Les jeunes journalistes, en proie au doute face à leur profession ? Conscience de la précarité, désir d'approfondir à l'époque des hard news, impossibilité de se projeter : ils sont de plus en plus à s'interroger sur ce "métier passion". Dans "Jeunes journalistes, l'heure du doute", le sociologue Jean-Marie Charon leur donne la parole.
Par Alexandra Klinnik, MediaLab de l'Information de France Télévisions
Piétinées, les aspirations des jeunes journalistes ? Entre leurs motivations premières et la réalité du “terrain”, nombreux sont ceux qui doutent du bien-fondé de leur profession et de leur rôle à jouer dans la société. Ils évoluent aujourd’hui dans un contexte économique que leurs aînés n’ont pas eu à connaître : la presse écrite a perdu plus d’un tiers de ses revenus sur une quinzaine d’années, les nouveaux médias, éclos en ligne, tâtonnent pour survivre. Dans son livre Jeunes Journalistes, l’heure du doute, publié aux Éditions Entremises, le sociologue Jean-Marie Charon donne la voix à 103 journalistes, âgés entre 22 et 30 ans. Cette enquête met en lumière les espoirs déçus, les difficultés à se projeter dans un système médiatique focalisé sur les hard news, la précarité subie, la violence d’une hiérarchie verticale, le sentiment permanent de déclassement “parce que jeune”. Chacun s’interroge, à son échelle : pourquoi continuer quand ce qu’on fait n’a pas forcément de sens ? À quoi bon s’endetter et s’épuiser pour une profession “où on gagne le smic” ? “Le doute est la tonalité générale de l’enquête”, souligne Jean-Marie Charon. Interview.
“Le doute est un arrière-plan des expériences de chacun”, écrivez-vous. Comment se manifeste ce doute ?
Il n’y a, au départ, pas de crise de vocation. Les écoles de journalisme attirent toujours le même nombre de candidats aux concours, voire un peu plus. Le doute surgit après l’entrée dans la profession. S’il est généralisé, il s’exprime à des degrés divers. Dans la très grande majorité, les jeunes journalistes rencontrent des difficultés à se projeter, ne serait-ce qu’à plus d’un an ou deux. En cause : la perte de sens. “Dans cinq ans, je me vois mal continuer à faire du bâtonnage, bête et méchant”, me confiait l’un d’eux. Les tâches à accomplir ne sont pas à la hauteur de leurs espérances. Un trop grand écart se creuse entre ce qu’ils aiment faire et ce qu’ils peuvent faire. Certains ressentent de la honte devant ce qu’on leur impose : la production intensive d’articles sans valeur ajoutée, l’exercice systématique du micro-trottoir, en radio ou télé.
Le doute porte également sur le devenir même des médias. Certains journalistes qui travaillent au niveau local s’inquiètent : les quotidiens régionaux existeront-ils toujours dans quelques années ? Les organisations et objectifs en matière de numérique interrogent. “La direction demande toujours plus de contenu web par jour. Pourtant nos revenus, c’est 80 à 90% le print”, s’alarme l’un d’eux. Marqués par un climat de défiance, les jeunes journalistes doutent également de leur place dans la société. Certains préfèrent ne pas afficher leur profession sur les réseaux sociaux. Le métier peut être un objet de rejet, parfois d’insulte, de menace, y compris au sein de la famille et des amis. De façon plus rare, certains craignent des formes de violence extrême. Lors d’un entretien de groupe, une journaliste de région a relaté une expérience traumatisante : “Quelqu’un a fait irruption dans la rédaction, et nous a menacé en référence à Charlie Hebdo”, tandis qu’une autre a exprimé sa crainte d’une attaque potentielle : “Quand on est en conférence de rédaction, j’ai peur. On est facilement identifiable en raison des voitures du journal garées devant la rédaction”. Ces réactions m’ont frappé. Ce n’est pas à Paris mais en région.
Enfin, certains journalistes partagent les critiques du public face aux faiblesses d’un système d’information dominé par l’info en continu : un travail parfois bâclé et mal fait, trop de concentration des médias…
Ce doute surgit dans un contexte économique particulier…
Les jeunes journalistes vivent une période inédite en termes de fragilité de modèle économique, de remise en question des méthodes de travail, des outils. On fait peser sur eux une bonne partie de la charge de transformation nécessaire. Il faut travailler sur beaucoup plus de supports, et avec des outils nouveaux que les anciens ne savent parfois pas utiliser.
