Par Hervé Brusini, Président du Prix Albert Londres, ancien rédacteur-en-chef de France Télévisions
Si l’on osait la paraphrase, on dirait ceci : un redoutable dérèglement informatique est aujourd’hui constaté. Il a pour nom de domaine IA, intelligence artificielle. Le degré de dépendance à l’égard de cette famille de logiciels s’élève si dangereusement que d’aucuns préconisent une pause dans sa mise en œuvre. Autrement dit, l’avenir immédiat fait peur.
Parmi les victimes annoncées de ce scénario aux allures de Terminator, le journalisme serait assurément l’une des premières...
La technologie ou le progrès du journalisme
D’autres voix tranchent avec cet avenir préjugé funeste. Elles parlent de progrès.
Il est vrai que leur proximité avec l’actuelle issue cauchemardesque est d’un autre ordre. C’est en 1883 que dans son livre intitulé « XXe siècle, La vie électrique » le dessinateur et écrivain Albert Robida évoque un « téléphonoscope » qui permettra à tous de communiquer par le son et l’image. En 1889, « La journée d’un journaliste américain en 2890 » parle d’un journalisme téléphonique. C’est Michel, le fils de Jules Verne qui rédige cette courte nouvelle. Elle met en scène Francis Bennett qui active son « phonotéléphote » pour converser de visu avec sa femme de l’autre côté de l’atlantique dans un hôtel des Champs Élysées Puis, il s’en va inspecter la salle des journalistes de son journal le « Earth Herald ».
Et le fiston Verne de poursuivre : « Ses 1.500 reporters, placés alors devant un égal nombre de téléphones » ont reçu pendant la nuit les nouvelles des quatre coins du monde. Il précise : « L’organisation de cet incomparable service a été souvent décrite. Outre son téléphone, chaque reporter a devant lui une série de commutateurs, permettant d’établir la communication avec telle ou telle ligne téléphotique. Les abonnés ont donc non seulement le récit, mais la vue des événements, obtenue par la photographie intensive.»
Une autre vision d’avenir saisit par sa justesse. En 1892, Eugène Dubief rédige un ouvrage intitulé « Le Journalisme ». L’auteur se présente comme un « ancien secrétaire général de la direction de la presse au ministère de l’Intérieur ». Mais gare aux réflexes conditionnés. Dubief n’a rien d’un ennemi de la presse. Tout au contraire. Il est aussi secrétaire de la ligue française de l’enseignement. Et voici ce qu’il écrit, tout en vous assurant que vous n’avez pas la berlue.
Sentiment que vous pourriez éprouver à cette lecture : « Un épervier (Ndr un épervier est une sorte de filet) indicible de conduits électriques enserrera le globe. Par eux , de partout, les nouvelles afflueront au cabinet du journaliste, comme par autant de filets nerveux ; d’autres filets nerveux les transmettront au même instant chez tous les abonnés ou les emmagasineront dans leur phonographe. Puis, qui sait ! Nos neveux ayant trouvé enfin l’art de voir à distance, l’image, les gestes, le jeu des acteurs, des orateurs, des personnages célèbres suivront la même voie qui aura transmis leurs actes ou peurs paroles. Moyennant l’abonnement le plus minime, le citoyen du XXe siècle pourra évoquer devant lui, à volonté, un diorama vivant de l’Univers et être sans cesse en communion avec tout le genre humain... Alors ce sera si beau, le journalisme se sera si perfectionné qu’il n’y aura plus de journalisme... Le téléphone et le phonographe supplanteront le Journal »
Confondant, non ? Le web avant l’heure. Tout y est ou presque : l’électricité, l’aspect planétaire, le singulier et le collectif, le temps réel et jusqu’au téléphone, pas encore smart mais presque.
L’intelligence artificielle : défi d'une autre nature lancé au journalisme
Pourtant, l’enthousiasme de Dubief néglige un point crucial.
A ses yeux, la nouvelle existe en soi. Sa recherche, sa collecte, son traitement semblent n’avoir aucune importance puisque seul compte le moyen de transmission. De fait, cette vision où le journalisme est réduit à sa technicité de diffusion est largement répandue.
Pour beaucoup, les inventions de l’imprimerie, la radio, le cinéma, la vidéo, et désormais le numérique semblent être bien souvent les seules balises de l’évolution du journalisme. Avec évidemment, toutes les atteintes des différents pouvoirs à la liberté de la presse.
Mais, l’information, elle, serait un intangible des sociétés humaines, un intangible susceptible de se dissoudre dans la technique.
Or, jusqu’ici, il n’en est rien. Il y eut bien un « avant » le journalisme, mais pas encore un « après », malgré les inventions successives. De plus, pour l’heure aucune technologie de transmission n’a tué la précédente.
Mais, cette fois, le péril serait d’une autre nature. Car, l’IA vise l’écriture même du journalisme qui existe bel et bien. En s’appuyant sur la statistique des répétitions de mots, d’expressions, de séquences images, l’intelligence artificielle produit de l’information très copie conforme. Depuis de nombreuses années déjà, des articles sont rédigés par des robots pour rendre compte des résultats qu’ils soient électoraux ou sportifs. Le chiffre renvoyant aux chiffres. Idéal. Et puis, la capacité des logiciels s’est fortement sophistiquée. L’ampleur du spectre du balayage des connaissances s’est amplifiée. Les séries se sont affinées. Un pseudo réel professionnel basé sur le répétitif s’affiche à présent de plus en plus, toujours plus difficile à distinguer. Parfaitement crédible.
L’intelligence artificielle lance un défi au journalisme. Il serait finalement, comme tant d’autres activités, automatisable. L’uniformité tant reprochée aux médias apparaît alors comme une preuve supplémentaire de cette répétition.
Voici donc le journalisme renvoyé à lui-même, contraint de définir son exigence, obliger de se considérer au-delà de ses modes de transmission. Reportage, enquête, questionnement des faits peuvent constituer quelques garanties de préservation d’une information "made in humanity".
Retour aux fondamentaux. Sinon, comme le dit Dubief, de façon devenue terriblement grinçante avec le recul, « le journalisme se sera si bien perfectionné qu’il n’y aura plus de journalisme ».