À l'âge de 31 ans, Wilson Fache a décroché le prestigieux prix Albert-Londres, dans la catégorie presse écrite. Soit la récompense ultime pour tout journaliste. Ses faits d'armes ? Des reportages captivants à Bagdad, Kaboul ou encore Kyiv.
Par Alexandra Klinnik, MediaLab de l'Information de France Télévisions / Crédit photo : Benjamin Géminel / Hans Lucas
Reporter de guerre belge, Wilson Fache suit l’offensive contre les djihadistes de l’État islamique jusqu’à la fin de la bataille de Mossoul, arpente les tranchées en Ukraine, explore la gare routière désaffectée de Tel-Aviv, sorte de cour des miracles des temps modernes. Témoin direct d’un monde en décomposition, il en recueille les bribes avec une plume affûtée pour Libération, L’Echo ou encore Mouvement. Entretien avec un journaliste qui tient à son indépendance.
Aviez-vous le prix Albert-Londres à l’esprit lors de vos reportages ?
Cela serait exagéré de dire que l'on écrit pour les prix, mais on le garde en tête. Ce qui importe est l’histoire en tant que telle, la manière de la raconter. Les critères sont connus : le prix Bayeux-Calvados (le prix des correspondants de guerre) et le prix Albert Londres favorisent les sujets magazine, les séries d’articles. L’écriture, le récit, les personnages peuvent s’y déployer sans contraintes. C’est compliqué de faire des « articles à prix », quand on rédige 4000 signes. Ma chance reste d’être freelance, de disposer d’une grande liberté. Si j’ai envie de faire du mag, je pitche du mag.
50% des lauréats du prix Albert Londres ne possèdent pas de carte de presse. Victor Castanet, lauréat du Prix Albert Londres (catégorie livre) en 2023, qui révélait les défaillances des Ephad privés Orpea dans « Les Fossoyeurs », n’a pas de carte de presse. Vous êtes journaliste belge, avec la carte de presse belge. Quel regard portez-vous sur les conditions d’attribution de la CCIJP ? (Commission de la Carte d’Identité des Journalistes Professionnels)
De l’extérieur, cette situation me semble absurde. Quand on voit que la moitié des lauréats n’y ont pas eu droit, on se dit qu’il y a forcément un problème. La carte de presse ne se limite pas à un rôle symbolique. Elle est surtout pratique, notamment sur des terrains compliqués, où elle est d’une nécessité absolue pour obtenir des accréditations.
Par ailleurs, le système français me semble plus contraignant. En Belgique, la carte de presse est délivrée pour cinq ans, au lieu d’un an. Ce dispositif simplifie la vie. La majorité de mes collègues belges la possèdent.
Est-ce un choix d’être journaliste indépendant ?
C’était au départ la seule voie qui s’offrait à moi. Je souhaitais faire du reportage à l’étranger. Aucun média n’allait m’engager en CDD ou CDI, à la sortie de l’école de journalisme, et m’envoyer directement sur le terrain. Ce n’était donc pas tant un choix, puisqu’il n’y en avait pas d’autres. En revanche, il s’agit aujourd’hui d’une décision totalement assumée. Quel plaisir de faire ce métier en toute liberté malgré les difficultés financières : le fait de pouvoir partir où je veux, quand je veux, sur les sujets et les formats de mon choix. Cela serait difficile d’y renoncer pour passer en contrat. Pour le moment, j’ai préféré refuser les propositions. L’idée d’être assis derrière un bureau, ce n’est pas possible. Mon métier, c’est le terrain.
La notoriété du prix Albert-Londres protège-t-elle contre un marché précaire en offrant plus d’opportunités à ses lauréats ?
Obtenir le prix ouvre la porte à davantage de piges, d’offres de nouveaux médias et du monde de l’édition. Je suis actuellement en discussion avec des éditeurs. On m’a également sollicité pour dispenser des cours en école de journalisme en Belgique.
Au-delà de l’écrit, qui est votre terrain de prédilection, vous faites également du reportage télé et de la radio… Comment ces activités se complètent-elles ?
En tant que journaliste indépendant, je ne peux pas vivre uniquement de la presse écrite. Faire de la radio et de la télé me plaît. Cela apporte de la diversité. Mais le premier facteur reste financier : les rémunérations que je reçois pour mon travail en télé me servent à « subventionner » mes articles.
Mais quand je traite le même sujet pour les trois supports, je divise mon cerveau en trois. C’est assez frustrant. Quand je suis occupé à filmer, à faire attention à la lumière, à la séquence, aux sons, c’est de l’espace de cerveau qui est indisponible pour réfléchir aux informations complémentaires dont j’ai besoin pour mes articles. Mais cet exercice peut également être bénéfique. Filmer une scène ou enregistrer un son me permet de récupérer des citations que j’aurais peut-être manquées sur le moment-même ou que l'on ne m’aurait pas traduites. Les images et les sons recueillis me permettent d’enrichir mon écriture de sens, de couleurs, de scènes et de dialogues.
