SXSW2024 : L’IA, la nouvelle culture de masse

SXSW s’est ouvert cette année en pleine Journée Internationale de la Femme (ou des droits des femmes, selon le degré d’avancement de la lutte). La foule bigarrée dans les rues d’Austin, ville texane réputée pour ses tacos, son université et sa créativité (avec son slogan « Keep Austin weird ») s’est rassemblée dans un festival unique au monde qui combine musique, cinéma, digital... et, cette année, l’incontournable Intelligence Artificielle. En plein #Kategate, SXSW a aussi vu s’inaugurer une nouvelle époque où l’on se pose désormais continuellement la question des limites du réel.

Kati Bremme, Directrice de l’Innovation, Rédactrice en chef Méta-Media, de retour de SXSW

A un moment de l’histoire où les entreprises adoptent l’IA plus rapidement qu’elles n’ont adopté Internet, les optimistes (Ray Kurzweil) s’opposent aux pessimistes, avec un nouveau rapport commandé par le Département de l’Etat des Etats-Unis qui alerte que « l'IA pourrait représenter une menace de niveau d'extinction pour les humains ». A SXSW, la vision européenne de la réglementation rencontre l’incompréhension totale des industriels (et des journalistes) américains, le monde du cinéma est inquiet face à une IA potentiellement auto-créative, l’industrie du gaming pourrait bientôt connaître la prochaine vague de grèves et ce festival, qui a lancé Twitter en 2006, met aujourd’hui en avant les dangers, voire la fin des réseaux sociaux : « Social Media is Dead, Long Live Culture Media ».

Supercycle technologique, singularité et pizza  

SXSW est aussi le moment d’essayer de comprendre les tendances de demain : des plus bizarres, comme les médicaments pour perdre du poids (MIT) aux plus évidentes comme l’Intelligence Artificielle Générale, en passant par les non-évidentes, mises en avant par Rohit Bhargava, y compris des morceaux de musique imprimés sur des morceaux de pizza. Le dilemme avec l’IA aux Etats-Unis commence avec une question d’ordre grammatical : quel pronom attribuer à l’IA ? She / It / He / They ? On les a tous entendus à SXSW.

Amy Webb a bien-sûr présenté ses Tech Trends, qui mettaient cette année l’accent sur un nouveau supercycle technologique (notre analyse complète ici). Elle a détaillé trois principales tendances, tirées des 1000 pages du rapport du Future Today Institute, qui regroupe à la fois nouvelles technologies et industries : L’IA, devenue technologie à usage général au même titre que l’électricité, la machine à vapeur ou Internet, l’écosystème connecté des objets et la biotechnologie.


MIT, 10 Breakthrough Trends

Elizabeth Bramson-Boudreau, directrice et éditrice du MIT Technology Review, a, de son côté, fait une liste de dix tendances de rupture. Mais avant d’annoncer des influences qui vont des pompes à chaleur au médicaments pour la perte de poids (#Ozempic), elle a alerté sur le danger que court le secteur du journalisme scientifique face à des médias en perte de revenus publicitaires: National Geographic est en fermeture progressive, Wired a licencié 20% des journalistes, dont 100% de l’équipe scientifique, CNN a fait de même avec ses reporters tech. Tout le secteur est à un « niveau d’extinction ».  Les rédactions abondonneront-elles l’explication du monde aux YouTubeurs ?

Un résultat indirect de cette tendance a été révélé dans un récent sondage du Pew Research Center : Aujourd'hui, moins d'Américains que jamais croient que la science a une influence positive sur la société. Pour sauver l’intelligence, la nouvelle devise de 2024 est « N’applaudissez pas ! Abonnez-vous ! ».

Au sujet de la « tendance » IA, qui est bien sûr la première de sa liste, elle évoque les réactions des entreprises sondées au sujet du rapport du MIT : Ces technologies sont transformatives, mais la confiance dans leur déploiement est faible (seulement 9 % avaient un cas d'utilisation fonctionnel avec l'IA générative, le secteur gouvernemental étant le plus bas). 59 % s'inquiètent des risques et préfèrent mieux les comprendre avant la mise en œuvre.

Croissance exponentielle des données pour le même prix, tableau mis à jour par Ray Kurzweil avec des informations à partir de 1935 (année de la machine Turing).

