BitChute, Gab, Gettr, Parler, Rumble, Telegram, Truth Social : ce sont quelques-uns des réseaux sociaux qui se présentent depuis plusieurs années comme une alternative à Twitter, Youtube ou encore Facebook. Leur revendication principale est surtout une plus grande liberté d’expression, dans un contexte global de renforcement des règles d’utilisation des réseaux mainstream (15 % des plus gros comptes sur les sites de médias sociaux alternatifs ont été interdits sur les auters réseaux). Les comptes les plus en vue sur les sites de médias sociaux alternatifs sont aussi le plus souvent des particuliers, et non des organisations. Mais alors que l’information sur les plateformes est mise à mal par la désinformation, la polarisation et les algorithmes, qu’en est-il sur ces nouveaux espaces “libres” ? La dernière étude du Pew Research Center tente de répondre à cette question, à travers une analyse approfondie des usages des internautes sur sept des médias sociaux alternatifs.
Par Isya Okoué Metogo, MediaLab de l’Information, et Kati Bremme, Direction de l'Innovation
Les Américains sont plus conscients de l'existence de certains sites de médias sociaux alternatifs que d'autres, mais dans l'ensemble, très peu s'y informent. 6 % des personnes interrogées s'informent régulièrement sur au moins une des plateformes analysées, mais la plus grande partie (65 %) s’y rend surtout pour trouver une communauté qui partage leurs opinions. Pour ceux qui s’y informent, l’étude relève le fait peu surprenant que la majorité d’entre-eux sont républicains, contrairement aux sites de médias sociaux “classiques”, où les consommateurs d'informations sont plutôt susceptibles d'être démocrates. Les comptes proéminents ont d'ailleurs tendance à mettre l'accent sur les identités de droite et les valeurs religieuses et patriotiques.
Une petite communauté de "réfugiés politiques"
Les consommateurs d'actualités sur les quatre sites dont le nombre est suffisamment important pour être analysé individuellement - Parler, Rumble, Telegram et Truth Social - se disent en grande partie satisfaits de leur expérience en matière d'actualité sur ces sites, ils considèrent que les informations sont généralement exactes et que les discussions sont généralement amicales. En même temps, l'étude trouve (sans grande surprise) des signes indiquant que ces sites pourraient être un autre symptôme de la polarisation croissante du discours public - et des divisions partisanes des Américains dans l'environnement plus large des médias d'information.
Plusieurs sites sont liés à des soutiens de fonds conservateurs - notamment Truth Social, qui se considère comme "la Grande Tente de l'Amérique, qui encourage une conversation mondiale ouverte, libre et honnête sans discrimination d'idéologie politique", et qui a été lancé par Donald Trump environ un an après avoir été suspendu "indéfiniment" et "définitivement" de Facebook et Twitter. Il ne s'agit pas d'un phénomène unique : L'étude a révélé qu'un pourcentage notable de comptes importants sur ces sept nouveaux sites (15 %) ont été bannis ou démonétisés ailleurs sur les médias sociaux.
Les thèmes abordés par la plupart des comptes, à 80% gérés par des particuliers, sont majoritairement politiques. On retrouve par exemple l’avortement, les armes à feu, l’attaque du 6 janvier du Capitol, la communauté LGBTQI+ ou encore les vaccins. Les utilisateurs sont très transparents sur leur affiliation politique, et 54% d’entre eux font appel à des valeurs ou une orientation politique dans le profil. Beaucoup sont de droite, proche du milieu « Make America Great Again » de l’ancien président des Etats-Unis, du parti trumpiste ou d’une idéologie conservatrice. 6% des comptes importants de ces plateformes mentionnent d’ailleurs un lien avec des théories du complot liées au groupe QAnon. La plupart défendent le port d'armes et le Second Amendement qui l’autorise, et prônent la liberté d’expression.
Ces communautés poursuivent d'ailleurs leurs activités au-delà des frontières du réseau social : Un tiers des consommateurs de ces réseaux sociaux alternatifs déclarent avoir déjà participé à un rassemblement ou à un événement politique dont ils ont entendu parler en ligne. Et 36% des utilisateurs ont déjà soutenu financièrement d’autres comptes qu’ils suivent.
Des « havres de paix » de la liberté d’expression sans modération
Les utilisateurs voient ces nouveaux médias alternatifs comme des refuges pour la liberté d’expression, un « antidote à la censure » et à la « culture d’annulation ». Les sites basent d’ailleurs leur promotion sur ces valeurs, et toutes les plateformes étudiées par le Pew déclarent explicitement dans leur communication un fort soutien à la liberté d’expression. Les sept plateformes déclarent explicitement qu'elles soutiennent la liberté d'expression, quatre (BitChute, Gettr, Parler et Rumble) déclarant spécifiquement leur opposition à la censure et trois (Gab, Gettr et Parler) s'identifiant comme des alternatives à Big Tech. C’est d’ailleurs la description intuitive qu’en font 22% des utilisateurs. Or, cette liberté d’expression se caractérise par la faible modération du contenu et des informations qui y sont partagées. Un frein pour de nombreux Américains (61%), qui considèrent que la modération sur les plateformes est nécessaire même si elle limite la liberté d’expression.
