«Le dernier empire de la presse», une sociologie du journalisme au Japon

Dans son enquête « Le dernier empire de la presse, une sociologie du journalisme au Japon », César Castellvi, sociologue, révèle les singularités de la presse japonaise : une organisation tournée massivement autour du tirage papier, un retard dans la transition numérique, et une crise des vocations journalistiques chez les plus jeunes. 

Par Alexandra Klinnik, MediaLab de l’Information de France Télévisions

Au pays du Soleil levant, le papier est roi. En 2019, quatre quotidiens japonais s’inscrivaient parmi les dix plus grands tirages mondiaux, dont le Yomiuri Shinbun (autour de 8 millions d’exemplaires par jour) et l’Asahi Shinbun (6 millions)[1]. Pour l’heure, la presse japonaise doit sa santé financière à un lectorat âgé[2], habitué à l’abonnement papier. Dans un pays pourtant longtemps considéré comme l’une des premières puissances technologiques mondiales, la transition numérique s’opère à reculons : le Yomiuri Shinbun, l’un des plus grands quotidiens japonais, ne présente par exemple pas d’offre d’abonnement 100% digital. Une absurdité, selon César Castellvi, docteur en sociologie et maître de conférences en études japonaises à l’Université de Paris, qui pointe les spécificités du modèle japonais, dans son enquête Le dernier empire de la presse, une sociologie du journalisme au Japon, publiée aux Éditions du CNRS. Après avoir mené un travail de terrain entre février 2012 et juillet 2017, il dresse le portrait d’un géant du papier qui, d’après lui, se voile la face. « C’est comme dans le film la Haine de Mathieu Kassovitz. C’est l’histoire d’un homme qui tombe d’un immeuble de 50 étages. Le mec, au fur et à mesure de sa chute, se répète sans cesse pour se rassurer : « Jusqu’ici tout va bien…Jusqu’ici tout va bien » ». Face à un Yahoo News tout-puissant, devenu principale source d’info des Japonais, une crise des vocations journalistiques et l’absence de renouvellement générationnel du lectorat, l’empire de la presse japonaise traditionnelle vacille. Interview.

Qu’est-ce qui vous a le plus surpris lors de votre enquête ?

La taille des organisations. La presse nationale est une industrie dont les dimensions et les effectifs sont parmi les plus importants du monde. Les organisations médiatiques nationales, qu’il s’agisse de la presse quotidienne ou des agences de presse, s’appuient sur des effectifs considérables et des rédactions de plus d’un millier de journalistes. Il s’agit d’une énorme machine, d’un empire à proprement parler. En France, seul l’AFP dispose d’une force de frappe d’une telle envergure (ndlr : france•tv compte plus de 2000 journalistes). Le Monde et Le Figaro, sont déjà fiers d’avoir plus de cinq cents journalistes. Au Japon, les journaux sont partout. Le siège des entreprises est au cœur des métropoles. On trouve des centaines d’antennes locales dans chaque région et des milliers de bureaux de distribution de journaux dans la plupart des quartiers. Les jeunes distribuent toujours les journaux à mobylette. J’ai l’impression d’être dans un monde révolu en France depuis bien longtemps.

Le siège du Yomiuri Shinbun à Otemachi. ©César Castellvi

Dans un pays où les entreprises de presse sont gigantesques, le métier de journaliste est partout sous-institutionnalisé : pas d’école de journalisme, de carte de presse, d’association ou de syndicat représentatif de la profession. Comment expliquer ce paradoxe ?

Le journalisme ne s’y est pas constitué en profession reconnue. On n’y trouve aucune des institutions qui contribuent généralement à donner à un groupe professionnel visibilité, reconnaissance et légitimité. Il n’y a pas d’école de presse. Au Japon, être reporter c’est avant tout être salarié d’une entreprise de presse. L’entrée dans le métier correspond à l’entrée dans celle-ci. Les journalistes y sont formés. Ils ne sont ni meilleurs ni pires que les journalistes américains ou français. Les universités japonaises, les plus importantes possèdent un département d’étude en communication et sur les médias, mais il s’agit d’enseignements généraux et théoriques plus que professionnalisants.