Une inquiétude que ne connaît pas Ray Kurzweil, l’un des plus anciens spécialistes de l’IA au monde (depuis 61 ans), et qui décrit l’IA générative comme « le plus grand progrès depuis l’écriture ». Ce scientifique qui voulait devenir « innovateur » dès l’âge de 6 ans, nous a annoncé l’arrivée de la singularité (l’emballement technologique de l’IA ultime) pour 2045. Il a partagé une description extrêmement optimiste d'un monde vers lequel il pense que nous nous dirigeons, avec une grande abondance et une sorte de fusion entre les humains et les machines. Nick Thompson de The Atlantic, n’a cependant pas obtenu toutes les réponses à ses questions : « Aurons-nous encore des identités singulières ? » « Prendrons-nous tous les jours un petit-déjeuner ? »  En attendant, Ray Kurzweil nous a aussi prédit que dans quatre ans, nous serons capables de commencer à inverser le temps - et que certaines personnes vivantes aujourd'hui pourront vivre jusqu'à 500 ans....

Pour nous tenir compagnie, nous aurons des robots de type « Rosey the Robot » des Jetsons (équivalent futuriste des Flintstones) dès 2029, et dès aujourd’hui, son livre, qui vient de sortir : The Singularity is nearer.


Rosey the Robot, créé(e) par Hanna-Barbera

Vishal Sharma, Vice-président, Intelligence artificielle générale chez Amazon, s’est posé la question du besoin réel d'un « World Model » à chaque fois que nous construisons quelque chose avec l’IA : Notre robot de jardinage a-t-il besoin de comprendre le monde, ou doit-il juste reconnaître les mauvaises herbes ? Pour lui, l’une des missions d’Amazon est « de transformer l’Humanité [!] », en inaugurant un âge de l’abondance, avec des superintelligences nationales. Tout un programme... Il a détaillé un des principes d’Amazon : le client doit avoir le choix, un modèle ne convient pas à tout (Alexa est basée sur 30 modèles d’apprentissage machines, qui ne semblent pas toujours parfaitement communiquer entre-eux). Tous les développements chez Amazon sont basés sur trois principes : véracité, sécurité et contrôlabilité (au cas où l’IA songerait à s'autonomiser).

La révolution d’IA amène aussi son lot de chercheurs d’or, à l’instar de Ben Colman, ancien de Goldman Sachs, fondateur de Reality Defender. Ce nouvel expert IA a balayé d’un revers de la main l’argument pour le watermarking C2PA avancé par Miranda Marcus, Head of NewsLab de la BBC depuis l’audience, pour mettre en avant son nouvel « antivirus » contre les deepfakes. Mais dans un monde où tout est généré par l'IA, rien n'est généré par l'IA...

En attendant, Peter Deng, directeur produit de ChatGPT, a confirmé qu'OpenAI maintiendrait toujours une version gratuite de son chatbot. Pour l’ancien de chez Facebook et Instagram, nous irions vers une « Co-évolution des humains avec l’IA », l’IA nous aidant à devenir « plus humains » (dans une version très idéalisée de l’évolution, comme autrefois lorsque l’on croyait que l’accès infini à l’information sur Internet rendrait les gens plus intelligents). En tout cas, l’IA nous aide à poser de meilleures questions. Pour le journaliste Josh Constine, « nous passons d'un rôle de créateur de réponses à un rôle de poseur de questions et de conservateur. » Peter Deng doute que les gens se soucient de savoir si un contenu est créé par l’IA. Prenant le parallèle du pain, il y aura, selon lui, des contenus de qualité, comme du pain fabriqué à l’ancienne, et des Points chauds, avec des contenus artificiels préfabriqués à la chaîne, pour le commun des mortels.


Le journaliste Josh Constine, SignalFire VC avec Peter Deng, Directeur produit ChatGPT

Et à la question si les artistes (et les médias) dont les œuvres ont été utilisées pour former l'IA générative comme ChatGPT devraient être rémunérés pour leurs contributions Peter Deng répond : « C'est une excellente question ». Dans la foule des spectateurs, certains ont crié « oui » en réponse, ce que le directeur produit ChatGPT a reconnu. « Le public me dit que c'est le cas. J'entends le public dire que c'est le cas », sans pour autant répondre à la question...