Une tendance qui s’inverse totalement pour les utilisateurs des médias alternatifs : 64% d’entre eux préfèrent cette liberté, même si elle doit s’accompagner d'un risque de désinformation. Selon Pew, 15% des 1 400 comptes importants étudiés ont été interdits ou démonétisés sur d'autres plateformes sociales pour désinformation ou discours de haine, tandis que 83 % de ces comptes sont gérés par des individus, c'est-à-dire une seule personne ayant une affiliation notoire à une organisation ou une personne sans aucune affiliation organisationnelle. BitChute avait le pourcentage le plus élevé de comptes bannis sur d'autres plateformes (35 %), suivi de Rumble (22 %), Gettr (13 %), Gab (12 %), Parler (12 %) et Telegram (12 %).
Truth Social est en tête pour les comptes importants gérés par des particuliers, avec 94 %, suivi de Gettr (92 %) et Gab (91 %), alors que ce chiffre n'est que de 54 % pour Telegram. Un élément qui ne semble pas inquiéter le public, qui juge majoritairement pouvoir faire confiance aux informations qu’ils trouvent sur les médias sociaux alternatifs. 52% des consommateurs d’information déclarent trouver des informations qu’ils ne voient pas ailleurs, alors même que beaucoup sont aussi sur d’autres plateformes mainstream.
De faibles restrictions, par contrainte
Si la liberté d'expression est un élément clé de l'identité de ces sites, cela ne signifie pas qu'il n'y a pas de restrictions sur le contenu qu'on y trouve. Tous les sites étudiés, à l'exception d'un seul (Gab), modèrent le contenu des utilisateurs au-delà du spam ou des exigences légales - soit en supprimant des messages, soit en suspendant ou en bannissant des comptes jugés offensants ou diffusant des informations erronées. Certains des sites de médias sociaux alternatifs étudiés suppriment des messages (ou les comptes qui les partagent) pour un certain nombre de raisons, notamment parce que les messages sont offensants, contiennent des contenus violents ou racistes, contiennent des informations erronées ou, dans certains cas, en raison de leur point de vue politique général. (Tous leurs grands concurrents utilisent également une certaine forme de modération pour traiter les discours offensants ou les fausses informations).
Sur la plupart des plateformes alternatives, le pouvoir de modération est donné aux utilisateurs : presque toutes permettent de contrôler ce qui apparaît dans le fil d’actualité en bloquant ou en désactivant des utilisateurs, de signaler des comptes ou des publications, et de bloquer le contenu explicite. Des règles de conduite qui semblent convaincre les consommateurs plus que les régulateurs, qui épinglent régulièrement certains espaces numériques pour leur responsabilité dans des faits de violence eux bien réels.
Il est difficile de savoir quel contenu est autorisé sur chaque site et quel contenu est retiré. Mais les rapports des médias et des universitaires donnent un aperçu de certains des contenus supprimés. Au moins un site - Truth Social - supprimerait les contenus critiques à l'égard de certains points de vue politiques. Les conditions d'utilisation de Truth Social interdisent également les contenus sexuels et violents, bien que Google ait déclaré fin août 2022 que Truth Social devait faire davantage pour supprimer les contenus incitant à la violence afin d'apparaître sur sa boutique d'applications. Gettr, quant à lui, interdit dans ses conditions d'utilisation tout contenu "offensant, obscène ... pornographique, violent, harcelant, [ou] abusif". Il a interdit certains contenus nationalistes blancs et suspendu au moins un compte important pour contenu offensant.
La loi n’est pas le seul obstacle qu’ils rencontrent. Les Big Tech arrivent aussi parfois à leur imposer des conditions d’utilisation, en bloquant tout simplement les médias sociaux des magasins d’applications comme l’AppStore ou le Google Store, limitant ainsi la liberté dans laquelle ces nouveaux réseaux sociaux souhaitaient s'échapper tout en étant dépendant des briques technologiques et commerciales des Big Tech. L'application Parler avait été retirée des boutiques d'applications Google et Apple après les émeutes du 6 janvier, et n'a été réintroduite dans chacune d'elles qu'après l'ajout de fonctions de modération demandées par Google et Apple. De même, en septembre 2022, Google a demandé à Truth Social d'ajouter des fonctions de modération pour supprimer les contenus violents avant d'autoriser l'application sur sa boutique. Telegram a supprimé les chaînes d'"extrême droite" et pro-ISIS après avoir subi des pressions de la part de gouvernements internationaux et a bloqué ou surveillé des contenus au Brésil en réponse à des demandes du gouvernement de ce pays (bien que ces contenus puissent encore être disponibles ailleurs).
Les réseaux sociaux alternatifs se présentent le refuge d’un petit public partageant une vision du monde controversée. Très proches de la droite et de l’extrême droite américaine, les utilisateurs de ces plateformes cherchent à s’exprimer sur des sujets majoritairement politiques loin des contraintes de modération des réseaux mainstream. En résulte des communautés très soudées, gouvernées par des comptes individuels, souvent suspendus ou interdits de Facebook, Twitter ou Youtube pour des discours haineux ou de désinformation. Les personnes interrogées qui ont entendu parler des sites alternatifs mais ne les utilisent pas comme sources d'information ont déclaré qu'elles les associaient le plus souvent à l'inexactitude et à la désinformation (16%), au parti pris politique ou à la droite politique (11%) et à l'extrémisme et aux idées marginales (6%). On y trouve en effet une actualité très partisane peu protégée de la mésinformation. Un symptôme, pour le Pew Research Center, du discours public de plus en plus polarisé des Américains dans l’environnement des médias d’information.
Méthode : Le think tank américain Pew Research Center a interrogé 10 188 adultes américains du 16 au 22 mai et a audité les sept plateformes de l'étude, analysant les 200 comptes ayant le plus de followers sur chaque site, ainsi que les sujets abordés dans 585 470 messages publiés en juin par ces comptes.