Le KIKK Festival, carrefour interdisciplinaire entre art, science et numérique, décloisonne l'art contemporain. Et souhaite se positionner en tant que tremplin du monde de l’art numérique.
Par Alexandra Klinnik et Aude Nevo, du MediaLab de l'Information de France Télévisions
« Ce festival décoince le monde de l’art », s’extasie un étudiant en formation multimédia. Le KIKK Festival, dédié à l’art numérique, casse les stéréotypes liés à l’art contemporain intello et élitiste. On y croise aussi bien des artistes investis, des designers présentant leur dernière collab’ pour Nike que des entrepreneurs tech en quête du prochain filon. « C’est un événement qui égaye le monde de l’art, où tu peux rencontrer autour d’une bière un geek qui a fait la couverture du New York Times », s’amuse un festivalier. Conçu pour faire éclater les frontières entre des mondes généralement éloignés – arts, sciences, technologies et sociétés – le festival international des cultures numériques et créatives a ouvert sa douzième édition, du jeudi 26 au dimanche 29 octobre à Namur, en Belgique. Au programme : 42 conférences où se mêlent des sujets techs - branding, stratégie, creative coding, data viz, gaming VFX, design, intelligence artificielle -, des workshops, des espaces de networking, des expositions d’art numérique disséminées aux quatre coins de la ville. Le thème central ? Bodies of Water, qui explore la relation entre l’eau et « le phénomène de la vie ». Soit un événement multidisciplinaire qui ne répond à aucune définition précise.
De gauche à droite : Marie du Chastel, directrice artistique du KIKK Festival et Laura Latour, directrice du KIKK Festival, lors de l'ouverture du festival
Le KIKK, une place de marché
Si le festival construit des ponts, c’est surtout entre les entrepreneurs et les créatifs. Cette année, le KIKK a particulièrement soigné sa façade corporate. Tout a été fait pour faciliter les échanges. On peut ainsi découvrir les prototypes de produits innovants au Market Place, lieu de référence pour les start-ups, où se regroupe une trentaine de boites belges. Le volet B2B a également une place de choix avec des dizaines de conférences, workshops et meetings. Une application a même été créée, avec l’aide de l’IA, pour « connecter les bons profils entre eux », explique Laura Latour, directrice du KIKK Festival. Des soirées sont organisées pour créer une ambiance plus informelle entre les professionnels. « On souhaite vraiment que les profils créatifs rencontrent des entreprises plus traditionnelles, que différentes formes d’intelligence se rapprochent. On veut faire tomber leurs peurs », poursuit-elle. 2300 professionnels ont ainsi répondu à l’appel.
L’art passerait-il au second plan ? « Les éditions précédentes étaient davantage axées sur l’art », estime une bénévole, présente depuis 2013. « C’est un festival consacré à l’art numérique, qui a pris un angle très business par rapport à d’autres festivals du même genre, avec des pros qui échangent des cartes de visite », déplore Antoine, festivalier. Pour les artistes, qui peuvent parfois adopter « une posture radicale anti-capitaliste », se plier à l’exercice reste un impératif, au sein d’une économie aussi précaire. Dans le monde de l’art numérique, les installations technologiques restent très coûteuses et les financements, de moins en moins nombreux. « C’est le grand écart entre les valeurs et la réalité. Pour déclencher d’autres collaborations, la démarche est inévitable », affirme Antoine. “En tant qu’artiste, j’ai fui l’espace business. C’est ma première fois ici et j’ai été assez surpris par la place du business dans un tel festival”, raconte un artiste invité par le KIKK. Pour d’autres, cette opportunité représente une aubaine. Ils s’y attellent avec un plaisir manifeste, à l’image de Michael Montanaro : “Le réseau ici est incroyable, nous rencontrons de nombreux autres artistes, mais aussi des producteurs”, se félicite-t-il.
Alors que le festival semble avoir évolué vers un aspect plus professionnel, mettant parfois en tension les valeurs artistiques et la réalité économique, les relations professionnelles au sein de l’industrie créative restent un sujet brûlant. Une conférence dédiée au “Leadership non toxique dans les industries créatives” a été organisée ce vendredi 27 octobre pour un environnement de travail plus sain. Cette session a rencontré un vif succès, illustrant l’importance de ces questions dans un monde artistique de plus en plus compétitif. Vera-Maria Glahn, cheffe d’entreprise dans l’art du numérique et du branding, et « défenseure du leadership féminin », a ainsi rappelé des principes très élémentaires : mieux vaut dire les choses au lieu de ressasser en silence, une équipe diversifiée est plus productive, il faut être clair sur ses attentes et définir des limites « même si on y perd des opportunités », choisir les bons mots car la communication est clé.