En attendant, l’IA de transcription automatique de YouTube, n’est pas vraiment au point, à moins que Chachi P ne soit le nouveau nom de code de GPT5....

Le #Kategate et la nouvelle post-réalité

En pleine semaine de SXSW, un nouveau rapport commandité par le Département de l’état des Etats Unis a souligné une fois de plus les dangers de l’IA. Et contrairement à l’AI Act européen, ce rapport met en évidence un risque évident lié à la désinformation. Justement, le premier week-end du festival fut marqué par le #Kategate, un « cheapfake » qui illustre parfaitement les limites du réel dans un monde, où désormais n’importe quel enfant de six ans avec une connexion Internet peut fabriquer des faux plus professionnels que Buckingham Palace (qui vient de détruire sa réputation de source sûre). Charlie Warzel décrit parfaitement dans The Atlantic ce nouveau monde où « Rien n'est vrai et tout est possible. » La surréaction des agences de presse qui ont immédiatement « tué » la photo après les premiers soupçons de manipulation est un signe d’une nouvelle ère de la transparence pour les uns, et de la fin de la réalité pour les autres. Juste avant SXSW, la réalité avait déjà été perturbée par de faux appels téléphoniques dans le New Hampshire, imitant la voix de Joe Biden pour dissuader les gens de voter lors des primaires de l'État, les premières du pays.


Avis de suppression de la désormais célèbre photo chez Reuters, fait extrêmement rare dans les agences, qui doivent, tout comme les médias, défendre leur rôle d’intermédiaire de confiance

En tout cas, le scandale autour de l’image manipulée a chamboulé une série de panels, notamment celui sur L'IA et le journalisme : Les conséquences massives lorsque la vérité est l'IA. David Allan, Directeur éditorial chez CNN, Donie O'Sullivan, correspondant CNN, Sandra Stevenson Directrice Adjointe Photos au Washington Post et Bernadette Tuazon, Directrice Photographie Worldwide chez CNN avaient toujours l’air perturbé par l’affaire éclatée le week-end dernier. David Allen commence par la question « Comment faire du pu**** de journalisme fiable et de qualité à l'ère de l'IA ? », en ajoutant une citation de Paul Virilio qui s’adapte parfaitement à l’IA : « Quand on invente le bateau, on invente aussi le naufrage ; quand on invente l'avion, on invente aussi le crash ; et quand on invente l'électricité, on invente l'électrocution... Chaque technologie porte en elle sa propre négativité, qui s'invente en même temps que le progrès technique ».

Sandra Stevenson s'est montrée « presque moins préoccupé par le faux contenu que pour le bon contenu ». La manipulation d’images n’est pas nouvelle (on se souvient de photos de guerre « améliorées », comme ci-dessous pour renforcer le storytelling (ajout d’une roquette, combinaison de deux photos...).


Des partisans de Donald Trump ont créé et partagé de fausses images d'électeurs noirs générées par l'intelligence artificielle afin d'encourager les Afro-Américains à voter pour les Républicains.

Mais aujourd’hui, n’importe qui peut générer une fausse réalité à partir de rien. Il s'agit à la fois d'une question de confiance et d'un défi économique pour les médias. En effet, quand la réalité est artificielle, la confiance est la nouvelle monnaie forte pour retenir un public, souvent payant aux Etats-Unis.

La nouvelle question que les journalistes se posent aujourd’hui : « Devons-nous accepter ceci comme une vérité ? » Pour les experts autour de la table, le plus inquiétant dans le #kategate était que les agences n'ont pas été en mesure de dire ce qui les a poussées à retirer la photo. Cette affaire raconte plus sur le journalisme moderne que sur la famille royale. Elle montrait aussi la vulnérabilité des médias. Et pose la question « Qu'est-ce qu'une image de quelque chose de réel ? » (Bernadette Tuazon). Au Washington Post, les règles sont très strictes : c’est l'objet sur lequel a été créée l’image qui compte (appareil photo, avec des concessions sur les smartphones, et de la vidéo).

L’éducation est un autre point primordial pour les rédactions : Le Washington Post et CNN ont chacun mis en place des formations spécifiques avec des chercheurs et des spécialistes de la cybersécurité (depuis la fausse arrestation de Donald Trump) pour identifier les parties des photographies, comprendre les outils, les intégrer dans le flux de travail à la fois sur la photo et la vidéo. Et pour répondre aux questions des journalistes : « Quel est le problème ? Pourquoi ne puis-je pas utiliser une image d'IA ? ». Un des problèmes évoqués par Donie O’Sullivan est peut-être aussi que « le dernier endroit où l'on peut trouver de l'innovation, c'est dans les rédactions » ...

