Pour sa sixième édition, le festival Médias en Seine, organisé par le groupe Les Échos-le Parisien et franceinfo, a réuni près de 6000 inscrits, dont plus de 300 étudiants et 200 intervenants, autour d'un thème très large : « Média : l’ère des disruptions ». Crise de confiance, disruption par l'IA générative : aux médias de faire preuve d’intelligence naturelle et de saisir les opportunités à venir.
Par Alexandra Klinnik et Aude Nevo, du MediaLab de l'Information de France Télévisions
« Échanger, c’est dissiper un certain nombre de malentendus », expose Jean-Philippe Baille, directeur de l’information de Radio France. Lever les voiles sur une profession souvent fantasmée, favoriser les échanges, casser cette image de journalistes stars vissés à leurs plateaux télés et leurs followers : la 6ème édition de ce mercredi 22 novembre avait pour objectif de révéler les coulisses de l’info. « Les critiques sont très violentes sur les réseaux sociaux. Ça se passe toujours mieux en vrai », poursuit Ariane Chemin, journaliste au Monde. Si l’IA générative tenait le haut du pavé, il a aussi été question de confiance dans les médias, d’économie de la création, d’insertion professionnelle chez les jeunes journalistes ou encore du traitement du changement climatique. Retour choisi sur une riche édition.
Guillaume Caline, directeur Enjeux publics et opinion de l'institut Kantar et Jean-Christophe Ploquin, rédacteur en chef du journal La Croix
Peut-on faire confiance aux médias ?
« C’est un moment que les journalistes attendent avec un brin d’anxiété, un peu comme un patient guettant les résultats de ses analyses médicales », estime Anne Ponce, directrice de rédaction de la Croix l’Hebdo. Présenté officiellement à la Maison de la Radio à Médias en Seine, le 37ème baromètre sur la confiance des Français dans les médias, réalisé par Kantar Public pour la Croix, tâte le pouls d’un paysage informationnel, en petite forme. Cette année, 75% des personnes interrogées disent suivre l’actualité avec grand intérêt : un chiffre qui chute seulement d’un point par rapport à l’édition précédente.
« L’enquête a été réalisée tout début octobre au moment de l’attaque du Hamas sur Israël : cet événement pourrait en partie justifier un niveau d’intérêt relativement élevé pour l’actualité », contextualise Guillaume Caline, directeur Enjeux publics et opinion de l’institut Kantar. Malgré cet intérêt pour l’actualité, 57% des Français considèrent qu’il faut se « méfier de ce que disent les médias sur les grands sujets d’actualité », soit 3% de plus qu’en janvier 2023.
Une majorité d’entre eux estime que les journalistes ne sont pas indépendants des pressions de l’argent et du pouvoir, soit des chiens de garde infectés par le virus du capitalisme de connivence, des consanguins aux milieux d’affaires et des instances politiques. « Comment les citoyens peuvent-ils accorder leur confiance aux médias si aucune règle claire n’empêche un actionnaire d’interférer dans le fonctionnement des rédactions ou de faire licencier un journaliste qui lui déplaît ? », s’interrogeaient déjà en 2021 Julia Cagé et Benoît Huet dans leur essai L’information est un bien public.
En plus de cette méfiance, ils sont 51% à se dire « fatigués » par « cette grande lessiveuse », comme le souligne Nicolas Charbonneau, directeur des rédactions du Parisien. « Ils ne sont pas fatigués de l’information, mais de la vitesse de l’information », précise Simon Anthony, journaliste à la Montagne. En cause ? Un sentiment de répétition dans les infos (48%), une impression d’impuissance et d’anxiété face aux informations (38%), le peu de confiance accordé à ce que disent les médias (27%), ou encore le sentiment d’être dépassé par la quantité d’informations (19%). Ce trop-plein d’informations les empêche de prendre le recul nécessaire.
Le phénomène ne date pas d’hier. Son essence avait déjà été explorée par le philosophe Edgar Morin dans les années 1980 dans son ouvrage Pour sortir du XXème siècle. « L’excès étouffe l’information quand nous sommes soumis au déferlement ininterrompu d’événements sur lesquels on ne peut méditer parce qu’ils sont aussitôt chassés par d’autres événements. Ainsi, au lieu de percevoir les contours, les arêtes de ce qu’apportent les phénomènes, nous sommes aveuglés par un nuage informationnel », analysait l’intellectuel. Avec l’arrivée des réseaux sociaux, le nuage s’est opacifié.