Vous avez par exemple fait tout un travail autour du son dans votre reportage écrit dans les tranchées en Ukraine intitulé « Le pire, c’est le silence », publié dans l’Echo en février 2023…
Cet article est un bon exemple. Il y a toute une scène où un char russe tire sur les positions ukrainiennes. Je suis seul dehors avec les soldats ukrainiens. Mon fixeur n’est pas présent, puisqu’il a peur. Il a préféré rester à l’abri, dans la tranchée. Je n’ai aucun traducteur avec moi. J’ai tout filmé, et j’ai pu ensuite tout retranscrire et traduire.
Vous expliquez que dans ce genre de moment, la concentration remplace la peur…
Quand ça pète, je dois tout d’un coup comprendre ce qui se passe, penser à ma séquence, à la lumière, au cadrage. Si je fais du son, je dois penser à régler le volume, aux questions à poser… La concentration prend en effet le pas sur la peur.
A l’heure de la désinformation et de la défiance croissante du public vis-à-vis des journalistes, pourquoi faire le choix d’un journalisme de narration ? Ce type d’écriture rend-t-il les faits plus crédibles ? On a tendance à penser qu’il faudrait au contraire opter pour un style le plus neutre possible, chirurgical…
Le journalisme de narration est utile pour prouver au lecteur que le journaliste était vraiment sur place. Parfois, il subsiste un doute. Il arrive que des articles se créent à distance sur fonds de témoignages au téléphone, de dépêches d’agences. Le lecteur ne sait plus très bien qui a récolté l’information qu’il est en train de lire. Quand on décrit des gens, des scènes, des sons, des ambiances, il devient évident pour le lecteur que l'on est bien sur place. Ce n’est pas un article que l'on a pondu depuis son bureau. Le travail du journaliste devient donc plus crédible. Une écriture agréable, prenante, va également aider le lecteur à poursuivre sa lecture. On n’a pas d’autre but que ça finalement. La majorité des gens s’arrêtent de lire après les deux ou trois premiers paragraphes. Tout l’enjeu est de leur donner envie d’aller jusqu’au bout.
Quels sont vos modèles de journalistes-écrivains ?
Marie Colvin, journaliste américaine, tuée lors d’un reportage à Homs pendant la guerre civile syrienne, est une source d’inspiration. Son dernier reportage en Syrie où elle décrit des civils tapis dans une cave lors d’un bombardement est assez spectaculaire (ndlr : « Dernier rapport de Homs, la ville meurtrie »). On a l’impression d’y être. J’admire à la fois son courage - elle n’hésitait pas à se rendre dans des endroits risqués, où peu de journalistes s’aventureraient -, sa capacité à angler, à raconter des histoires vraies avec des personnages et une écriture fine.
Dans un autre registre, j’aime beaucoup le style d’Emmanuel Carrère. C’est une écriture assez simple. Je n’aime pas les écritures trop pompeuses, je trouve que ça ne marche jamais. Il est plus difficile d’écrire de manière simple, précise, de faire du beau avec du peu. Tout dire en une tournure de phrase.
Vous vous définissez également comme reporter d’après-guerre…
Le reporter de guerre doit être aussi un reporter d’après-guerre. Il ne s’agit pas de quitter le pays en question une fois les guerres terminées. On a cette responsabilité, même si c’est parfois moins impressionnant. La guerre, finalement, est assez simple à raconter. L’après-guerre peut parfois être beaucoup plus complexe à saisir.
Comment gérez-vous vos émotions lors de vos reportages ?
Les émotions prennent peu de place, lorsque je suis focalisé sur le travail. La caméra, le micro, le stylo, créent une sorte de distance. Quand une mère perd son fils, qu’une fille perd son père, je pense surtout à noter ce que la personne dit, les traits de son visage, la façon dont elle le dit, le contexte.
Vous appartenez à la « génération Mossoul », après la « génération Sarajevo » et « la génération Printemps Arabe ». De quelle manière la bataille de Mossoul vous a-t-elle marqué ?
Cela a été mon premier terrain, dès 2015 : la guerre contre Daesh en Irak, et assez rapidement la bataille de Mossoul. J’ai tout appris sur le terrain. J’ai eu de la chance d’être très bien entouré. J’habitais dans une colocation avec des journalistes - entre autres - français et irakiens, dont Allan Kaval (Prix Albert Londres 2020), Jérémy André, Meethak Al-Khatib et Oriane Verdier, tandis que Laurence Geai, Camille Courcy et Samuel Forey (Prix Albert Londres 2017) n’étaient jamais bien loin. J’étais l’un des plus jeunes et des moins expérimentés. On allait beaucoup sur le terrain ensemble pour des questions de sécurité ou de logistique : partage de coûts de transport ou de traducteurs. On n’a pas envie d’aller seul sur la ligne de front. On était dans l’entraide et non pas la compétition. Face à une actualité dense, les opportunités de piges étaient nombreuses pour chacun. Il ne s’agissait pas de se battre pour récupérer des commandes. La coopération était de mise. Tous les terrains ne sont pas aussi solidaires : il y a des pays où les relations entre les correspondants sont plus tendues.