La question se pose : Est-ce la fin des contenus générés par les utilisateurs ? Doit-on désormais uniquement accepter des images créées par des journalistes certifiés ? Bien-sûr qu’Adobe a mis en place la certification C2PA, mais Adobe a aussi diffusé des images du tremblement de terre en Turquie fabriquées par l’IA. L’éducation doit donc non seulement se faire en interne et auprès des publics, mais aussi auprès des fournisseurs de solutions.

Un autre panel décrivait d’ailleurs parfaitement cette ambiance un peu « Fin du Monde » pour l’information, et la société dans son ensemble : Des algorithmes aux armes : comprendre l'interaction entre l'IA, les médias sociaux et les armes nucléaires. Frances Haugen, la célèbre lanceuse d’alerte ex-Facebook, Anthony Aguirre, CEO Future du Life Institute et Jeffrey Ladish, ancien d’Anthropic, maintenant au Center for Humane Technology, ont discuté des dangers des IA génératives, entre autres des modèles Open Source, qui permettent aux utilisateurs d'employer les modèles à mauvais escient (comme l’a réussi à faire Jeffrey Ladish avec Llama2 en lui demandant le mode d’emploi d’une arme biologique). Dans une compétition technologique libre, le plus responsable est toujours puni.


Frances Haugen and Anthony Aguirre

Tous sont convaincus que « nous allons assister à des élections très bizarres. » Selon Frances Haugen, « nous devrions nous attendre à voir le chaos ». Les hallucinations des LLMs sont des caractéristiques, pas des défauts, et nous nous dirigeons vers une guerre de l'information d'une ampleur inédite. Les trois spécialistes ont appelé à une régulation de la part du gouvernement, et Anthony Aguirre conclut même sur un conseil pas du tout dans l’air du temps : « Les États-Unis et la Chine doivent collaborer. »

Réguler ou ne pas réguler ? Les avis sont partagés à SXSW. La commissaire européenne à la concurrence, Margrethe Vestager, a réinsisté que « nous nous préoccupons de la sécurité dans les produits physiques, [mais] nous ne nous sommes pas assez préoccupés des risques numériques. » D’un autre côté, la plupart des journalistes américains dans les différentes tables rondes sont plutôt pour davantage d’éducation que de régulation, pour éviter les interférences gouvernementales dans la liberté de la presse. La régulation sans l’éducation n’a effectivement pas beaucoup de sens. Paul Cheung, Strategic Advisor Hack Hackers, a même surenchéri dans une des tables rondes organisées par le Future Media Hubs que la « transparence déclarée depuis notre tour d’ivoire » n’est pas utile, ajoutant que « La transparence m'agace au plus haut point ». Il plaide pour une transparence applicable, au service des utilisateurs. « Le déclin de la confiance dans les médias, nous l'avons fait à nous-mêmes », a-t-il constaté plus loin, s’exprimant en tant que « Asiatique et personne de couleur. » Avec une famille originaire de la Chine, la régulation gouvernementale est hors de question pour lui. A ce sujet, il a d’ailleurs ajouté que « l’obsession du Bien contre le Mal » est très occidentale. » Tout est question de point de vue, et SXSW permet d'en confronter une mutlitude.


De gauche à droite : Mickey Galin de JWI, Veera Siivonen de Saidot, Paul Cheung, Strategic Advisor chez Hack Hackers dans une table ronde animée par Erika Allen Head of Audience Strategy and Growth au Washington Post

Le plus gros du travail est en effet du côté des journalistes. Selon Joan Donovan de l’Université de Boston, éminente spécialiste de la désinformation, de la manipulation des médias, des mouvements politiques et des études critiques de l'internet et l'extrémisme en ligne, « il ne suffit pas qu'un deepfake soit en ligne, vous [les journalistes] n'êtes pas obligés d’en parler comme d’un scoop pour amplifier sa portée. » Surtout que l’on « ne peut pas annuler la vue de quelque chose. »