67% sont favorables à l’engagement des journalistes
Enfin, surprise de l’étude : 67% des personnes interrogées se disent favorables à l’engagement des journalistes, pour la liberté d’expression et la liberté d’information. Pour eux, il est fondamental que les journalistes fassent preuve de transparence quant aux causes qui leur sont chères, à l’image d’Hugo Clément, Paloma Moritz, David Dufresne ou encore Salomé Saqué. « Des résultats qui, c’est assez rare pour être souligné, ne montrent pas de fracture notable due à l’âge des répondants, leur catégorie socioprofessionnelle ou leurs affinités politiques », souligne la Croix.
Tout le monde n’a cependant pas la même définition du mot « engagement », que certains assimilent au militantisme. Interrogée sur France Inter à l’occasion de Médias en Seine, Elise Lucet a précisé sa définition : « Pour moi, le journalisme d’engagement signifie être extrêmement présent sur le terrain, de ne pas arriver comme un observateur sociologue qui regarderait d’en haut les gens que l’on va interviewer », présume la journaliste de Cash Investigation. « Dans Envoyé Spécial, on a diffusé un reportage sur les migrants de Julien Goudichaud, qui a passé sept ans sur les plages du Nord-Pas-de-Calais avec les migrants. Ça, c’est du journalisme d’engagement. Quand Virginie Vilar fait quatre ans d’enquête sur Nicolas Hulot, c’est de l’engagement. Ce n’est pas forcément un engagement syndical, politique, pour une ONG », poursuit-elle.
Pour Loup Espargilière, rédacteur en chef de Vert présent à la conférence - Chercheurs et défenseurs de l’environnement, où s’exprimer en confiance pour un débat apaisé - engagement et militantisme en journalisme ne sont pas comparables. La question écologique n'est pas une "cause", que l'on défend ou non : “On m’a souvent collé l'étiquette du militant car je traite d’écologie, pourtant, je ne me considère pas comme tel. Je prône plutôt un journalisme de solution, basé sur des enquêtes et des données scientifiques. Il s’agit par exemple de vérifier si ce qui est présenté comme solution face au changement climatique est réellement possible ou non. Par exemple, l'Etat israélien entend désaliniser l’eau de mer, pour lutter contre la pénurie d’eau. Il faut aller sur le terrain, voir combien ça coûte et enquêter”.
En parallèle de la demande croissante en faveur d'un journalisme plus engagé, une récente étude du Reuters Institute révèle que seulement 35% des citoyens français ont confiance dans les médias pour les informer sur le changement climatique. Peut-être pourrions nous trouver là une corrélation ? Ce chiffre constitue le niveau le plus bas de confiance parmi les huit pays étudiés, comprenant les États-Unis, l'Inde, le Brésil et l'Allemagne. En fournissant des clés de compréhension adéquates sur le changement climatique, à travers une information plus engagée basée sur un journalisme de solution, peut-être ce chiffre serait plus élevé.
Comment réinventer l’information ?
La jeune génération tente également de trouver des clés, à l’image d’Hugo Décrypte, interrogé par Didier Si Ammour (Radio France) et Benjamin Fontaine (franceinfo) lors de la session Comment réinventer l’information. Le jeune créateur de contenus de 26 ans a trouvé la recette pour intéresser les jeunes, à l’aide de son équipe de 23 personnes. HugoDécrypte (Actus du jour) est le podcast le plus écouté en France. Ses comptes Instagram et YouTube comptent respectivement 3 millions et 2,6 millions d’abonnés.
Il parvient notamment à intéresser son audience en mettant en contexte l’actualité internationale : « Parler d’un conflit à l’autre bout du monde qui paraît peu concernant mais avec plein de choses à expliquer intéresse bien davantage que de parler des dernières polémiques sur les petites phrases des politiques. Il y a un intérêt beaucoup plus fort sur les sujets internationaux », analyse-t-il. 75% des sujets mis à la Une sur Actus du jour traitent de l’actualité internationale. Ces contenus sont poussés par les algorithmes, grâce à un tour de passe-passe : pour ne pas être démonétisé, l’équipe utilise des astérisques sur des mots sensibles, susceptibles d’être censurés par les plateformes. « Ça nous permet de traiter de tous les sujets », avance-t-il.
Benjamin Fontaine (franceinfo), Hugo Travers et Didier Si Ammour (Radio France)
13 journalistes travaillent aujourd’hui sur les contenus d’infos. « Ils ont la carte de presse aujourd’hui », tient-il à préciser face à une audience très attentive. La Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP) a ainsi refusé pendant un temps de donner la carte de presse aux journalistes de son entreprise, dont elle estimait « la proportion de contenus commerciaux trop élevés », comme le relate une chronique d’Arrêt sur Images. « Quand je vois qu’HugoDécrypte fait de la communication sur sa page, il faudrait à la rigueur qu’il décline sa marque, faire un espace bien distinct- Hugo communique », estimait ainsi la présidente de la CCIJP Bénédicte Wautelet, le 26 janvier 2023 lors de la Conférence nationale des métiers du journalisme. La responsable faisait ainsi référence au mélange de « publicité native » et de « contenus maisons » sur les réseaux sociaux d’HugoDécrypte, à l’image des médias comme Brut et Konbini.
