IJF24 : « Lorsqu’il s’agit d’une bataille pour les faits, les journalistes sont des activistes »

Au Festival International de journalisme de Pérouse, les journalistes se réunissent pour des "thérapies en direct" dans un contexte de montée de la désinformation amplifiée par l'IA et de la toute-puissance des grandes plateformes. Et affûtent leurs armes pour les combats à venir.

Par Alexandra Klinnik du MediaLab de l’Information de France Télévisions

« Imaginez Pérouse comme un groupe d'Alcooliques Anonymes... mais pour les journalistes », plaisante Maria Ressa, journaliste philippine et lauréate du Prix Nobel de la paix. Au Festival International de journalisme de Pérouse, la presse s’est adonnée à des « thérapies en direct ». Avec pour toile de fond : des fresques de la Renaissance et les paysages vallonnés de la capitale d’Ombrie. Le besoin de se rassembler, dont on parle tant, ne concerne pas uniquement les communautés auxquelles les médias s'adressent. Les journalistes eux-mêmes ont besoin de se regénérer pour affronter les défis à venir. Les enjeux sont immenses : la montée de la désinformation amplifiée par l’intelligence artificielle, la toute-puissance des grandes plateformes - ces "frenemies" abonnés au capitalisme de surveillance, la perte d’une réalité commune.  A l’ère où près de la moitié de la population mondiale s'apprête à élire ses représentants, les signaux d'alarme s’intensifient. « 2024 est l’année où la démocratie pourrait tomber d’une falaise », prévient Maria Ressa. « La situation n’a jamais été aussi mauvaise qu’aujourd’hui et plus la démocratie recule, plus les journalistes en paient le prix. Lorsqu’il s’agit d’une bataille pour les faits, les journalistes sont des activistes ».

Résumé des principaux champs de bataille.

Les médias de service public : « trop vieux, blancs et angoissés » ?

 « Les jeunes ne nous feront pas confiance juste parce qu’on est la BBC » constate Naja Nielsen, directrice digitale à BBC News. Le simple fait d’être une marque historique n’est plus un gage d’attrait. Même si l’institution britannique reste la première marque anglophone au monde, la confiance de l’audience a baissé de 19% en cinq ans. Comment continuer à être une référence auprès d’un jeune public fuyant ? Cette question existentielle a fait l’objet d’une table ronde centrée sur le rôle des médias publics, « les fondements d’une société saine ». Un impératif demeure : une refonte pour une couverture moins négative et plus diversifiée.

De gauche à droite : Rasmus Nielsen, Renée Kaplan, Naja Nielsen et Anne Lagercrantz

 Les points clés :