Zach Seward, récemment nommé responsable IA de la rédaction du New York Times, a donné les clés d’une utilisation positive de l’IA dans l’information :

« Le journalisme d'IA va mal lorsqu'il n'est pas contrôlé, qu'il est paresseux, égoïste et opaque. Il doit être contrôlé et motivé par ce qui est le mieux pour les lecteurs. »

Il a listé une série de cas d’usages (du plus mauvais – « The bad and ugly » - aux plus positifs, allant de l’exemple repoussoir de CNET aux reportages en temps réel du NYT. Les cas les plus aboutis étant ceux basés sur de l’apprentissage machine « classique » de reconnaissance de structures dans de grandes masses de données.


The Marshall Project, un média à but non lucratif couvrant le système judiciaire américain, a enquêté sur les livres interdits dans les prisons d'État et sur les raisons de cette interdiction

Les utilisations récentes des modèles Transformers, ou de l'IA générative aident à décrypter le chaos du monde, allant des exemples du Marshall Project (ci-dessus) à Realtime, une génération de graphiques en temps réel :

« Face à la réalité chaotique et désordonnée de la vie quotidienne, les LLM sont des outils utiles pour résumer des textes, rechercher des informations, comprendre des données et créer une structure. »

Mais Zach Seward a insisté sur un point non négligeable pour le NYT :

« Dans tous ces cas, on commence et on finit avec les humains, avec un peu de la puissance de l'IA générative au milieu pour faire la différence. »

➡️ Vous pouvez retrouver toute sa présentation ici

Streaming : FAST Fashion, à l'ère des utilisateurs

Devant une salle comble, Phil Wiser, le directeur technique de Paramount a réimaginéé la société des médias moderne. Selon lui, les studios se penchent activement sur les modèles génératifs et possèdent une compétence assez élevée pour les comprendre. L’usage multimodal semble encore lointain, il y aurait actuellement des problèmes plus pratiques à résoudre.

En ce moment chez Paramount, l'accent est mis sur l'optimisation, par exemple pour le marketing et les campagnes (l'IA peut modifier les médias pour mieux les aligner sur les normes culturelles dans lesquelles ils apparaîtront, par exemple en modifiant les affiches de films pour éviter la nudité ou le blasphème dans les cultures les plus sensibles), plutôt que sur la création de nouveaux contenus. Mais il ne s’agit que d’une question de temps avant que l’IA ne soit entièrement intégrée :

« Des décors virtuels sont disponibles grâce à la technologie LED. Les moteurs de jeu sont souvent utilisés pour créer un monde virtuel, mais l'IA est en passe de fournir des capacités de création et d'édition en direct beaucoup plus rapides que les moteurs de jeu ».


Paramount CTO Phil Wiser

Paramount s'est associé à Adobe Firefly (décidément, Adobe s’est très bien positionné partout où il s’agit de création professionnelle avec l’IA) pour leurs initiatives autour des grands modèles de langage, et Bob l'éponge est le premier contenu sur lequel ils ont expérimenté cette technologie. Ils ont rencontré des problèmes, notamment la nécessité de former des modèles séparément pour l'avant-plan et l'arrière-plan, surtout pour l'animation, et de développer un vocabulaire de prompts étendu et sophistiqué, duquel il a donné quelques insights : Avec des descriptions de scènes, des angles de caméra, des personnages et même des types de caméras, l'IA peut générer une scène. Phil Wiser a aussi évoqué Sora, la nouvelle plateforme de génération de vidéos hyperréalistes d'OpenAI qui, selon lui, aura des effets majeurs sur l'industrie, en particulier dans la création de vidéos en direct pour les décors virtuels.

Selon Phil Wiser, les documentalistes sont les nouvelles stars de l’IA, les archives se transformant en gigantesques ensembles de données à rechercher. Annoter et étiqueter reste un travail colossal à maîtriser, même s’il est aidé par l’IA. Et pour conclure, très positif sur le besoin vital des géants de la tech de contenus de qualité, il se positionne sur un axe gagnant-gagnant :

« Je ne vais pas gagner la course aux armements de l'IA générative, mais je vais rester très proche des gens qui la gagnent. »

Un effet secondaire de la polarisation sur les réseaux sociaux : l’humour est en train de disparaître. Dans un entretien avec J.K. Simmons, dont la campagne publicitaire de Farmers Insurance est un succès depuis 14 ans, un graphique de Kantar montre la baisse de 15% dans la publicité numérique depuis la pandémie. Serions-nous incapables de trouver un dénominateur commun qui nous ferait encore rire ? C’est sûr que ce n’est pas l’IA qui changera la donne : avec sa compréhension du monde tout de même assez limité, l’humour n’est pas son point fort.


