Relations "toxiques" avec les responsables politiques, déjeuners en cascades pour recueillir des off, obsession pour les petites phrases et les guerres de partis, déconnexion totale avec les lecteurs : après huit ans au service politique de Libération, Rachid Laïreche lève les voiles sur un univers souvent fantasmé : celui de la bulle des "scribouillards politiques". Et ne s'épargne pas.
Par Alexandra Klinnik, MediaLab de l'Information de France Télévisions
« Je ne veux plus être celui que je suis devenu ». Après huit ans au service politique de Libé à couvrir la gauche, Rachid Laïreche veut rompre avec sa « bulle ». Décrire un politique en train de caresser un agneau dans une ferme pour « se la jouer proche des agriculteurs », se réjouir de petites phrases assassines balancées en off par des politiciens, oublier la politique au profit des politiques, commenter les disputes de partis en lambeaux : ce théâtre est devenu trop déprimant pour y jouer encore un rôle. Plus que des individus, c’est tout le système politico-journalistique que dénonce celui qui a commencé à Libé en tant que standardiste. Le journaliste a donc décidé d’ouvrir le rideau sur un monde souvent fantasmé. Écrit d’une traite – « en 15 jours, 3 semaines », assure-t-il, « Il n’y a que moi que ça choque », paru le 7 septembre aux éditions Les Arènes offre une chronique acérée de « la courtisanerie 2.0 » sans jamais s’en dédouaner. Entretien.
“Mon parcours, je ne pense pas qu’il aurait pu exister ailleurs qu’à Libé. Dans beaucoup de journaux, ils ne connaissent même pas le nom des gens de l’accueil”, estimez-vous. De standardiste à Libération à journaliste, comment avez-vous vécu votre évolution ?
Je suis devenu journaliste sans le vouloir. En 2005, j’arrive par hasard à l’accueil. J’ai 21 ans et je ne connais pas Libé, ni la presse en général. C’est au fil des rencontres avec les journalistes que l’idée germe. C’est une petite boîte où tout le monde se connaît : je deviens rapidement une figure de l’accueil. Je parle à tout le monde, je suis populaire. En 2010, la rédaction me propose de tenter d’écrire. J’essaye. C’est nul. Je recommence. Je me prends au jeu. Je fais plein de fautes d’orthographe mais je persiste. Je pige pendant quelques années avant d’être recruté au service politique en 2015 par Johan Hufnagel. Aujourd’hui, j’ai quarante ans. Ça fait près de 20 ans que j’y suis. Au départ, ce n’était ni une passion ni une vocation. On me prend souvent en exemple. Les véritables exemples sont ceux qui, malgré des ressources limitées et peu de contacts, ont lutté pour trouver un emploi dans ce milieu.
Au service politique, vous découvrez « la bulle ». Quelles sont vos principales critiques à l’égard du journalisme politique ? Qu’est-ce qui vous a le plus choqué ?
J’ai d’abord été surpris par la forte homogénéité de la profession dans son ensemble, aussi bien à Libé, au Monde, au Figaro. On y retrouve peu d’enfants d’ouvriers ou de paysans. Les journalistes fréquentent les mêmes grandes écoles de journalistes, lisent les mêmes livres, regardent les mêmes films et pensent souvent en conséquence. Mon livre est d’abord une critique globale du journalisme en France. Il est ensuite une réflexion sur le fonctionnement du journalisme politique. Lors de mon arrivée, je découvre rapidement l’existence de règles et codes implicites qu’il faut respecter « pour en être ». Ces pratiques se font naturellement. Si je ne respecte pas le protocole, je suis à l’écart. Si je veux avoir des infos, il faut obéir aux règles du jeu. Pour recueillir des confidences, les journalistes politiques déjeunent ainsi régulièrement avec les élus et les membres du gouvernement. En moyenne, le rythme est de trois fois par semaine. Il faut toujours inviter les politiques, excepté dans les ministères où tout est gratuit. Il suffit d’attendre que le politique accepte de voir ton groupe.
Car le journaliste politique travaille en bande. Il s’allie avec des collègues d’autres rédactions. Cette bande s’organise sur des groupes WhatsApp de déjeuner. Pour trouver mon groupe, j’ai fait une demande officielle et publique via Twitter. Ceux qui ont répondu à mon appel venaient du Figaro, de LCI et de France Culture. Chacun lance ensuite un politique – Clémentine Autain, Alexis Corbière… - ou son chef cab, et revient avec des dates de déjeuner. Tout ce qui se dit à table est off. On repart tous avec les mêmes citations anonymes. Le lien qu’on a avec les politiques nourrit les papiers.