  • Les médias de service public jouent un rôle crucial dans le renforcement de la résilience des citoyens face au manipulations de divers acteurs. « Les médias de service public sont parmi les plus fiables et utilisés dans de nombreux pays. Ils rendent les gens plus résistants à la désinformation des États étrangers», a souligné Rasmus Nielsen, directeur du Reuters Institute for the Study of Journalism.
  • Un des principaux défis reste de maintenir une viabilité financière dans un contexte de réduction des financements publics. La BBC a perdu 30% de son budget depuis 2010 et supprimé 1 800 emplois. Les gouvernements conservateurs ont imposé soit un gel de la redevance, soit une augmentation inférieure à l’inflation.
  • Il s’agit également de résister à la montée en puissance des plateformes de streaming. L’objectif est de rester « pertinents pour les publics pour lesquels la télévision linéaire ne l’est plus», rappelle Rasmus Nielsen. En 2022, selon l’Ofcom, le régulateur des télécoms du Royaume-Uni, les Britanniques regardaient en moyenne quatre heures et demie de vidéos par jour, dont seulement deux heures de télévision en direct.
  • Même dans les pays où la confiance dans les médias publics est forte, une certaine lassitude de la part du public émerge. « En Suède, les jeunes sont plus anxieux et pessimistes, quant à l’avenir, et beaucoup d’entre eux sont d’origine étrangère. Jusqu’à 50% des 16-29 évitent les actualités parce qu’elles les mettent de mauvaise humeur», s’alarme Anne Lagercrantz, de la SVT, qui reconnaît être dans « une panique positive » (quoi que cela puisse signifier).
  • La chaîne de télévision publique suédoise tente de s’adapter à son public jeune et de parler à chacun. Sa rédaction est ainsi devenue « video-centric». Ils ont également doublé les rédactions locales, passant de 27 à 50 « pour être au plus proche de leur audience ».
  • Tous les intervenants du panel s’accordent : il s’agit de faire face aux critiques justifiées sur le manque de diversité des médias de service public. « Une collègue de la CBC, (le plus grand diffuseur du Canada) m’a raconté qu’ils avaient demandé à un public diversifié pourquoi ils ne prêtaient pas attention aux médias de service public. Leur réponse : « Parce que vous êtes vieux, blancs et angoissés », se remémore Anne Lagercrantz. Cette constatation doit entraîner un sursaut de la part des institutions.
  • Naja Nielsen de la BBC, « sans être optimiste», a appelé à une approche plus courageuse et honnête dans la recherche de la vérité, sans « agenda caché ». Elle a également insisté sur la nécessité de faire communauté, à une époque où la solitude est devenue une épidémie silencieuse.
  • Lors d’une conférence parallèle sur l’utilité des médias, Janine Gibson, du Financial Times, a rappelé l’utilité de prendre en compte les retours de l’audience, et parfois de manière plus « intime » : « Au FT, nous avons tous les ans une journée animée, par le PDG, où chaque manager doit mener un entretien avec un abonné payant, et retranscrire leurs feedbacks. Et ils ne sont pas toujours gentils », partage Maxime Loisel.

Zéro : le juste prix de la presse ?

Quelle est la valeur des actualités pour une plateforme ? « Aucune », a répondu Jesper Doub, ex-Meta. Celle-ci pourrait même être négative. Meta pourrait quitter le monde de l’info, sans perte commerciale du moins à court terme, a assuré l’ancien employé de Facebook, dans une table ronde intitulée « Qu’est-ce qui a mal tourné entre la presse et les big tech ? ». « Si vous obligez une entreprise privée à payer pour quelque chose qu’elle n’apprécie pas, elle en voudra encore moins », estime Madhav Chinnapa, ancien directeur du développement de l'écosystème de l'information chez Google. Dans une conférence parallèle, des économistes de renom ont posé un constat d’une différente nature sur le juste prix de la presse, devant être attribué par les plateformes.

Les points clés :

  • « Aujourd’hui les rédactions sont clairement lésées», souligne Anya Schiffrin de la School of International and Public Affairs Columbia University. « Google a fait le tour du monde en racontant que seulement 2% des recherches sont directement liées à l’actualité ». D’après des recherches, la quantité d’informations utilisées et exploitées pourrait plutôt s’approcher des… 35% ! (Et sur Alexa, 20%).
  • Une compensation équitable aux Etats-Unis seule devrait dépasser les 12 Milliards de dollars
  • Google, et dans une moindre mesure, Meta, ont décidé arbitrairement de donner aux éditeurs ce qu’ils estiment approprié, sans suivre de critères ou de règle précis, simplement parce qu’ils ont un pouvoir considérable. « C’est presque comme s’ils appartenaient à une religion différente de la mienne. Leur attitude est de dire qu’ils envoient du trafic et qu’il faut arrêter de se plaindre», s’étonne Anya Schiffrin. « Ils donnent de l’argent aux éditeurs individuellement dans l’espoir de diviser la classe et de les amener à s’opposer à la réglementation », poursuit-elle.
  • En réaction à cette dynamique, Jonathan Heawood, directeur exécutif de Public Interest News Foundation, se veut optimiste et espère un « win-win» avec l’arrivée du Digital Market Competition and Consumer Act. Avec ce nouvel arrangement, le régulateur sera en mesure de demander aux plateformes l’accès aux données pertinentes, afin de savoir quel est la part de trafic réel généré par les nouvelles, et la façon dont elles sont monétisées. « Je ne dis pas que c’est la solution pour sauver le journalisme. C’est de l’argent dû et il est temps d’en extraire une partie », explique-t-il.
  • Les journalistes peuvent tirer parti de l’intelligence artificielle pour mieux faire valoir leur prix. C’est en tout cas la position optimiste d’Andrea Carson, de la Trobe University, qui estime que les journalistes occupent une position privilégiée dans la bataille IA : « Les entreprises sont dans une course aux armements car ils ont besoin de bons contenus. C’est un des rares moments de l’histoire où les journalistes sont en position de force, car le modèle est en train de se détériorer. Ils ont besoin d’informations précises. Et pas seulement maintenant, mais aussi dans le futur».

