problématique de la sécurité des journalistes est au cœur des débats. Le meurtre de plusieurs journalistes ukrainiens et étrangers travaillant sur le terrain a attiré l’attention sur leur rôle fondamental dans le conflit. La Convention de Genève de 1949 garantie pourtant leur protection par les forces armées, l'assasinat d'un journaliste est un crime de guerre. Reporters sans frontières décompte 2 000 journalistes étrangers en Ukraine aujourd’hui. Le nombre de journalistes freelance, souvent sans expérience, matériel ni carte de presse, inquiète particulièrement. Mais il n’y a pas que les journalistes. Il y a aussi les « fixeurs », des Ukrainiens qui les guident sur le terrain. Leur sécurité est également mise en danger. Un fixeur ukrainien, ayant assisté comme guide et interprète les équipes de Radio France, a par exemple été enlevé et torturé pendant neuf jours par l'armée russe. De l’autre côté de la frontière, en Russie, la sécurité des journalistes est aussi mise en cause. Les images de Marina Ovsiannikova brandissant une pancarte affichant un message contre la guerre en Ukraine et contre la propagande du Kremlin en plein journal télévisé, a fait le tour du monde. Pour son geste, elle risque 15 ans de prison. L’UNESCO, qui travaille à garantir la liberté de la presse et la protection des journalistes a annoncé fournir un premier lot de 125 casques et gilets pare-balles siglés « presse ». Dans son édition 2022 du rapport « World trends in freedom of expression and media development », l’UNESCO aborde la question de la sécurité des journalistes à travers l’étude quantitative des meurtres de journalistes, des enlèvements et de toutes formes d’atteintes à leur intégrité et leur liberté, y compris par des nouveaux moyens numériques. En voici les principales conclusions.
Une réduction des meurtres qui ne doit pas dissimuler l’hétérogénéité des réalités selon les terrains et les régions
Entre 2016 et 2020, 400 journalistes ont été tués en raison de leur profession, une baisse de 20% par rapport à la période précédente. Néanmoins, cette baisse est hétérogène selon les régions. L’Asie, la région pacifique et caribéenne, ainsi que l’Amérique du Sud sont les régions avec le plus grand nombre de meurtres, suivies de la péninsule arabique. Bien que les chiffres restant bas, on note une augmentation des meurtres de journalistes en Europe et en Amérique du Nord. Les pays les plus concernés par les meurtres de journalistes sont le Mexique (61), l’Afghanistan (51) et la Syrie (34). Une évolution notable est qu’il y a moins de journalistes mourant dans les zones de guerre qu’avant et plus dans les pays considérés comme n’étant pas en conflit armé. Ainsi, très peu de journalistes sont tués à l’étranger. Ils sont plus souvent tués dans leur propre pays. Cela est peut être lié au fait que les journalistes locaux sont de plus en plus sollicités pour réaliser des reportages pour des organes de presse internationaux.
Des crimes toujours majoritairement impunis
Si les meurtres de journalistes ont diminué, le taux d'impunité mondial est resté très élevé, et près de neuf cas sur dix (87 %) de meurtres de journalistes ne sont toujours pas résolus. Il y a une corrélation entre nombre de meurtres et impunité. Plus il y a de meurtres, plus ils sont impunis. Comme les homicides de journalistes ne sont pas résolus et restent impunis, la menace de la violence continue à grandir. Toutefois, il n’y a pas de corrélation entre le niveau d’impunité globale des meurtres dans un pays et l’impunité des meurtres de journalistes. Au contraire, le meurtre de journalistes - et l'impunité pour ce crime - est un problème unique dans le monde, ce qui renforce l'intention manifeste de cibler les professionnels des médias. Depuis 2006, lorsque l’UNESCO a commencé à étudier les meurtres de journalistes, seuls 13% sont considérés comme entièrement résolus. Le Moyen-Orient est la région avec le plus haut niveau d’impunité (98% de cas non résolus). Les deux régions avec le plus faible taux d’impunité sont l’Europe de l’Est/Centrale et l’Europe de l’Ouest/Amérique du Nord, ce taux restant tout de même à 52% et 53%.