J’ai rapidement coupé court à cette formule. J’ai préféré miser sur des cafés en direct avec des élus, une option moins fatigante et plus économique. Si la rédaction paye l’addition in fine, le journaliste avance des frais pouvant atteindre 500 euros par mois. Il paye son menu et partage la note du politique avec le reste de l’équipe. Les politiques aiment se faire inviter à déjeuner. Pour eux, manger avec la presse, c’est gratuit.
“Le off fait partie de cette éternelle pièce de boulevard politicarde” : comment les relations entre les journalistes et les politiques se façonnent autour de cette pratique ? Certains jeunes politiques, tel qu’Adrien Quatennens et Ugo Bernalicis, vous ont d’ailleurs demandé conseil sur son usage.
Le off peut être utile si je travaille sur une enquête – un politique peut avoir accès à un dossier secret défense et me transmettre des éléments importants, sans se mettre en péril. Je le protège. Le off est utile quand les politiques ont de réelles informations à transmettre.
Sauf que le off est aujourd’hui utilisé pour balancer des petites phrases assassines, comme par exemple « Clémentine Autain, elle ne comprend rien à la politique, elle pense qu’elle sera candidate, jamais elle ne pourra réussir », souffle un proche de Mélenchon ». Ne pas révéler l’identité ajoute un côté mystérieux. De nombreuses phrases mises en off prennent plus d’importance que lorsqu’on les met en on. Ce sont souvent des citations inutiles, pas très importantes. Si un journaliste griffe un off, il aura une bouderie du politique en retour pendant des semaines. On finit souvent par se retrouver. La rancune a une date de péremption.
Vous expliquez que ce « off » saute complètement « au moment de la chute » : « La bulle grille tout au moment de la chute, tous les off deviennent publics. Plus de place pour les sentiments. Toujours plus facile de s’en prendre à un politique qui tombe. Le journaliste peut raconter les « coulisses » de la défaite en piochant des scènes dans ses carnets »…
C’est le festival ! Je ne savais pas que DSK avait un rapport fou avec les femmes. Aucun journaliste politique ne l’écrivait. Le jour du scandale du Sofitel à New-York, les journalistes ont eu soudain tout un tas d’anecdotes à raconter. C’est pareil dans le domaine du sport. Un mec au sommet, on écrit « C’est un champion », et quand il y a un problème, on apprend qu’il « tape sa femme ». Quand il tombe, on sort les dossiers. Pourquoi on ne l’écrit pas avant ?
Les déjeuners, les off, le fait de couvrir un politique sur le long cours : cette proximité entraîne-t-elle inévitablement une compromission ?
« Compromission » : le mot est dur. On est humain. Quand on suit une personne pendant dix ans, qu’on la voit tous les jours, on finit généralement par l’apprécier ou la détester. Si on l’aime, on va en prendre soin. Si on ne l’aime pas, le traitement sera différent. Quand Cécile Duflot perd la primaire, je suis assez doux avec elle dans mon article car je l’apprécie. J’explique qu’elle y croyait, qu’elle tombe de haut.
« Le journaliste politique est un mammifère rancunier. Un mot de trop et le malotru passe à la caisse (…) La relation entre le politique et le journaliste ressemble à un vol avec turbulences ; un député qui file un tuyau à la concurrence plutôt que de m’en faire profiter ? Piques dans le prochain papier », écrivez-vous. Entre vengeance dans un papier d’un politique qui vous humilie et autocensure lorsqu’un autre vous ouvre toutes les portes, le journaliste politique ne serait-il uniquement guidé que par ses émotions ?
Il est beaucoup guidé par ses émotions, mais ce n’est pas le seul facteur qui l’influence. Lorsque le journaliste est embedded auprès d’un politique – c’est-à-dire qu’il a accès à tout : coulisses, repas, transport – il fera un papier positif. Être embedded, c’est le sésame de la profession. En 2017, je pars avec Benoît Hamon au Havre. Je fais le trajet avec lui en voiture pendant quatre heures. Il me donne accès aux loges. Il ouvre tout. Je suis le seul journaliste. Il finit par donner meeting dans une salle aux chaises pratiquement vides. C’est un naufrage, la fin. Je l’ai vu tout triste, traîner sa peine. Je n’ai pas pu cogner trop fort. Ça ne se fait pas. On s’autocensure. Écrire du mal alors qu’il m’a ouvert toutes les portes serait une trahison.
Comment adopter un rapport plus distancié ?
J’ai suivi la gauche pendant huit ans. Huit ans, c’est trop. Il faut y rester trois ans et puis tourner, comme à l’AFP qui a mis en place un système de rotation.
