« Mais dîtes la vérité sur l’Inde d’aujourd’hui », crie Rana Ayyub à une salle pétrifiée. L’éditorialiste du Washington Post en Inde, 1,75 m, tailleur rouge vermillon et cheveux lâchés, est l’invitée du festival international du journalisme de Pérouse (Italie). Au même titre que la Philippine Maria Ressa, prix Nobel de la Paix 2021, directrice du site d’information Rappler elle incarne aujourd’hui la lutte pour la liberté de la presse et contre le cyber harcèlement. Rana Ayyub a failli ne pas prendre son avion pour l’Italie. La police fédérale indienne disait craindre qu’elle organise sa fuite du pays, elle qui fait face à plusieurs enquêtes. « Un policier m’a interrogée sur une facture de 2,5 euros », explique la journaliste.
Par Pascal Doucet-Bon, Directeur délégué de l’information
« Les dossiers Gujarat »
2010, Ahmedabad, capitale de l’Etat du Gujarat, en Inde. Une jeune inconnue de 26 ans, Maithili Tyagi, aborde le parti fondamentaliste hindou au pouvoir dans l’Etat. Elle prétend être une cinéaste universitaire américaine d’origine indienne, « avec l’accent qui va bien », s’amuse-t-elle aujourd’hui, venue réaliser un documentaire sur le parti qui monte, le BJP, organisation fondamentaliste et nationaliste hindoue. Elle aussi est hindoue, croient les politiciens. En fait, Rana Ayyoub est journaliste, citoyenne indienne, musulmane, et porte certes une caméra visible, mais aussi « 8 caméras et micros cachés » ! Pendant huit mois, elle documente l’agenda secret du BJP d’Ahmedabad. Le parti de Narendra Modi n’a pas encore conquis le pouvoir fédéral ; il le fera quatre ans plus tard. Elle publie en auto-édition un livre désormais vendu à 700 000 exemplaires, dans 17 langues : les « Gujarat Files : Anatomy Of A Cover Up ». On y apprend que les meurtres de musulmans dans des émeutes au Gujarat, quelques mois plus tôt, ont été couverts, de manière constante et par l’Etat-BJP. Un documentaire suivra.
Le symbole du cyber harcèlement
Rana Ayyub devient célèbre, « plus que je ne l’aurais souhaité », affirme-t-elle. Les attaques des partisans du BJP commencent. « Elles sont violentes, haineuses. Je comprends qu’elles sont organisées par l’Etat, mais je n’ai pas de raison d’avoir peur à ce moment-là. Je suis concentrée, pugnace. Je réponds aux attaques, et continue mon travail ». Elle révèle d’ailleurs pour plusieurs journaux et sites d’information, plusieurs informations supplémentaires sur la « machine fondamentaliste ». La voici attablée avec des amis, en 2018, « pour l’happy hour. Une source m’envoie une capture d’écran issue d’une conversation sur Whatsapp. Ma tête avait été montée sur des images pornographiques. Je me suis isolée quelques minutes, et j’ai… ».
8,5 millions de tweets
Le martyre de RanaAyyub ne fait que commencer. Plusieurs campagnes pornographiques s’en suivront. La voici taxée de djihadisme, photo truquées à l’appui. Les chercheurs du Centre international pour les journalistes ont analysé les 8,5 millions de tweets concernant Rana Ayyub. « Même pour des analystes distanciés, ce travail a été cauchemardesque sur le plan psychologique, raconte Julie Posetti, qui dirigeait les recherches.
« A cette guerre des trolls, le gouvernement de Ramendra Modi « a ajouté des formes de harcèlement plus traditionnelles », poursuit Julie Posetti. Rana Ayyub et toute sa famille sont accusées de blanchiment d’argent. « Plusieurs accusations s’empilent, sans condamnation à ce jour, dans ce qui ressemble à des « procédures baillon » ». « Mes amis ne voulaient plus me voir en public, moi, la voleuse et l’actrice porno. Les fils Twitter et chaînes Whatsapp du BJP étaient devenus, et sont toujours, la principale source d’information de la population hindoue. Même certains musulmans les consultent. Je ne pouvais pas lutter. Quant aux journaux, ils ne sont pas tous favorables au pouvoir. Mais ils sont obsédés par leurs précieux accès aux sources officielles. Ils sont extrêmement institutionnels. Et puis leurs patrons, tous des hommes, estimaient qu’il n’y avait peut-être pas de fumée sans feu».
L’attaque mentale, nouvelle arme
Grâce à une détermination hors du commun et au soutien de la presse anglophone du monde entier, « arrivé tard mais massif », dit Julie Posetti, Rana Ayyub a pu tenir et continuer à écrire. « Le Washington Post m’a offert un travail autant qu’une protection », reconnaît-elle. « Mais vous devez tout savoir ! Je ne vous cacherai rien de mon cauchemar », crie-t-elle. « Oui, je vis sous anxiolytiques, c’est une des rares choses vraies qu’on a racontées sur moi. Oui, j’ai souvent des pensées suicidaires, parce que ma famille a honte et parce qu’elle est en danger. Oui, je n’ai pas eu mes règles pendant des mois. Vous ne devez rien ignorer, parce que cela peut vous arriver demain. L’Inde est une démocratie, ne l’oubliez pas ! L’apathie de la profession est une des réalités qui m’a le plus affectée. Mais je ne changerai pas. Je ne quitterai pas le pays, et je ne me tairai pas. Les autorités ont peur et j’en suis heureuse. Je ne suis que la plus connue de centaines de reporters indiens. Je ne suis pas plus courageuse qu’eux. Ne dîtes pas que je suis courageuse ! Dîtes la vérité sur l’Inde ! Ceux qui regardent ailleurs sont complices », conclue-t-elle en frappant le pupitre. On devine alors la lividité des visages sous les masques FFP2, dans la salle de l’auditorium San Francesco. Quelques yeux humides, aussi.
« Rana, comme des dizaines de journalistes et d’activistes à travers le monde, subit la forme la plus contemporaine d’attaques contre la liberté d’expression : l’attaque psychique, qui n’était pas possible à une telle échelle avant l’avènement des réseaux sociaux, et qui va plus loin que l’habituel dénigrement », analyse Julie Posetti. « Son témoignage doit amener les rédactions du monde entier, et les associations de journalistes, à s’organiser en fonction de ce risque ».
Un risque supplémentaire qui ne remplace pas les périls déjà connus : assassinats, arrestations arbitraires, torture. Gori Lankesh, ancienne reporter devenue activiste, traductrice des Gujarat files pour le Canada, a été abattue par plusieurs tireurs dans une rue de Bengalore (Inde) en septembre 2017. Elle venait de se moquer, sur les réseaux sociaux, des énièmes trolls qui attaquaient Rana Ayyub. L’enquête n’a pas progressé à ce jour.