La bande de Gaza demeure un terrain inaccessible pour les journalistes qui n’y étaient pas au début de l’offensive israélienne. Ceux qui y sont y meurent. Les récits de ce qui se passe à Gaza sont rares et incomplets. Quel regard portez-vous sur cet angle mort journalistique ?
C’est assez unique dans l’histoire du journalisme d’avoir un conflit aussi intense, qui se déroule en huis clos. Les seuls journalistes susceptibles de documenter la guerre à Gaza sont soit des journalistes locaux, de moins en moins nombreux puisque de plus en plus tués, soit de rares « embedded » (embarqués) avec l’armée israélienne qui vont sur le terrain quelques heures et reviennent avec des infos à valeur journalistique peu élevée. Dans l’histoire du journalisme, d’avoir ainsi des journalistes qui sont assiégés, enfermés, c’est assez rare. Cela me rappelle Alep-Est, en Syrie, et Marioupol, en Ukraine. Cela rend le travail des rares journalistes sur place d’autant plus précieux, mais en même temps insuffisant. Il faudrait des milliers de journalistes à Gaza, et non pas quelques dizaines. La quantité d’informations qu’il faut récolter, vérifier, contextualiser, est énorme. Si je pouvais me rendre à Gaza, j’irais. Dès que cela sera possible, je souhaite y aller et y passer beaucoup de temps.
Quels conseils donneriez-vous à un journaliste qui veut être reporter de guerre ?
Il faut être certain de vouloir faire ce métier pour les bonnes raisons. On ne l’exerce pas pour des raisons égoïstes, pour son petit trip personnel, l’adrénaline ou la gloire, parce qu’on veut rentrer à Bruxelles ou à Paris et faire le malin en racontant ses exploits une clope au coin des lèvres. Parfois, j’ai des étudiants qui me disent : « j’ai couvert une manifestation, l’adrénaline c’est génial, maintenant je veux devenir reporter de guerre ». Quel enfer !
On ne fait pas ce métier pour soi, mais pour les autres. Cela ne veut pas dire que l'on est dans une démarche sacrificielle pour autant. Je fais ce métier parce que je l’aime, que j’ai envie de porter l’histoire de ces gens, que je suis touché par ces thématiques.
Est-ce que cela vaut vraiment le coup de se mettre autant en danger pour le « droit à l’info » ?
Est-ce que je me mets tant en danger que ça ? J’ai finalement été deux ou trois fois sur la ligne de front lors de l’année écoulée. Je passe la majorité de mon temps dans des pays en guerre, mais pas forcément au plus près de la ligne de front. Il y a beaucoup d’histoires à raconter à l’arrière, auprès des civils. Parler économie, culture, relations interpersonnelles : on n’a pas besoin d’être en danger de mort. Il y a toujours un petit risque mais qui reste acceptable comparé à une véritable ligne de front.
Quels sont vos vœux pour la presse en 2024 ?
Moins d’éditorialistes et plus de reporters. Et moins d’extrême-droite. En Belgique, on a une sorte de cordon sanitaire : les représentants d’extrême droite ne sont pas invités sur les plateaux. La parole d’extrême droite n’est pas une parole comme les autres et ne doit pas être traitée comme telle par les autres.
Je souhaite aussi que nous, les journalistes qui couvrons des guerres, parvenions à rester choqués face aux horreurs du terrain. Le risque, c’est que l’on finisse par s’habituer à ces récits, ces scènes si on les voit de manière quasi quotidienne pendant des années. Le risque, c’est que notre empathie s’érode. L’être humain s’habitue à n’importe quelle situation rapidement : c’est vrai pour les civils en période de guerre qui finissent par s’habituer et retrouver une forme de quotidienneté. C’est vrai pour les reporters de guerre. J’ai déjà vu des camps de réfugiés, les corps, les blessés, les enterrements, les destructions, les ruines. Cela fait presque dix ans que je le vois. Mais ce n’est pas pour autant que cela est normal. Pour les victimes d’une guerre, tout ceci reste exceptionnel : jamais auparavant leur maison n’avait été détruite, jamais auparavant les membres de leur famille n’avaient été tués. Il faut parvenir à illustrer et transmettre cette exceptionnalité de la guerre. C’est pour cela qu’il faut rester choqué.