“Cela reste une vision très lisse, qui ne prend pas en compte les dynamiques de pouvoir au sein des entreprises”, réagit un artiste. En effet, si ces règles semblent évidentes, leur mise en pratique s’avère complexe. Dans un marché ultra précaire, comment la parole peut se libérer quand elle n’est pas protégée ? Dire ce que l’on pense reste un luxe. Aujourd’hui, le rapport de force est presqu’inexistant au sein de l’entreprise. Il est habituellement créé via les syndicats, en perte de vitesse depuis plusieurs années en France, par exemple.
Des entreprises tentent de mettre en place des mesures toutes simples pour éviter la frustration et le mal-être. Lors d’une conférence intitulée “Quel futur pourrions-nous designer ?”, les designers et associés Leo Porto et Felipe Rocha ont tenu à afficher et présenter chacun des membres de leur équipe - 21 personnes au total - de leur agence de design et de branding, devant une audience attentive de professionnels. Les créditer ainsi n’était pas synonyme de stimulation de l’égo, mais plutôt un reflet direct de la valeur perçue qu’une personne apporte à une organisation. “Qui est crédité est directement lié à qui reçoit plus d’opportunités”, rappelait la journaliste Alex Sujong Laughlin, dans les prédictions 2023 du NiemanLab.
Le KIKK, une offre artistique riche
A côté de la place de marché et de ses mécaniques, l’offre artistique a trouvé toute sa place, notamment grâce à la programmation pointue dirigée par Marie du Chastel. La directrice artistique du KIKK Festival a notamment veillé à la diversité et à l’égalité hommes/femmes dans le choix du « casting ». Le « KIKK in town » a ainsi présenté un parcours artistique de 50 œuvres réparties dans toute la capitale wallonne - cascade d’eau lumineuse, machines étranges à créer des vagues, paysages aquatiques obtenus par procédés chimiques. De nombreux étudiants ont ainsi été ravis de la sélection. Pour Aurélie, 24 ans, en formation multimédia, les expositions regorgent d’exemples inspirants : « La diversité de programmation nous incite à voir les différences d’un oeil ouvert, de s’inspirer hors du cadre habituel », explique-t-elle. « C’est très abstrait. On est en dehors de l’art classique. Ce sont des choses qu’on pourrait intégrer dans nos créations. C’est une grande source d’inspiration », renchérit Tanguy, 27 ans, qui se destine au montage vidéo et à la réalisation.
L’étudiant a particulièrement été sensible à l’œuvre Cycles, de Martin Messier. L’artiste canadien a ainsi créé une œuvre où l’art sonore rencontre la lumière, la robotique, et la vidéo. Dans une salle plongée dans l’obscurité, huit fils de lumière dansent et se déploient, à la manière du mouvement incessant des vagues de l’océan. Ces fils sont reliés à un moteur. « Le dispositif a marqué les esprits, avec un aspect fluide, très beau », explique-t-il. Selon la description, cette œuvre « mêle harmonie et chaos, pureté de la propulsion et violence du mécanisme qui l’engendre ».
Cycles, de Martin Messier
Autre œuvre d’art qui a attiré leur attention : le projet Imaginarium of Tears, du néerlandais Maurice Mikkers qui a pour objectif de transformer les larmes en œuvres d’art grâce aux microphotographies des gouttelettes cristallisées réalisées sous un microscope. Des larmes authentiques recueillis au compte-goutte : « Les histoires derrière ces séances étaient variées et souvent intenses. Par exemple, une bonne amie a fait don d’une larme de tristesse parce que son père était très malade et qu’elle ne pouvait rien y faire » développe Maurice Mikkers. Le processus de photographie et de traitement des données prend environ 90 minutes, y compris le rendu des photographies en une seule image géante. L’ensemble du processus dure trois heures. « Puisque chaque larme a une histoire cachée, l’objectif ultime est de sensibiliser davantage aux histoires et aux défis de la vie qui ont provoqué ces larmes, dans l’espoir de rapprocher les gens », estime cet ancien technicien de laboratoire avant d’être photographe professionnel.