Journalistes influenceurs : récupère ton argent !

Un journaliste est-il un influenceur (qui s’ignore) ? Peut-il accepter des partenariats avec des marques, au risque de franchir la ligne rouge de l’éthique ? Ces questions ont animé un panel en très grande forme intitulée « La montée des influenceurs : ce que les journalistes doivent apprendre ».

De gauche à droite : Mercy Abang, Enrique Anarte Lazo, Fatu Ogwuche et Johanna Rudiger

 Les points clés :

  • Si aucun des participants ne se considère comme un « influenceur », préférant le terme « créateurs de contenus » ou « journalistes », ils comprennent néanmoins la nature de cette attribution. « Je ne considère pas que ce que je fais soit très différent de ce que d'autres journalistes ont fait sur Twitter, lorsqu'ils ne se contentaient pas de partager ce qu'ils écrivaient, mais analysaient la situation. En fin de compte, même si vous ne partagez pas votre opinion, vous aidez les gens à comprendre le monde. Pour moi, c'est une forme d'influence. Et je le fais sans compromettre les normes d'impartialité de mon organisation», partage Enrique Anarte Lazo, du Thomson Reuters Foundation, qui réalise des vidéos informatives sur les réseaux sociaux.
  • Dans une profession décimée par les coupes budgétaires et les licenciements successifs, il faut assurer ses arrières et donc… monétiser son contenu si on se lance sur TikTok&co. « Si vous produisez du contenu pour YouTube, pour Facebook, prenez votre argent Vous vous ferez arnaquer de toute façon. Je pense que les journalistes ont plus que jamais besoin de comprendre le business du journalisme», lance Mercy Abang, CEO de Hostwriter face à un public conquis. « Si vous êtes journaliste, il faut aller sur TikTok, Twitter », insiste-t-elle en rappelant que le jeune public s’informe avant tout sur les réseaux sociaux.
  • Comment faire des partenariats avec des marques sans me compromettre ? « Est-ce que c’est si différent de la publicité publiée dans le journal? », s’interroge Enrique Anarte Lazo.
  • Les jeunes générations qui les soutiennent ne semblent pas être aussi préoccupés par cette question morale, allant jusqu’à encourager les journalistes à demander rémunération. C’est ce que raconte avec amusement Johanna Rudiger, head of social media strategy à Deutsche Welle Culture & Documentaries, qui multiplie les vidéos informatives à côté de son travail à temps plein : “Ma communauté pense parfois que je suis payée pour mes vidéos. Et quand ils découvrent que ce n’est pas le cas, ils ont pitié de moi et essaient de me donner des conseils pour mieux gagner ma vie». Tout travail mérite salaire.
  • Une festivalière se demande si le statut de « news influenceur » ne suscite pas inévitablement une compétition interne avec les autres journalistes de la rédaction. « La vraie concurrence reste les gens qui diffusent la désinformation. Plus on s’éloigne des réseaux sociaux, plus on permet à la désinformation de se propager», souligne Enrique Anarte Lazo… et considère ses collègues plutôt comme une source d’inspiration.