J.K. Simmons avec les Muppets

La génération A en tout cas partage bien quelques intérêts, notamment autour d’un sujet que ceux qui n’ont pas d’enfants pouvaient découvrir au Future Media Hubs (dont France Télévisions est partenaire). En plus de MrBeast, désormais connu par toutes les générations, voilà Skibidi toilet, des batailles de toilettes (merci Linette Zaulich, Directrice Unscripted ZDF Studios).

Mais plus sérieusement, la Journée du Future Media Hubs fut non seulement l’occasion de rencontrer des collègues passionnants mais aussi d’en apprendre beaucoup sur les ingrédients secrets des plateformes de streaming, un nouveau monde centré sur les utilisateurs (dans lequel les médias peuvent toujours tirer leur épingle du jeu face à une expérience utilisateur peu convaincante des services de streaming, selon Evan Shapiro), et de comprendre que la première chaîne de télévision est Youtube, que nous (médias) risquons de perdre 3 générations au profit de Youtube et que Tiktok est en train de rompre la paix de l'information.


Evan Shapiro et the map of the Media Universe

En attendant, les médias anciens ont toujours du mal à s’adapter à ce nouveau monde. Evan Shapiro a utilisé la notion peu flatteuse de « mettre un nouveau rouge à lèvres sur un vieux cochon ». Et le marché n’est pas très stable non plus, montrant certains symptômes d’un trouble alimentaire : après une phase de boulimie de bingewatching pendant la pandémie, le public réduit drastiquement sa consommation vidéo... et ses abonnements aux services de streaming.

Le temps consacré aux médias a diminué d'une demi-heure, et pourtant, Apple vient de sortir une nouvelle appli Sport dans un monde déjà surchargé de sollicitations. Les données sont souvent comparées au nouveau pétrole, mais leur confinement dans des écosystèmes fermés entraîne un manque d'interopérabilité qui nuit à l'utilisateur.


En moyenne, un utilisateur doit jongler entre 100 logins

Linette Zaulich a insisté sur l’importance de TikTok dans la consommation de médias : « TikTok vous convertit à vos besoins ». 60% des utilisateurs de TikTok y trouvent du contenu qu’ils regardent ensuite sur la télé. Dans un écosystème où les applications vont disparaître, le partenariat avec les appareils va devenir encore plus important. Pour la Directrice Unscripted ZDF Studios, l’essentiel pour être découvert est la capacité à créer des histoires autour des contenus qui favorisent l'engagement. Ses équipes surveillent de près les évolutions des algorithmes et viennent de constater que YouTube favorise actuellement les contenus « en mode détente », c'est-à-dire des vidéos longues de plusieurs heures, dans son algorithme. Dans la lignée des pratiques FAST, ils regroupent donc plusieurs épisodes d'une série en une seule vidéo sur YouTube.

L'expression 'contenu premium' (très vieille télé) est d'ailleurs aujourd'hui source de confusion, face aux consommations ultra personnalisées des différentes générations. MrBeast est capable d’organiser un événement de la taille du Super Bowl deux fois par mois. Il faudrait d’ailleurs arrêter d’appeler ces stars « créateurs », comme s’ils organisaient des live Twitch depuis leur garage...

Cinéma et IA, Je t’aime, moi non plus

Tandis que le lancement de la série d'animation Bear Wars, sur l'IA et avec l'IA, a fait salle comble, les fans de cinéma et de télévision ont fortement exprimé leur mécontentement envers l'IA lors des projections des premières mondiales de The Fall Guy et Immaculate au Paramount Theatre à Austin. Les créatifs de la « Weirdness Industry » (selon la définition de Selena Gomez), sont inquiets face à l’utilisation massive de l’IA.