Imaginarium of Tears, du néerlandais Maurice Mikkers
Dans ce parcours, d’autres œuvres significatives ont attiré l'œil du visiteur, à l’image d’Aquaphoneia de Navid Namad et Michael Montanaro. Il s’agit d’une installation sensorielle centrée sur la poésie du temps. Le visiteur est invité à émettre des sons à travers un appareil qui va transmuter la voix en matière. Le son est ensuite emprisonné, et se retrouve capturé à jamais. Michael Montanaro expose le processus: “Nous avons utilisé un cor et un moteur pour construire un appareil qui s’inspire du phonographe d’Edison. Lorsque vous parlez, le moteur tourne et le son est acheminé sous forme d’eau au hasard parmi l’une des trois chambres alchimiques.” avant de poursuivre: “L'appareil a une mémoire. La voix de chacun y laisse une trace, et se mélange à celles des autres. Il en résulte un son unique, qui évolue en permanence. Si vous venez le matin, la symphonie sera totalement différente. Il s'agit d’un orchestre de verre.”
Aquaphoneia de Navid Namad et Michael Montanaro
Loin du tumulte de la ville, certaines œuvres se découvrent dans un cadre plus intime et propice à la contemplation. C'est le cas de Brume, un dispositif de Joanie Lemercier, artiste visuelle et militante écologiste française. Le spectateur pénètre dans une salle sombre, qui rappelle une salle de cinéma. Là, il se retrouve face à un écran de brume en mouvement. Apaisante et sensorielle, l’expérience enjoint le spectateur à profiter du bruit de l’eau dans un espace à soi.
Brume de Joanie Lemercier
Et l’intelligence artificielle dans tout ça ?
“En 2023, la grande tendance, c'est l’intelligence artificielle. C’est le thème de l’année. On ne peut pas passer à côté”, rappelle une bénévole. Il est donc logique que le festival, qui vibre au rythme de la tech, en ait fait un fil conducteur de ses conférences et workshops. L’intelligence artificielle aujourd’hui ne se limite plus à des applications informatiques abstraites. Elle s’étend à la conception tangible d’objets du quotidien. C’est le pivot prôné par Simone Rebaudengo, cofondateur et directeur créatif d’Oio, une société italienne pionnière dans “l’intelligence artisanale”. Dans sa conférence intitulée “L’intelligence en tant que matériel”, il retrace la naissance de son projet : créer des cuillères à l’aide de l’IA. Avec son associé Matteo Loglio, ancien designer chez Google, ils ont créé une immense base de données constituée d’images d’archives de vaissellerie des siècles passés pour nourrir un algorithme génératif. Celui-ci a commencé à apprendre, jusqu'à être capable de générer lui-même de nouveaux modèles de couverts.
Simone Rebaudengo et sa cuillère IA
Le concepteur s’amuse : “Je ne recommande pas de suivre mon exemple. Si vous pouvez gagner de l’argent simplement en créant des designs avec Midjourney, foncez !”, il enchaîne : “Cela aurait été plus intelligent d’en faire des NFT, mais nous avons préféré aller chez un artisan pour les transformer en véritables cuillères en argent.” Si les ustensiles n’ont rien de révolutionnaire dans leur usage, ils sont tout de même disponibles en édition limitée sur la boutique d’Oio pour la modique somme de 218 euros (il fallait bien rentabiliser le projet). L’inspiration des fondateurs ? Ernesto Nathan Rogers, architecte des années 50 qui affirme "Un designer devrait intégrer la vision de son époque dans chaque objet qu'il crée, et devrait être capable de tout concevoir, de la cuillère à la ville." Selon Rebaudengo, “si l’on vit dans une époque où les machines peuvent devenir designers, alors nous devons intégrer cette vision dans tous nos objets”. Avec leur aspect presque liquide, les cuillères ne sont pas sans rappeler la patte du peintre surréaliste Salvador Dali. Elles répondent en tout cas au thème de cette édition 2023 du festival : l’eau
Conclusion
Avec plus de 25 000 visiteurs attendus, le KIKK Festival incarne l'évolution dynamique entre l'art, la technologie et le monde des affaires. Tout en élargissant les horizons artistiques, il reflète une tension entre pureté artistique et exigences commerciales. Malgré cette transformation, il garde cependant dans son choix d’oeuvres son ADN teinté de l’imagination radicale, décrite par Nelly Ben Hayoun-Stépanian, conceptrice d'expériences primées, qui a ouvert le festival comme "la capacité d’imaginer le monde, la vie et les institutions sociales non pas tels qu’ils sont, mais tels qu’ils pourraient être autrement”.