Vous expliquez d’ailleurs qu'il est plus facile d'obtenir un CDI dans des niches comme le data journalisme, la maîtrise des réseaux comme Snapchat et TikTok…
En effet. Les rédactions parisiennes n’hésitent pas à embaucher presque immédiatement ces profils peu nombreux avec l’intention de les garder dans leurs effectifs. Ces jeunes journalistes peuvent avoir une vision plus positive du métier, car leurs compétences sont davantage favorisées. En somme, il y a une diversité de parcours et de ressentis, avec des journalistes qui s’en sortent plutôt bien, mais avec une grande majorité qui est à la peine.
Au cours de votre enquête, vous mentionnez que personne n’a parlé d’appétence pour l’instantanéité, le live, le scoop. Ils aspirent tous au temps long. De quelle manière la question de l’actualité fait débat chez les jeunes journalistes ?
Pour eux, l’actualité conduirait à un travail imposé, sans marge d’initiative, sans réelle autonomie éditoriale dans le choix des sujets, le mode de traitement, sans le temps pour “réfléchir” au point qu’une journaliste parlera “d’enfermement”. Cette logique quantitative empêcherait d’identifier ce qui est signifiant et révélateur des tendances de fond. S’ils rejettent les hard news dès le départ, ils désirent prendre le temps d’écouter leurs interlocuteurs, faire du terrain sur du temps long. Jouer un rôle positif, apporter des clés de compréhension à la société : leurs motivations se rapprochent de la philosophie du journalisme de solution. Dans leur panthéon personnel, on ne retrouve aucun ténor du journaliste politique, international, économique. Edwy Plenel n’a été cité qu’une ou deux fois. Leur vision du journalisme repose sur un modèle plus modeste : être capable d’aider “les gens” à une petite échelle. Florence Aubenas et Raymond Depardon ont été les plus cités. Rares sont ceux qui vont pouvoir combler leurs aspirations. Ceux qui y arrivent font de la pige, mais reconnaissent qu’il s’agit d’un choix coûteux sur un plan financier.
Nombreux sont ceux qui jettent un regard critique sur les écoles qu’ils ont fréquentées. Certains évoquent le “point noir” de la préparation à la pige dans les parcours de formation…
Il y a incontestablement une carence de la part des écoles à propos de la préparation à la pige. Les formations proposées sont très courtes et peu pratiques. Il s’agit de généralités. Les contenus concrets sur les problèmes rencontrés manquent cruellement : comment gère-t-on un budget pige ? Quelles sont les ressources collectives mises en place ? Comment lire une fiche de paie et y détecter des anomalies ? Les jeunes journalistes estiment qu’il leur aurait manqué la « caisse à outils » qui permet concrètement de vivre avec cette forme de rémunération.
Un autre aspect ressort souvent dans le discours des jeunes journalistes : la pige est dévalorisée, considérée comme « maladie infantile inévitable ». Pour les écoles, le modèle est de travailler en rédaction. Être pigiste, ce serait être un sous-journaliste, un journaliste de deuxième rang. Le problème réside dans le recrutement des formateurs : ceux-ci viennent pour la plupart de rédactions et importent leurs modèles.
Selon la Commission de la Carte d’Identité Professionnelle des Journalistes, 66% des journalistes de 30 ans et moins de 30 ans sont pigistes ou en CDD. Avec de tels statuts, l’insécurité prime. Une insécurité d’autant plus forte que les rédactions ont souvent des organisations illisibles pour les pigistes (« pourquoi le volume de piges baisse-t-il soudainement ? »)...
Les médias devraient être plus transparents avec les pigistes, donner des éléments concrets : comment se situent-ils par rapport à leur organisation ? Comment pourraient-ils évoluer ? Il devrait y avoir un accompagnement dans le parcours professionnel. Le déficit de formation dans l’encadrement intermédiaire reste un problème majeur : pas de compétence pour animer une équipe, une représentation floue des priorités. Il n’y a pas simplement un problème pour les former, mais aussi un manque de réflexion sur la définition d’un cadre intermédiaire en rédaction.