Kidnapping, harcèlement, menaces, perquisitions, détention arbitraire… au-delà des meurtres, les atteintes à la sécurité des journalistes sont nombreuses
Les journalistes continuent d’être victimes d’attaques physiques, de kidnappings, de harcèlement, de menaces… qui influencent la manière dont ils exercent leur travail. Selon Reporters sans frontières (RSF), dix journalistes ont été portés disparus entre 2016 et la fin de l'année 2020. Des journalistes continuent également à être pris en otage par des acteurs non étatiques : RSF a signalé 54 journalistes retenus en otage en 2020. Tous les incidents se sont produits dans des pays en proie à des conflits armés, la grande majorité ayant eu lieu dans la région du Moyen-Orient.
La détention arbitraire est une menace permanente pour les journalistes du monde entier. Elle est considérée comme arbitraire quand elle est non conforme aux lois en vigueur dans le pays concerné. Les autorités nationales justifient généralement l'arrestation et la détention de journalistes par des accusations antiétatiques, notamment des accusations de terrorisme, d'espionnage et de conspiration. En 2020, au moins 280 cas de journalistes emprisonnés ont été enregistrés, nombre le plus élevé depuis 1992. Parmi ceux-ci, 184 journalistes (67%) étaient détenus pour des accusations « antiétatiques » et 34 journalistes (12%) avaient été emprisonnés pour des accusations de « fake news ».
Les journalistes sont confrontés à d'autres problèmes ayant des effets sur leur sécurité physique et psychologique, notamment les menaces de violence hors ligne et en ligne. Une étude récente de RSF a montré qu’environ 4 journalistes tués sur 6 reçoivent des menaces avant leur assassinat.
L'UNESCO a également observé que les manifestations ont tendance à devenir des espaces dangereux pour les journalistes qui les couvrent, du fait aussi bien des manifestants que des forces de police. Depuis 2015, au moins 13 journalistes ont été tués alors qu'ils couvraient des manifestations. Des journalistes ont également été menacés de perquisitions dans les bureaux des médias et de destruction physique de matériel journalistique en représailles à la couverture des manifestations.
Pour contrer ces atteintes à la sécurité des journalistes, L’UNESCO appelle les États membres à prendre des mesures telles que la création d'unités d'enquête spéciales, la nomination de procureurs spécialisés, la mise en place de mécanismes de surveillance et de réponse rapide, et la formation des membres de l'appareil judiciaire à la sécurité des journalistes.
Des atteintes à la sécurité des journalistes prolongées dans la sphère numérique
Le harcèlement en ligne, la surveillance massive et ciblée, les failles dans le stockage des données et les attaques numériques (y compris le piratage) font partie des nombreuses façons dont les outils numériques ont été utilisés pour mettre en péril la sécurité et l'intégrité des journalistes ainsi que de leurs sources. Certains éléments suggèrent que les menaces numériques auxquelles sont confrontés les journalistes sont de plus en plus nombreuses : dans son rapport de 2021, Access Now a enregistré une augmentation des demandes de soutien urgent de la part de journalistes.
Parallèlement à l'augmentation des attaques numériques, les menaces pour la sécurité des journalistes ont été aggravées par l'adoption de lois accordant aux forces de sécurité des pouvoirs de surveillance accrus, souvent au nom de la sécurité nationale ou de la santé publique. La surveillance et le piratage compromettent la protection des sources des journalistes, comme l'ont récemment illustré les révélations du « Projet Pegasus », à la suite desquelles les experts des droits de l'homme des Nations Unies ont appelé tous les États à imposer un moratoire mondial sur la vente et le transfert de technologies de surveillance, jusqu'à ce que des réglementations garantissant que ces technologies respectent les normes internationales en matière de droits de l'homme soient mises en place.