Les entreprises de presse développent des concours pour recruter des étudiants. Quel est le profil type du futur employé ?

Les effets sociologiques sont similaires qu’en France. Le profil sociologique des candidats présente une forte homogénéité. Les étudiants visant des postes à NHK, la chaîne publique, ou pour Asahi Shinbun, viennent majoritairement des grandes universités comme celles de Tokyo et Kyoto. Le profil est celui d’un étudiant, généralement diplômé d’une licence, d’une filière en sciences humaines et sociales dans l’une des grandes universités du pays, sans compétence préalable au journalisme. Il s’agit en majorité d’hommes, bien que la situation évolue progressivement.

« News-kun” : un autre distributeur de journaux, quelque part à Osaka. ©César Castellvi

Les cinq ou six premières années de carrière s’opèrent dans des bureaux régionaux. Les étudiants se frottent au journalisme fait-diversier. Cette école de la vie fait office de « vivier de détection des reporters prometteurs », écrivez-vous…

Le fait divers est une base commune. Tout le monde passe par là. Voir des familles dont le proche a disparu fait partie de l’apprentissage. C’est une phase de test. Le jeune journaliste doit être capable de récupérer une photo, négocier, créer une relation particulière dans une situation tendue. Lors de ce passage, les étudiants disposent de mentor. Un système que l’on peut retrouver en France dans le secteur des ministères par exemple : les managers y repèrent leurs poulains. Cette place accordée à l’apprentissage du métier donne au journalisme fait-diversier une reconnaissance particulière, qui tranche avec la faible légitimité de cette spécificité journalistique en France.

Au Japon, le métier n’attire pas. Les entreprises ont du mal à recruter de nouveaux visages. Une situation inverse de celle qu’on connaît en France, où les plus jeunes sont prêts à se faire massacrer pour exercer le sacro-saint métier passion, malgré la crise…

Cette situation au Japon s’explique par différentes raisons. Il y a d’abord une explication structurelle. Il s’agit d’un pays qui est deux fois plus peuplé que le nôtre – 125 millions d’habitants. Le déclin démographique y est très fort : le Japon perd 500 000 habitants par an. La part des jeunes dans la population totale recule d’année en année. Son nombre ne suffit plus à satisfaire les besoins des entreprises, notamment pour les besoins qualifiés. Cette diminution de la main d’œuvre a un impact considérable sur la presse écrite : elle met toutes les entreprises du secteur en compétitions avec les grands groupes d’autres industries plus en vogue.

L’industrie de la presse japonaise ne fait pas rêver les jeunes : elle souffre d’un manque d’innovation et son avenir semble loin d’être radieux. C’est un choix beaucoup moins prestigieux qu’il y a trente ans. On ne s’y projette pas, contrairement aux nombreuses boites de consulting et de finance, qui proposent des salaires très attrayants. Même si la rémunération reste élevée pour les journalistes au Japon – en 2020, le salaire mensuel moyen d’un reporter de la presse quotidienne était de 3996 euros brut juste derrière les médecins et les enseignants titulaires (l’écart entre brut et net est moins fort au Japon) – elle diminue depuis la fin des années 2010.

Les conditions de travail, très éprouvantes, sont également remises en question. Les jeunes Japonais ne sont plus enclins à faire les mêmes sacrifices que leurs aînés. Lorsqu’on commence sa carrière par les faits divers, l’imprévisibilité est la règle. On devient tributaire d’une tentative d’assassinat sur un homme politique, une tempête, un tremblement de terre. De plus, dans le monde des médias japonais, le surmenage au travail est fréquent : une décision de justice en octobre 2017 a reconnu les liens entre la mort en 2013 suite à un arrêt cardiaque d’une journaliste de 31 ans de la chaîne publique NHK et ses horaires de travail excessifs.

Quelles sont en général les contraintes du modèle économique de presse japonais ?