Daniel Kwan et Daniel Scheinert, collectivement connus sous le nom de "DANIELS", avaient présenté leur succès mondial "Everything Everywhere All at Once" à SXSW en 2022. Ils sont revenus en 2024 pour discuter de leur parcours et de leur approche de la réalisation de films, notamment de leurs premiers travaux qui exploitaient déjà les algorithmes pour gagner en visibilité. Ils ont donné un aperçu de leur processus créatif, soulignant l'importance d'une utilisation intentionnelle de la technologie et du scepticisme face aux promesses trop optimistes qui ne tiennent pas compte des inconvénients potentiels. Daniel Kwan s’est à cette occasion déclaré « terrifié » par l'impact de l'IA et son intégration rapide dans divers aspects de la vie.


Daniel Kwan et Daniel Scheinert à SXSW

« Essayez-vous de l'utiliser pour créer le monde dans lequel vous voulez vivre ? Essayez-vous de l'utiliser pour augmenter la valeur de votre vie et vous concentrer sur les choses qui vous tiennent vraiment à cœur ? Ou essayez-vous simplement de gagner de l'argent pour les milliardaires ? », a demandé d’ailleurs Daniel Scheinert au public. « Et si quelqu'un vous dit qu'il n'y a pas d'effet secondaire. C'est tout à fait génial, 'montez à bord' - je veux juste dire officiellement que c'est une connerie terrifiante. Ce n'est pas vrai. Et nous devrions discuter en profondeur de la manière de déployer ces produits avec soin, avec précaution », a-t-il déclaré.

La foule s'est mise à applaudir à tout rompre.

Face à la vague submersion de l’IA, la prochaine grande grève sera peut-être bien celle de l’industrie du gaming (valorisée 242 milliards en 2023), selon Duncan Crabtree-Ireland, le directeur général national de SAG-AFTRA, intervenu dans un panel à SXSW. « Nous sommes en pleine négociation avec tous les principaux studios de jeux... De nombreux points en litige sont semblables [...], incluant les salaires et l'intelligence artificielle. » Parmi les studios concernés figurent Activision, Epic Games et Disney Character Voices Inc.

Certaines stars de Hollywood se retirent alors dans un monde moins artificiel, celui des podcasts (on ne parle pas ici de ceux fabriqués par ElevenLabs). Kyle MacLachlan en fait partie.  Il a lancé VarnanTown, sur une petite ville au fin fond de nulle part (« Je suis un habitué des histoires bizarres dans des petites villes »). Et il s’est aussi lancé sur les réseaux sociaux, avec un succès certain : il est le nouveau « Babygirl » de TikTok. Chaque medium a son propre langage, et il semble avoir parfaitement compris celui des podcasts, et de TikTok. Il ne lui manque plus qu’un compte Letterboxd.


Kyle MacLachlan avec Anne Walls Gordon, Chief Creative Officer / Executive Producer, Full Picture Productions

Quelle place pour les Humains ?

Et si la réponse à toutes nos questions était ailleurs ? Hugh Forrest, dans son discours d’ouverture de SXSW, a loué le JOMO (Joy of Missing Out) par rapport au FOMO (Fear of Missing Out).

Une session de SXSW a été retransmise en direct depuis l'espace, mettant en vedette les cosm...astronautes Jeanette Epps et Loral O'Hara à bord de la Station Spatiale Internationale. Cette démonstration illustre non seulement le potentiel de la technologie au bénéfice de l'humanité, mais offre également des exemples inspirants pour encourager les jeunes filles à s'intéresser aux mathématiques, trop souvent mises de côté faute de rôle modèles féminins.

Toujours dans l’espace, l'inauguration de SXSW a été marquée par un échange entre le Dr Lori Glaze, directrice de la division des sciences planétaires de la NASA, et la poétesse Ada Limón, 24ème prix des États-Unis pour la poésie. C’est cette dernière qui a été choisie pour envoyer une de ses œuvres dans le cosmos (après la plaque Lucy, en 2021), plus précisément vers Europa, la seconde lune de Jupiter. Les deux femmes ont souligné que les arts et les sciences devraient se connecter davantage, démonstration faite avec cette collaboration. Et c’est Ada Limón qui donne peut-être une clé de compréhension de ce monde en chaos :

« La poésie est en paix avec le fait de ne pas savoir des choses. », et plus loin : « Je crois en le repos / Dans ce silence et dans ce repos viendra la prochaine grande chose. »

L’équation de Drake, où pourquoi nous devons tous voyager dans l’espace

Un autre exemple de la combinaison réussie des sciences et des arts fut la présentation du livre d’Amy Kurzweil, un voyage poétique avec l’IA sur les traces d’un grand-père qu’elle n’a jamais rencontré. La cartooniste du New Yorker (et fille de Ray Kurzweil) a fabriqué Fredbot, un chatbot intelligent, qui est basé sur des artefacts de l'écriture originale de son grand-père.