Vous évoquez la pression des politiques pour relire avant publication. Comment gérez-vous cette demande tout en préservant votre indépendance journalistique ? « Les socialistes veulent toujours rajouter le mot « responsabilité à chaque réponse », relatez-vous par exemple.
La relecture en tant que telle ne me dérange pas. Ce qui me dérange, c’est la relecture avec réécriture. Quand les politiques arrangent, changent un propos. Le circuit est d’ailleurs assez contraignant : quand on interroge un ministre, il relit puis envoie à Matignon, qui peut encore changer des éléments - et vous envoie la copie. C’est quoi cette folie ?
Je suis aussi pour le droit de regard pour tous les autres. Pourquoi seulement les puissants auraient-ils cette opportunité ? La petite famille migrante qui a du mal à parler à la presse, on s’en fout du droit de regard. On devrait leur donner accès à leurs paroles, les autoriser à relire leurs propos. Cela permettrait de regagner leur confiance. Florence Aubenas, reporter au Monde, expliquait à la radio sa méthode. Elle prend le temps de dire aux personnes qu’elle interroge sa manière de travailler. Elle fait relire les citations avant publication et leur explique au téléphone « Voilà ce que je vous fais dire ». Cette éthique me semble juste.
Non seulement il peut y avoir une réécriture, mais l’échange est bien préparé en amont du rendez-vous « avec ledit conseiller pour lister les thèmes. Nous autres posons des questions sur un chemin balisé en avance ».
Sarkozy, quand il se déplace pour une émission, vous pouvez être sûr que sa chef cab va s’entretenir avec le rédacteur chef. Et ça va dealer : « Les affaires, une ou deux questions pas plus, la Russie, une question ». Tout est tracé. Il y a un plan avant même si ça dévie un peu parfois.
Quelles responsabilités tiennent les journalistes dans le désintérêt pour la chose publique ?
Le manque de transparence. Ce livre, c’est de la transparence. J’ai levé le rideau. Pourquoi quand on déjeune, ce n’est pas inscrit à l’agenda du ministre ? Pourquoi c’est en cachette ? On pourrait le dire ouvertement : hier, j’ai mangé avec un ministre. Et alors ? Je suis journaliste. Plus on ouvre le rideau, moins il y aura de doutes. Plus on ferme les rideaux, plus il y aura de fantasmes. C’est notre responsabilité de lever les fantasmes. C’est à nous d’établir de nouvelles règles. Si on indique par exemple par un astérisque que le politique a changé une phrase lors de la relecture en précisant laquelle, on réinstaure un rapport de confiance.
Le langage employé par les politiques et les journalistes serait également un problème. Vous racontez que vos amis ne comprennent rien à vos articles…
Le langage est un problème, que viennent résoudre Marine le Pen et Jean-Luc Mélenchon. Ils ont un langage que les gens comprennent. Ils vont droit au but, adoptent un langage cru. En 2018, j’ai consacré une Une à propos ce problème (avec Laure Bretton) : « Les socialistes parlent-ils une langue morte » (ndlr : « depuis belle lurette pourtant, tout se passe comme si les socialistes ne savaient plus parler aux Français, se contentant de se parler à eux-mêmes, adoptant un mélange de mots aseptisés et technocratisés. Certaines formules sont devenues automatiques mais n’éveillent plus rien de concret dans l’esprit des citoyens »). La bulle comprend très bien, mais les lecteurs ? Dans la bulle, on oublie les gens. On est entre nous et cela nous va très bien. On ne voit pas ce qu’il y a dehors. Quand on écrit, on écrit pour les collègues, les politiques. On se marre. Il y a du off. On est content. Jamais on ne s’intéresse à l’extérieur.
Vous mentionnez l’impact des réseaux sociaux sur la “bulle” des journalistes politiques - “Un tweet bien senti sur les médias numériques peut se transformer en aller simple pour un show télévisé”, “Twitter est devenu notre véritable rédacteur en chef” - les politiques vous envoient leurs tweets. Comment les réseaux sociaux ont modelé votre travail ?
Les politiques en manque d’amour et de lumière s’en servent pour se faire remarquer des médias. Ils l’utilisent pour créer du clash. Twitter a pris une place dévorante. Un journaliste bon sur le réseau est remarqué par les radios, télés. Parfois, les journalistes politiques qui sont hyper connus sur Twitter, je ne sais même pas ce qu’ils écrivent…
Depuis la publication du livre, avez-vous eu des retours ?
Les retours viennent majoritairement de la bulle. Ils me disent : « Tu as raison, on est fou ». Mais ils continuent pour autant. Ils ne changent rien. Ils me disent qu’il est important de parler stratégie dans les papiers. Je suis d’accord. Mais on ne doit pas faire que ça.
Illustration : Aude Nevo