Jusqu’au milieu des années 2000 le Japon comptait un abonnement à un quotidien papier par foyer. Ce modèle ne fait plus sens, à une époque où les lecteurs s’informent majoritairement via Yahoo News. L’agrégateur est devenu la principale source d’information des Japonais, devant les médias traditionnels ou Google. Il rassemble et synthétise des informations en provenance des sites d’information. Pour publier leurs articles, de nombreux médias ont passé un accord commercial avec l’entreprise. Concrètement, l’internaute a la possibilité d’avoir accès à la majorité des actualités sans passer par la page média d’origine. Ce qui pose énormément de problèmes en termes de revenus publicitaires. Personne ne s’attendait à ce que Yahoo News prenne une telle place. Au mois de mai dernier, j’ai assisté à des conférences de rédaction à Asahi Shinbun. Tous les chefs de service étaient focalisés sur les tendances dictées par l’agrégateur : les actus présentées devaient y répondre. Aujourd’hui, la presse japonaise ne sait plus comment faire pour accéder directement à l’audience sans passer par cet acteur monstrueux qu’est devenu Yahoo News.

Portail de Yahoo News

En parlant du modèle économique, 90% des entreprises de presse japonaises sont des sociétés par actions. Quelles sont les spécificités de cet actionnariat ?

La principale particularité du modèle est d’interdire la cession d’actions à « toute personne dont l’activité principale n’est pas en lien avec la presse ». Ce qui fait que des acteurs privés sans lien avec le monde éditorial et l’imprimerie sont très peu présents. Les banques et les compagnies d’assurance par exemple représentent 1 à 2% des actionnaires. Cette situation diffère totalement du système français où les médias sont contrôlés par des grands entrepreneurs, des capitaines d’industries. Ces normes en vigueur ont un effet sur la gestion des ressources humaines : il n’y a jamais eu de coupe drastique visant une grande partie de la rédaction. Les journalistes ont toujours eu beaucoup de poids au conseil d’administration. Il y a une logique maximum de protection des salariés. Même en période de crise, il y a une volonté d’accorder le plus d’importance à l’éditorial. C’est assez sain. En revanche, il y a des vagues de « départs anticipés » des salariés les plus âgés. Ces vagues ont récemment touché des journaux comme l’Asahi Shinbun, le Mainichi Shinbun ou l’agence de presse Kyōdō.

Publicité pour le Tokyo Shinbun, dans le quartier de Ginza à Tokyo. ©César Castellvi

Vous expliquez que pour atteindre une diffusion quotidienne de plusieurs millions d’exemplaires, les plus grands quotidiens nationaux ont volontairement gommé leur alignement partisan…

Les médias japonais évoquent la politique avec un prisme descriptif, factuel et distant. Il n’y a pas d’angle analytique. Il s’agit de l’équivalent des éditions du Monde en 1960 : des résumés longs et denses de débats et d’échanges. Au Japon, il est par exemple inconcevable d’appeler à voter pour un candidat lors d’une élection présidentielle, comme pourraient le faire le New-York Times ou encore indirectement le Figaro. Cela ne signifie pas pour autant qu’il y a une absence de ligne éditoriale. On peut traiter de grands sujets de société. Certains quotidiens comme le Yomiuri Shinbun plaident pour une révision constitutionnelle qui permettrait au Japon d’avoir officiellement une armée. Sur le nucléaire, certains quotidiens sont pour une sortie du nucléaire depuis l’accident de Fukushima. D’autres restent pronucléaires. 

Pour ce qui est de la politique, la limite n’est-elle pas extrêmement fine avec la communication ?

C’est une critique régulièrement faite aux journalistes japonais. On leur reproche de reprendre les communiqués d’hommes politiques, ou de grandes agences gouvernementales, et de les publier vaguement remaniés. C’est le journalisme d’annonce. Ces journalistes de la presse nationale évoluent dans des « clubs de presse », qui fournit aux reporters un moyen d’accès rapide et efficace aux sources considérées comme majeures. Ils permettent notamment aux journalistes de demander collectivement l’organisation des conférences de presse ou l’obtention de communiqués. La proximité avec les sources pose question, car les journalistes accrédités à un club d’une grande administration y sont basés en permanence. Il s’agit d’institutions très décriées, puisque très fermées. Les journalistes étrangers, les freelance n’y ont pas accès. Il peut y avoir des conflits d’intérêt. Ce système persiste malgré les critiques, qui proviennent de partout (universitaires, médias, Union Européenne…).