La désinformation, une épidémie hors de contrôle ?

Le fil rouge de chaque conférence était sans aucun doute la désinformation. Avec ce terrible constat en arrière-plan : malgré la multiplication d’organisations de fact-checking dans le monde, la désinformation perdure. Et va s’accroître notamment avec le déferlement de l’IA générative. De faux influenceurs, voire de faux médecins, générés par l'IA ont des millions de vues sur leurs comptes de médias sociaux.

Certaines plateformes abandonnent le navire ou jouent un rôle ambigu. « Les plateformes ont joué un rôle majeur dans les opérations de fact-checking dans le monde, mais nous ne savons pas pour combien de temps. Et cela suscite beaucoup d’inquiétude. Nous recevons beaucoup de signaux contradictoires », remet en contexte Marie Bohner, responsable du développement et des partenariats de l’investigation numérique. Twitter, temple du chaos, par exemple, ne répond aux demandes des journalistes que par un mail « out-of-office ». « J’ai essayé de les contacter 10 fois en quatre mois, avec le même résultat nul », déplore Marianna Spring, spécialiste de la désinformation à la BBC. Enfin, certains terrains sont désertés par les journalistes « Il nous faut des fact-checkers sur TikTok. On en manque cruellement », martèle Shayan Sardarizadeh de BBC Verify.

De gauche à droite : Lee Mwiti, Lucas Graves, Tai Nalon, Shayan Sardarizadeh, et Marie Bohner

Quelques chiffres rappelés lors du festival :

  • Selon le rapport annuel de l’International Fact-Checking Network, 72% des organisatins interrogées ont déclaré qu’elles étaient confrontées au harcèlement en 2023 dans le cadre de leur travail quotidien.
  • D’après une étude de MIT, les mensonges se propagent six fois plus rapidement que « les faits ennuyeux », rappelle Maria Ressa.

L’IA, l’éléphant dans la pièce

L’IA générative a également habité tous les esprits et de nombreuses conférences. Voici quelques réflexions et initiatives :

De gauche à droite : Chris Moran, Charlie Beckett, Julie Pace, et Vivian Schiller

  • Pour David Caswell, expert IA, la principale difficulté rencontrée par les petites rédactions dans le cadre des projets d’IA concerne la confiance : « Le plus grand obstacle n’était pas l’argent, ni les subtilités techniques, mais la confiance. Ils pouvaient absolument le faire, ils l’ont fait. Mais tous ont dû surmonter un certain manque de confiance en leur capacité à le faire dès le début». Pour lui d’ailleurs, les petites rédactions ont un avantage indéniable sur les plus grosses pour faire avancer leurs projets IA : « Elles ne sont pas en train de tout suranalyser. Les grandes rédactions osent moins expérimenter », souligne-t-il.
  • "Sophina" est un générateur de scripts de vidéo TikTok, présenté par la journaliste britannique Sophia Smith Galer, ex-BBC News et VICE News. Pour le former, la journaliste a utilisé plus d'une centaine de ses propres scripts vidéo. L'objectif de "Sophina" est d'aider à transformer divers types de contenu, comme des articles ou des podcasts, en scripts vidéo optimisés pour maximiser leur visibilité et leur potentiel de viralité sur les réseaux sociaux.

Conclusion :

Dans un monde où les enjeux technologiques et médiatiques sont de plus en plus entremêlés, Maria Ressa nous exhorte à garder espoir. Elle affirme : « Si les plateformes tech modéraient leur cupidité juste un petit peu, on serait capable de sauver la démocratie ».  Pour la journaliste, il faut redoubler d’efforts, si on ne veut pas d’un monde à la Black Mirror où l’actualité aura disparu. « Nous menons le bon combat au moment qui compte », assure-t-elle. D'alcooliques anonymes à soldats de l'info...

Pérouse

 

 

Illustration : Jesper Doub et Madhav Chinnapa