Caricature d'Amy Kurzweil pour The New Yorker

Pour Ray Kurzweil, « Parler à ce chatbot c’est comme parler à mon père. » Pour préparer cette expérience, Amy Webb a expliqué qu’elle devait réfléchir elle-même à la façon d’un algorithme. L’IA comme une forme d’art, jouée dans les espaces virtuels si familiers à l’imagination des artistes. La définition d’origine d’artificiel étant « artisanat humain », Pinocchio (le vrai, pas celui de Walt Disney), est en fait le premier récit sur une IA. Grâce à la technologie actuelle, nous pouvons émuler quelqu'un d'autre, et même nous attacher à lui. Et selon Amy et Ray Kurzweil, « Vous pouvez choisir d'être optimiste ! ».

Conclusion

SXSW est un lieu unique où l’on croise à la fois geeks de la tech et créatifs, souvent les deux réunis en une personne. Est-ce que la révolution de l’IA, contrairement à la révolution d’Internet, rendra enfin les humains plus intelligents ? L'IA améliore-t-elle les idées ou ne fait-elle qu'alimenter les variations ? L'ingénierie du prompt est déjà dépassée. La question clé du festival fut bien la place de l’humain dans un monde de plus en plus rempli d’artifices. Peut-être qu’une petite touche féminine pourra aider à y voir plus clair... Certainement un peu d’imagination. Ce qui est sûr : L'IA va prendre une place de plus en plus importante dans la société, et dans notre identité.


Signatures Amy & Ray Kurzweil dans le livre d'Amy Kurzweil, Artificial: A Live Story 

 

Miscellaneous (ce que l’on a vu aussi) :

Elon Musk, ami de longue date du producteur exécutif et réalisateur Jonathan Nolan, a fait une apparition lors de l'expérience Fallout de Prime Video. Il n’habite pas loin, étant installé au Texas depuis 2021, avec l’objectif de construire sa propre ville et une université « non-woke » 🤠.

Apropos d’Elon Musk : Penemue, une startup allemande qui propose de lutter contre les discours de haine sur Internet, grâce à l’IA.

Tulpamancer, une expérience interactive des artistes et réalisateurs Marc Da Costa et Matthew Niderhauser à l'intersection de l'intelligence artificielle générative et de la réalité virtuelle, utilisant ces deux outils pour une création artistique immersive dans un environnement spécialement conçu pour chaque utilisateur, à travers un ordinateur rétro, où les invités répondent à une série de questions sur leur vie avec le plus de détails possible (on oublie la protection des données) :

Une exérience black-mirroresque, avec des simulations VR créées dynamiquement, avenir possible pour un mélange d'IA et de VR.

L'intelligence artificielle Marilyn Monroe, proposée par Soul Machines marque un autre pas en avant dans l'extension de la valeur de marque des célébrités au-delà de la tombe.

 

View this post on Instagram

 

A post shared by Soul Machines (@soul_machines)

Un film sur Poutine du réalisateur polonais Patryk Vega, fabriqué avec une technologie de deepfakes IA. Avec la même technologie, ils vont proposer une plateforme où chacun pourra générer son deepfake HD...

Un panel 100% féminin pour la Journée de la femme, avec les géniales Katie Couric et Brooke Shields, et Meghan, The Duchess of Sussex, qui était venue accompagnée de son Prince Harry :

Lors de la première de 3 Body Problem de Netflix, des moments de l'émission ont été projetés en 3D à 50 pieds au-dessus de la skyline d’Austin, faisant écho à l'expérience des personnages de la série. Le mystérieux Sophon, un avatar qui apparaît dans l'émission, parlait depuis le ciel...

 

Et certains cherchent les réponses à leurs questions dans l'au-delà...

Un confessionnal en pleine rue d’Austin, pour ceux qui auraient trop abusé de l’IA...

 

Illustration : 10 Breakthrough Technologies 2024, MIT