A côté de ces entreprises de presse quotidienne, « qui détiennent le quasi-monopole sur la production de l’information généraliste et politique », se trouvent la presse magazine et la presse en ligne. Quelles relations entretiennent ces acteurs du monde médiatique entre eux ?

Les entreprises de la presse quotidienne sont le principal bassin d’emploi. Les employés bénéficient d’un statut d’employé régulier[3]. Ils bénéficient de salaires et d’une reconnaissance plus élevés que les journalistes des autres secteurs médiatiques. Ils vont majoritairement faire de l’info institutionnelle. De l’autre côté, les freelance qui travaillent pour la presse magazine vont faire le reste : du reportage sur les bas-fonds, le monde des célébrités, les scandales politiques. Les grands médias considèrent que ce type de journalisme n’est pas noble. Pour les freelance, les journalistes qui font de l’institutionnel sont hypocrites. La presse magazine met en avant des scandales de société, souvent peu repris par les médias traditionnels, à l’image de l’affaire des agressions sexuelles commises par Johnny Kitagawa, le gourou des groupes masculins de pop japonaise (J-Pop). Un reportage de la BBC a remis le sujet sur le devant de la scène en Europe. Mais dans les médias japonais, l’hebdomadaire Shūkan Bunshun est le média qui a le plus enquêté sur le sujet, publiant des articles sur des cas de harcèlement il y a plusieurs décennies déjà. 

La presse magazine ©César Castellvi

 Il n’y a pas d’équivalent d’un modèle à la Mediapart ?

Il n’y a effectivement pas de grand média d’investigation, de pure-players qui ont réussi économiquement. On assiste plutôt à une série d’échecs. Il y a eu quelques importations ratées de modèles tels que le Huffington Post, BuzzFeed. Aucune de ces éditions japonaises n’a réussi à percer. Par ailleurs, une partie des Japonais ne semble pas intéressée par le modèle d’un média à l’approche critique. La neutralité politique demeure centrale à leurs yeux, même si elle est très souvent illusoire. Pour eux, l’important reste d’avoir des informations fiables, par exemple lors d’un tremblement de terre ou d’une inondation. Une différence d’attente subsiste sur la question du rôle des médias.

Il en va de même du rapport aux mouvements sociaux qui est différent. Si l’on voit à nouveau des manifestations d’ampleur depuis le début des années 2010 alors qu’elles avaient largement diminué entre les années 1980 et 2000, ces mouvements ne donnent pas lieu à des débordements. Pour beaucoup de Japonais, il est difficile de saisir un mouvement comme les Gilets Jaunes en France par exemple.

Conclusion

Les médias japonais ont progressivement laissé le monopole de l’info en ligne à Yahoo News, se focalisant uniquement sur le tirage papier. Plus de 50% des accès à l’actualité en ligne au Japon se fait aujourd’hui par l’intermédiaire de l’agrégateur. Certaines marques d’actualités traditionnelles tentent désormais d’accélérer leurs stratégies en ligne. Le principal quotidien libéral du pays, Asahi Shinbun, a ainsi mis pour la première fois tous ses articles derrière un paywall strict. Un pari risqué quand on sait que le public japonais est peu enclin à payer pour s’informer en ligne. D’après le Digital News Report 2023 du Reuters Institute of Journalism, le Japon arrive dernier du classement, avec 9% des internautes déclarant avoir payé pour s’informer en ligne.

Pour aller plus loin : le blog de César Castellvi

 

[1] D’après l’enquête World Press Trends 2019 publiée par la World Association of News Publishers

[2] D’après les données compilées à partir de la National Survey on Daily Time, la majorité de lecteurs de la presse papier se situe dans la tranche d’âge des plus de soixante ans.

[3] Les pigistes et les reporters sous contrat représentent moins de 15% des effectifs dans la presse quotidienne.

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