La carte de presse, sésame des journalistes, est-elle encore adaptée à la réalité du métier en 2024 ? Alors que les États généraux de l'information se déroulent en France, la question de la carte de presse et de ses critères d'obtention revient sur le devant de la scène.
Par Alexandra Klinnik du MediaLab de l'Information de France Télévisions
« Chaque refus est une blessure », confie Hélène Lam Trong, lauréate du 39e prix Albert-Londres. Ne pas décrocher sa carte de presse, quand on est journaliste, peut marquer à vif. 50% des prix Albert-Londres n’auraient pas ce précieux sésame, délivré par la CCIJP, la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels. Un marché de la débrouille s’organise même discrètement : des reporters de guerre à Bangkok n’hésitent pas à se faire fabriquer de fausses cartes en échange de quelques bahts. Face à cette situation, vécue comme une injustice, des voix s’élèvent. Le 16 janvier, sur le site de Télérama, près de deux cents professionnels, dont plusieurs prix Albert-Londres, ont, dans un texte commun, appelé à revoir les conditions d’obtention de cette carte « indispensable », voire vitale à l’exercice du métier. En guise de réponse, la CCIJP donne quelques chiffres : 34.051 cartes ont été délivrées en 2023, avec 711 refusées, soit 2% des demandes*.
La gronde n’est pas nouvelle. Chaque année, les critères d’attribution engendrent perplexité et incompréhension, car jugés obsolètes. Pour prétendre à la carte de presse, le journaliste doit obligatoirement être salarié, qu’il soit pigiste ou permanent et justifier que plus de la moitié de ses revenus proviennent du journalisme. Las, de nombreux réalisateurs de documentaires, correspondants de presse, écrivains, journalistes d’investigation et photojournalistes – qui ne rentrent pas dans la case traditionnelle du « salarié », mais plutôt dans celle d’auto-entrepreneur ou d’intermittent - n’ont plus le courage de demander leur carte de presse, face à la complexité des procédures. Le 16 mai 2018, une lettre ouverte, publiée dans Libération et intitulée « Journalistes avec ou sans carte de presse » avait déjà été adressée à la CCIJP. Des groupes de réflexion avaient été organisés, des propositions soumises par les signataires, mais « il n’y a pas eu de profonde avancée », constate aujourd’hui Émilie Gillet, vice-présidente de la commission des journalistes de la Scam.
La carte de presse, loin d’être un gadget au service de l’égo
Si la révolte se poursuit, c’est que la carte de presse incarne le « ciment de la profession », selon l’expression de Catherine Lozac’h, présidente de la CCIJP. Dans un contexte de méfiance face aux médias, ce document officiel permet de désamorcer la tension et prouver sa légitimité. « Il m’est souvent arrivé de rencontrer des sources qui se demandaient si ce n’était pas un piège. La carte [qu’il s’est vu refuser en 2023] prouvait ma bonne foi », rapporte Victor Castanet, journaliste indépendant, auteur du livre-enquête Les Fossoyeurs et Prix Albert-Londres 2023. La carte de presse joue toujours un rôle pratique essentiel : traverser des check-points en zone de guerre, obtenir des visas dans certains pays sans devoir fournir une multitude de documents annexes, accéder aux bâtiments publics et gouvernementaux, assister aux audiences des tribunaux et, accessoirement, éviter d’être importuné par des CRS. « Si la carte de presse symbolise un rêve d’enfant, elle a une fonction très concrète. A la suite d’un article, j’ai eu un procès en diffamation. L’avocate qui m’aide dans ce dossier devant le juge m’a expliqué que détenir une carte de presse est extrêmement protecteur », poursuit un journaliste spécialisé dans la finance. Elle peut être d’une nécessité vitale en zone de conflit. « Il nous arrive de délivrer la carte en quelques heures, en cas de grand danger », précise Catherine Lozac’h. Enfin, la carte permet d’obtenir une prime d’ancienneté, et donc d’être mieux payé au fil des années même si les employeurs sont relativement peu nombreux à la demander pour calculer la prime, nuance la CCIJP.