Aujourd’hui, la société entend être moins dépendant de ce volet publicitaire, assure le créateur de contenus, qui ne s’est pas étendu sur la question du choix des marques. « Sur le plus long terme, on a la volonté de moins se reposer sur la dimension publicitaire. On aimerait développer des formats plus longs, des documentaires, et ainsi organiser par exemple des projections, des avant-premières payantes », expose-t-il. L’entreprise n’a jamais bénéficié de levée de fonds, ni de financement externe : un système qui tient à la spécificité du développement de la chaîne : « Je n’ai jamais eu cette dynamique de vouloir lever des fonds pour une économie. J’ai recruté un premier journaliste au bout de trois ou quatre ans lorsque j’ai eu suffisamment de revenus via les publicités sur YouTube. Ce sont les plateformes qui nous financent ».
L’IA, catalyseur de la désinformation
Dans le palmarès des préoccupations à Médias en Seine, les fake news ont occupé une position centrale. Lors de la conférence « Comment l’IA va rabattre les cartes dans les médias », les intervenants se sont inquiétés du rôle de l’IA générative dans sa propagation.Pour Benoit Loutrel, président du groupe de travail « supervision des plateformes en ligne » à l’Arcom, la lutte contre la désinformation est une bataille collective qui se déroule dans toutes les démocraties : « Nous devons comprendre ces nouvelles dynamiques et développer une citoyenneté numérique. L'éducation est donc essentielle pour aider le citoyen à naviguer en ligne. »
Benoît Loutrel, Jeremy Gilbert, Hélène Zemmour et Norbert Maire
Éduquer le citoyen à repérer le contenu généré par l’IA semble toutefois être une stratégie bien insuffisante lorsque même l'œil le plus aguerri n’est plus en mesure de distinguer le réel. Les médias devraient donc étiqueter leur contenu afin de le rendre plus visible dans la jungle du numérique. Hélène Zemmour, Directrice du Numérique et de l’innovation à TV5MONDE estime que « les médias devraient cesser de debunker les fakes news car elles sont trop nombreuses. Ils devraient plutôt labelliser leurs contenus originaux pour indiquer clairement qu'il s'agit de contenu authentique aux utilisateurs ». Aussi poursuit-elle : « en tant que média public, nous devrions contribuer à fournir à l'intelligence artificielle du contenu de qualité, notamment en français ».
Mais qu'est-ce que cela implique ? Pour enrichir leurs bases de données, les intelligences artificielles font appel à des « crawlers » qui aspirent les informations disponibles sur internet. Franceinfo bloque par exemple l’accès de son site web au robot de ChatGPT. C’est également le cas pour d'autres médias comme le New York Times, ou Mediapart. Selon Hélène Zemmour, cette démarche pourrait permettre d’exercer une pression sur les géants de la tech en échange de l’accès à leurs contenus : « nous devons leur communiquer nos conditions et travailler sur une licence collective, afin de partager la valeur et d'obtenir un accord équitable ».
Dans une autre conférence intitulée "L'industrie de la désinformation, en accélération avec IA", Chine Labbé, rédactrice en chef et Vice-Présidente chargée des partenariats Europe et Canada de NewsGuard, a mis en garde contre un risque bien réel : celui de l'utilisation, par un acteur étatique, d'un ChatGPT, pour créer des récits de propagande à bas coût et à large échelle. "D'autant plus que ces outils, qui parlent plusieurs langues, ne désinforment pas de la même façon selon la langue", souligne-t-elle.
François Saltiel, Chine Labbé
Lors d'un exercice réalisé en avril 2023, NewsGuard a soumis à ChatGPT 3.5 sept instructions en anglais, en chinois simplifié et en chinois traditionnel, demandant à ChatGPT de produire des articles d'actualité mettant en avant des récits de désinformation connus liés à la Chine. Dans le cadre de l'exercice en anglais, ChatGPT a refusé de produire les fausses affirmations pour six des sept instructions, même après plusieurs tentatives, à l'aide de questions suggérant la réponse. Toutefois, le chatbot a généré les fausses affirmations en chinois simplifié et en chinois traditionnel pour chacun des sept récits.
Aux médias de faire preuve d’intelligence naturelle pour faire face aux menaces de l’IA génératives et saisir les opportunités à venir.