Focus : la sécurité des femmes journalistes, perspective intersectionnelle
De nombreuses femmes journalistes déclarent subir des violences physiques et en ligne perpétrées par des collègues, des sources, des personnalités publiques, des auteurs anonymes et des inconnus. Cette violence, sous ses nombreuses formes, constitue une menace pour la diversité dans les médias, ainsi que pour l'égalité de participation aux délibérations démocratiques et le droit du public d'accéder à l'information. De 2016 à 2020, 37 femmes journalistes ont été tuées, ce qui représente environ 9 % du total de 400 meurtres enregistrés au cours de ces cinq années. Dans certains cas, il se peut que les femmes journalistes soient moins impliquées dans les sujets traditionnellement dangereux : selon le Global Media Monitoring Project (GMMP), les femmes reporters étaient moins susceptibles de couvrir les sujets "Crime et violence" (33% de femmes) et "Politique et gouvernement" (35% de femmes).
En 2021, les conclusions d'un projet de recherche mondial mené par l'UNESCO ont révélé que 73 % des femmes journalistes interrogées ont déclaré avoir subi une forme de violence en ligne. 20% d'entre elles avaient également été attaquées ou maltraitées hors ligne en lien avec la violence en ligne qu'elles avaient subie. L'enquête a également montré que le harcèlement était aggravé par de multiples stéréotypes et préjugés liés à l'ethnicité, à la religion et à l'orientation sexuelle/l'identité de genre. En effet, des recherches récentes ont montré que le sexe n'est qu'un des nombreux facteurs qui influent sur la probabilité qu'une personne soit la cible d'abus, de harcèlement et de violence dans la sphère publique. Les appels d’intégration d’une perspective intersectionnelle sur le harcèlement sexiste des journalistes débouche du constat que la violence était aggravée par des stéréotypes et des préjugés liés à l'ethnicité, à la religion et à l'orientation sexuelle/identité de genre.
Comment œuvrer au renforcement de la sécurité des journalistes ?
Les Etats membres ont partagé avec l’UNESCO les mesures positives qu'ils ont prises en matière de sécurité des journalistes. Il s’agit tout d’abord de reconnaître l'importance d’initiatives de suivi et de recherche afin de mieux comprendre les défis auxquels les journalistes peuvent être confrontés. Certains Etats proposent également des plans d'action, une législation et des réformes des procédures d'application de la loi pour créer de nouveaux crimes dans le code pénal comme en Equateur ou créer des départements judiciaires spécialisés comme au Mexique. D’autre part, certains Etats ont envisagé un renforcement des capacités et la mise en place de formations multipartites ciblant notamment le secteur des médias et des forces de l’ordre. Enfin, certains Etats ciblent leur action sur des efforts diplomatiques visant à promouvoir la liberté d'expression et des médias.
De son côté L'UNESCO plaide dans le « Plan d'action des Nations Unies sur la sécurité des journalistes et la question de l'impunité » en faveur de six axes d’action des Etats qui sont l’établissement de normes et de politiques publiques, la sensibilisation, le suivi grâce à des rapports, le renforcement des capacités, l’encouragement des recherches universitaires et la création de coalitions internationales.
Si plusieurs mesures importantes ont été prises pour créer un environnement plus sûr pour les journalistes au cours des cinq dernières années, les défis sont restés importants et se sont diversifiés. Bien que les meurtres de journalistes aient diminué de près de 20 % au cours des cinq dernières années par rapport au quinquennat précédent, les autres types d'attaques contre les journalistes sont nombreux. Cette tendance peut laisser penser que, même si les journalistes sont moins nombreux à subir des attaques mortelles lorsqu'ils couvrent un conflit armé, ils risquent leur vie lorsqu'ils traitent de sujets tels que la corruption, la criminalité et la politique. La guerre en Ukraine remet sur le devant de la scène l'importance des journalistes pour rendre compte de la réalité face à une désinformation institutionnalisée.