La CCIJP, en lutte contre la précarisation
Pour pouvoir prétendre à ce sésame, le travail journalistique doit être payé en salaire. Le mode de rémunération prime sur la nature du travail. La loi est claire. Le journaliste est obligatoirement un salarié, qu’il soit permanent (loi Brachard, 1935) ou pigiste (loi Cressard, 1974). « Le journalisme n’est pas une profession réglementée. En revanche, il n’y a qu’un seul statut de journaliste professionnel en France. Il est inscrit dans le Code du travail. Et c’est dans le cadre légal d’où la CCIJP tire sa mission », remet en perspective Catherine Lozac’h. Si la CCIJP tient autant à suivre ces critères, c’est que le salariat présente des avantages indéniables en matière de protection et de droits sociaux. C’est pouvoir tomber malade et être couvert, avoir droit au chômage, cotiser de façon plus importante pour la retraite, profiter des clauses de cession en période de bollorisation des médias [un dispositif qui permet à un journaliste salarié en CDI de quitter son emploi en échange d’indemnités légales lorsqu’un changement d’actionnaire survient au sein de la direction du groupe dans lequel il travaille]. « Il s’agit d’un cadre protecteur qu’il ne faut pas brader », insiste la CCIJP. Certes, la loi assimile les pigistes à des salariés. Mais dans la pratique, cette assimilation est en partie “une fiction”, souligne la sociologue Cégolène Frisque. Les pigistes doivent régulièrement monter au front pour faire valoir leurs droits.
Les employeurs, les principaux coupables ?
Pour l’association Profession : Pigiste la tribune se trompe de cible. La CCIJP ne fait qu’appliquer la loi et serait le témoin malheureux de la mauvaise application du code du travail. Ce sont les employeurs qui, en rémunérant les journalistes en droits d’auteur, sur facture ou sous le régime de l’intermittence, enfreignent la loi. Ce sont leurs pratiques qui contribuent à appauvrir et détériorer le statut d’un métier déjà mal en point. Et ces méthodes sont largement répandues : le journalisme « zone grise » s’est largement développé en marge du journalisme salarié. Les chiffres restent difficiles à obtenir. Une enquête emploi de l’Insee établit à 55.000 le nombre de personnes déclarant le journalisme en tant qu’activité professionnelle principale en 2022. La Commission de la carte d'identité des journalistes professionnels recensant 33.600 journalistes actifs avec une carte de presse cette même année, la « zone grise » se situerait alors autour de « 21 400 personnes, qui n’ont pas la carte de presse mais qui déclarent que le journalisme est leur activité principale », déduit Olivier Aballain, directeur des études adjoint à l’Esj Lille. « Si l'on demande l’élargissement de l’accès à la carte de presse pour ces formes de rémunération illégales, cela risque de précariser davantage les journalistes », prévient Malika Butzbach, co-présidente de Profession : Pigiste et journaliste rémunérée à la pige.
Un rapport de force inégal ?
Compter sur les employeurs ne serait-il pas irréaliste ? Avec une forte concurrence sur le marché de l’emploi, les mauvais payeurs savent très bien qu’ils auront toujours des candidats à leur disposition : 2 000 à 2 500 journalistes sont formés chaque année pour 450 qui partent à la retraite, selon les chiffres de la Scam. La réalité est telle que face à un modèle économique précaire - la publicité numérique a crû l’an dernier de 9% sauf pour l’information et l’édition qui recule de 6% cette année - les employeurs, par souci d’économie, « font sortir les journalistes du statut, à commencer par les jeunes, les variables d’ajustement », alerte le sociologue des médias Jean-Marie Charon. Le rapport de force joue en leur faveur, malgré les initiatives indépendantes pour lutter contre ce système - comme le site Paye Ta pige, alimenté par les pigistes eux-mêmes et lancé par Nora Bouazzouni – et malgré la lutte des syndicats et des associations. Dans les faits, peu de journalistes osent actionner le volet juridique. Deux décisions de justice ont ainsi été prises ces dernières années et font jurisprudence. Mondadori a été condamné en 2016 à requalifier en contrat de travail sa relation avec deux journalistes du magazine Biba, contraintes de travailler sous le statut d’auto-entrepreneur et dont le magazine voulait se séparer sans indemnité. « C’est comme si on demandait aux gens qui emploient les livreurs Deliveroo de mettre tout le monde en CDI, cela n’arrivera pas. C’est un vœu pieux. Proposer une solution qui n’est pas applicable est malhonnête. La CCIJP nous renvoie dos à dos avec les employeurs », dénonce Hélène Lam Trong.
Les écoles de journalisme
Le problème commence aujourd'hui dans les écoles. Le formateur et journaliste d'investigation Jean-Marc Manach a lancé l’alerte sur Twitter, à la suite de la parution de la tribune dans Télérama. Même en école de journalisme, les formateurs journalistes ont du mal à se faire payer en salaire. Depuis quelques années, certaines écoles de journalistes incitent les journalistes à facturer leurs cours et formations, et donc passer au statut d’auto-entrepreneur. D'autres écoles proposent toujours aux formateurs d’être payés en salaires, mais à un tarif (net) évidemment moindre : « Lorsque mes revenus issus de factures en tant que « formateur » étaient supérieurs, la CCIJP refusait de m’accorder la carte de presse, y compris alors même que j’étais donc payé pour des formations initiales d’étudiants, organisées par des écoles reconnues par la profession ». Pour Jean-Marc Manach, le cadre légal de l’attribution de la carte de presse doit évoluer. « Les critères d’attribution de la carte ont été fixés avant la création du statut d’entrepreneur [créé en 2008], avant que la formation continue ne devienne si importante comme elle l’est devenue, et les écoles devraient elles aussi être interrogées, et peser dans ce débat », souligne-t-il.