De manière générale, « il n’est pas exagéré de parler de “choc” pour décrire le ressenti dans la confrontation à la hiérarchie », estimez-vous. Comment se traduit ce « choc » ?
Les jeunes journalistes ont imaginé les rédactions comme le lieu d’un collectif, où les idées circulent librement et de façon transversale. La réalité est toute autre. Le modèle imposé est celui de la verticalité, qu’ils soient en desk, en reportage… Ils doivent travailler sous les directives des « chefs ». Ils se voient en bas d’une chaîne qui leur laisse peu d’autonomie et de marge d’initiative. Ils perdent cette capacité à pouvoir échanger. Dans les nouveaux médias numériques, les conférences de rédactions ont tout simplement été remplacées par des tableaux de bords, qui dictent les sujets à traiter dans la journée. Les consignes arrivent de façon verticale, même si c’est une ambiance « djeunes ». C’est complètement désincarné. « On ne se parle pas, tout arrive par ordinateur », déplore un journaliste.
Le mot “violence” revient souvent dans les témoignages. Sous quelles formes s’exprime-t-elle ?
La violence est d’abord verbale. « Chez les chefs, c’est assez rare de mettre les formes », relate l’un deux. Cette violence verbale peut aller jusqu’aux insultes. Très nombreux sont ceux qui ont le sentiment d’être « maltraités parce que jeunes ». Ils subiraient une sorte de clivage générationnel : « Nous, on ne trouve pas de postes et il y a les vieux briscards qui ne veulent pas lâcher, qui viennent une fois par semaine ». Une véritable colère naît de l’impression d’être, en tant que jeunes, interchangeables, substituables, voire « jetables ». Être jeune serait faire face à des conditions de travail plus difficiles : certains sujets vont leur être systématiquement refusés, ils seront les premiers à sacrifier leurs week-ends, à faire la permanence des faits divers. D’ailleurs, ils sont très rarement accompagnés psychologiquement après la couverture de faits divers, qui peuvent être traumatisants. On considère qu’il n’est pas nécessaire d’en parler.
Un autre point ressort de l’enquête : le harcèlement moral. Les petits chefs harceleurs dans les rédactions sont légion. Ils sont éventuellement déplacés d’un poste à l’autre, sans jamais être sanctionnés.
Comment remédier à ce problème de management, de despotisme de certains chefs ?
La priorité est d’en faire déjà un sujet. Chez de nombreux responsables de rédactions, cette problématique n’existe pas. Il faut reconnaître le problème. Il s’agit ensuite de procéder à de véritables cycles de formation, avec une réflexion sur le travail et le management des cadres intermédiaires.
La bienveillance pourrait être également une réponse, comme l’avance l’enseignante en journalisme Amandine Degand. Une hiérarchie bienveillante, ce serait d’abord des cadres qui accueillent les nouveaux arrivants avec intérêt. Des chefs qui connaissent le nom et prénom, le parcours de chacun, qui ont pris le temps de faire connaissance. Il s’agit pour le jeune journaliste de sentir qu’on lui fait confiance, qu’on le responsabilise.
Les jeunes journalistes ont un rapport différent au « métier-passion », par rapport aux générations précédentes. Comment l’expliquez-vous ?
Lorsque les jeunes journalistes évoquent le « métier-passion », ils le font sans emphase. C’est une sorte de norme sur laquelle chacun s’accorde. Quand des quadras, des quinquas, quittent la profession, c’est un drame. C’est leur vie, leur mission. Chez les jeunes journalistes, quitter la profession au bout d’un an ou deux semble moins douloureux : c’est presque vu comme une chose naturelle, « on savait que ce serait dur, ça ne marche pas, on va faire autre chose », me disent-ils. Cela ne signifie pas qu’ils ne sont pas attachés à leur profession. Il y a un côté pragmatique. Si ça ne se fait pas, ils passent à autre chose. Parmi les journalistes qui quittent la profession, les jeunes sont très représentés. 40% des détenteurs d’une première carte de presse ont quitté la profession au bout de sept ans.