L’audiovisuel, un monde kafkaïen
La situation des réalisateurs
Depuis la création de la Commission, le paysage médiatique s’est profondément transformé, et ubérisé. « De nombreux documentaristes se voient refuser la carte de presse parce qu’ils ne correspondent plus à une loi qui a été rédigée quand existait seulement la presse écrite », constate Jacqueline Papet, ancienne de la CCIJP. Certains journalistes du monde audiovisuel se retrouvent aujourd’hui hors-jeu, car dépendants du régime intermittent, très répandu. « Laurence Bloch, qui est devenue directrice de Radio France, quand elle faisait son émission sur France Culture, n’avait pas de carte de presse », se remémore la cofondatrice de la Conférence nationale des métiers du journalisme. En 2015, déjà, la journaliste Pascale Clark s’était vue refuser la carte de presse, du fait de son statut d’intermittente sur les ondes : « Ce statut n’est pas de mon fait. Il m’a été imposé par Radio France. La CCIJP ferait mieux de s’en prendre au système et non pas à ceux qui, comme moi, en sont les victimes. Nous sommes intermittents à notre corps défendant et la CCIJP nous demande de régler seuls ce problème que tout le monde connaît, y compris au gouvernement, et que personne ne règle ?».
Et même si le statut d’intermittent est « choisi » par le réalisateur, c’est qu’il permet de « gagner un peu moins mal sa vie ». Les réalisateurs de documentaires ont perdu 30% de leur pouvoir d'achat en moins de vingt ans, rappelle un rapport de l'IGAC (Inspection générale des affaires culturelles). Il s’agit avant tout d’un choix social dans une économie précaire : il est plus intéressant de percevoir des indemnités en tant qu'intermittent du spectacle plutôt que de toucher des allocations chômage classiques. « L’intermittence est un statut plus confortable car il permet de travailler 507 heures par an pour avoir un complément de salaire. C’est un peu comme si on était pigistes, et que les mecs reconnaissaient aux pigistes que ça prend du temps le fait de faire des papiers, de préparer des reportages. Avoir le statut d’intermittent peut permettre de financer des enquêtes au long cours », souligne une réalisatrice de documentaire.
Certaines sociétés ne laissent pas le choix : France 24 ne rémunère plus aucun de ses correspondants à l’étranger en salaire depuis quelques années. Ces derniers ont le choix entre créer leur propre société ou passer par une société de production. « Nous sommes des fournisseurs, et non des collaborateurs. On ne dispose d’aucune couverture santé, ni de retraites », résume une “fournisseuse” de France 24. Cette situation complique davantage l’accès à la carte de presse.
Dans un autre registre, certaines entreprises de production font circuler une « légende urbaine » : elles refusent de rémunérer les réalisateurs par salaire en invoquant leur adhésion à la convention collective de l'audiovisuel. Cependant, il est important de noter que la convention collective des journalistes peut être applicable même si l'entreprise est affiliée à celle de l'audiovisuel. « La convention collective des journalistes est une de très rares conventions collectives en France qui n'est pas liée à la nature de l'entreprise », précise Émilie Gillet. Il est possible de conserver sa carte professionnelle si la société de production choisit d'appliquer la convention collective des journalistes.
« Indépendant ne veut pas dire précaire »
La situation des journalistes-écrivains
Le monde des journalistes-écrivains doit également se débattre avec les règles de la carte de presse. «Décider de consacrer plusieurs années à une enquête au long cours pour en faire un livre, c’est accepter de se voir retirer sa carte de presse », considère Alice Géraud, autrice de Sambre. Radioscopie d’un fait divers. Lorsqu’on écrit un livre, on touche des droits d’auteur et non pas un salaire. Victor Castanet, auteur des Fossoyeurs, n’a ainsi pas eu sa carte de presse cette année. « Mes revenus d’édition n’ont pas été considérés comme des revenus journalistiques », précise le journaliste qui vient de signer un contrat chez Flammarion pour une nouvelle enquête. « Ils m’ont également demandé de fournir des preuves de l’enquête que j’étais en train de faire. Je n’ai bien évidemment pas souhaité leur envoyer ni mes sources, ni mes documents de travail ! ». S'il admet avoir moins besoin de la carte aujourd'hui - sa notoriété désormais acquise lui ouvrant des portes - il en ressent toujours l'utilité s'il fait une enquête à l'international. « Je me bats surtout pour les journalistes indépendants sur les terrains de guerre. Ils se mettent en danger, puisqu'ils n'arrivent pas à obtenir la carte de presse », précise-t-il.
Pour Victor Castanet, ce n'est pas l'argument de la précarisation qui prévaut. « J’ai vendu 250 000 livres. Je n’ai jamais aussi bien gagné ma vie. Je n’ai jamais trouvé de conditions aussi bonnes pour faire mon travail de journaliste », insiste celui qui un temps mettait son appartement à louer à chaque fois qu’il partait quelques jours en reportage. « L'édition est le seul média qui me donne les moyens et le temps de faire des enquêtes de trois ans. Aucune rédaction ne me donne ce temps et ces moyens », souligne le journaliste qui a enquêté sur les défaillances des Ehpad privés Orpea. Il tente même de soutenir et d’apporter des projets d’enquêtes d’autres journalistes à sa maison d’édition. De nombreux journalistes indépendants empruntent ce canal : Marie Kock avec Vieille Fille, Judith Duportail avec L’amour sous algorithme, Christelle Murhula avec Amours silenciés, Nicolas Legendre avec Silence dans les champs... Dans un marché volatil, ce système apporte une meilleure visibilité : « Un livre peut vous asseoir en tant que journaliste légitime. Choisir entre être payé 60 balles le feuillet pour écrire une enquête, ou écrire un livre de 250 pages qui reste, où j’ai le temps de faire le travail approfondi, le choix est rapidement fait », tranche Nora Bouazzouni, journaliste autrice de Mangez les riches et Steakisme, à qui on vient de refuser la carte de presse.
Par ailleurs, à l’ère d’une bollorisation des médias et de la production intensive d’articles sans valeur ajoutée (augmentée par l'IA), ce type de journalisme au long cours apparaît comme une bouée de sauvetage : « Dans un contexte de concentration médiatique économique avec des actionnaires ne respectant pas l’indépendance de leurs salariés, la Commission devrait soutenir les indépendants qui peuvent de plus en plus accomplir le travail journalistique que les salariés soumis à certains actionnaires ne peuvent pas faire. Si tu acceptes un CDI dans un média Bolloré pour avoir la carte, mais qu’au final le fait d’être salarié de ce mec t’empêche de faire du vrai journalisme, ça n’a aucun sens », analyse une journaliste spécialiste des médias.
Dans un communiqué publié le 23 janvier, la CCIJP a déclaré qu’elle accompagnait aussi les journalistes qui ont prolongé leur travail à travers un livre, à condition que cette activité soit limitée dans le temps. Mais que veut dire « limitée dans le temps », quand on sait que l’édition se pratique sur le temps long ? « On comprend très bien que certains journalistes professionnels, par rapport à l’expertise qu’ils acquièrent sur un domaine, souhaitent aller au-delà et montrer l’ensemble du fruit de leur travail à travers un ouvrage. On peut fermer les yeux pendant un temps déterminé, pas pendant dix ans. Quand il se passe quelque chose dans une carrière, on le prend en considération. On accepte les premières demandes payées en droit d’auteur », complète Catherine Lozac'h, qui assure poser un regard bienveillant sur chaque dossier. Pour la journaliste, les livres sont la continuation de l’activité de journaliste, « mais sur un temps déterminé ». Aujourd’hui, la rémunération initiale sous forme de droits d’auteur est tolérée lorsqu’il s’agit d’une première demande de carte ou d’une première année dans cette situation.
Si la CCIJP se dit prête au dialogue, aucun rendez-vous formel n’a encore été fixé avec l’ensemble des signataires de la tribune. Seulement quelques prises de contacts individuels ont été établies. « Ce qui est catastrophique, c’est que les gens de la CCIJP sont en train de se battre contre nous. Ils ne sont pas prêts au minimum à se mettre autour d’une table, discuter, essayer d’améliorer le système, trouver des pistes de réflexion. On va tout faire pour maintenir une pression forte », estime Victor Castanet, qui réfléchit également à une action juridique collective contre la Commission. « Le dialogue est complètement ouvert entre la Commission et les demandeurs de carte. Ils se trompent de combat », rétorque Kathleen Grosset, membre de la CCIJP et présidente chez CDJM. « La seule possibilité de réforme, c’est si la loi évolue. Mais ça peut être un risque, une perte de protection sociale. Attention à ce que la solution trouvée ne soit pas plus dangereuse pour l’ensemble de la profession ».
*Pour la Commission supérieure, l’ordre de grandeur est autour de 140 recours débouchant sur 100 accords.