Journaliste-Influenceur : moins de média, plus de service ?

Nous y sommes ! Les réseaux sociaux d’HugoDécrypte cumulent plus de 14 millions de followers, surpassant ainsi Le Monde, et MrBeast compte plus d’abonnés que Netflix. Selon le dernier Digital News Report du Reuters, les jeunes, pour s’informer, citent davantage les créateurs de contenu que les marques média traditionnelles. Le journalisme n’est plus l’apanage des médias depuis la révolution des réseaux sociaux, qui a transformé chacun en potentiel journaliste, influenceur ou plutôt créateur de contenu, comme ces derniers préfèrent être appelés. L’époque du carpet bombing et du gatekeeping est bel et bien révolue pour les médias, même si, dans les paradis artificiels de l’IA générative et en pleine "super-année électorale", on ressent de nouveau le besoin d’une référence identifiée, voire d’une source unique de l’information labellisée, watermarkée et triplement vérifiée.

Par Kati Bremme, Directrice de l'Innovation et rédactrice en chef Méta-Media

Face à cette réalité, les médias traditionnels doivent relever un défi majeur : évoluer pour séduire un public jeune, indispensable à la démocratie, ou risquer de perdre cette audience au profit d'influenceurs charismatiques qui captivent une génération souvent en proie au doute et à l'inquiétude avec des formats divertissants. Faut-il les imiter, les intégrer ou les défier ? On cherchera la réponse dans ce nouveau cahier de tendances Méta-Media, qui réunit « anciens » et « modernes », y compris des journalistes en l’herbe encore en école, autour de témoignages, décryptages et solutions.  

Au siècle dernier, le journaliste jouait inévitablement le rôle d’influenceur, étant, par l’intermédiaire du média qui l'employait, la seule et unique source d’information pour la plus grande partie de la population. Aujourd'hui, depuis le miracle de l’Hudson River rapporté sur feu Twitter, tout le monde peut être journaliste, influenceur ou plutôt créateur de contenu, comme ces derniers préfèrent être appelés, qu’ils soient macro, micro ou nano...  

Autrefois, le métier d'influenceur fut réservé à l'élite médiatique. Aujourd'hui, il est à la portée de tous grâce aux outils numériques. Contrairement aux rédactions traditionnelles, les créateurs adoptent rapidement les innovations de l'IA pour amplifier leur impact. Ils n'ont plus besoin de presse à imprimer ou de stations de radiodiffusion pour atteindre de larges audiences. Avec des moyens de création, de diffusion et de personnalisation automatisés, ils peuvent désormais toucher un public vaste et diversifié, révolutionnant ainsi le paysage médiatique.


De gauche à droite, captures des comptes de : Dylan Page, UnderTheDeskNews et Salomé Saqué

Arianna Huffington fut parmi les premières à se lancer sur Internet sous forme de blog (la version web 1.0 de l’influence). Elle a été suivie par des journalistes comme Samuel Etienne, qui faisait vivre la presse sur Twitch pendant la pandémie en incarnant le rôle du « boomer » parlant aux jeunes façon web 2.0. Quelle est la recette du succès de HugoDécrypte, Taylor Lorenz, Rana Ayyub, Squeezie, Fang Fang, Maria Ressa, Kara Swisher & Co ? Comment les médias traditionnels peuvent-ils rester pertinents alors que les audiences se tournent de plus en plus vers les 50 millions de créateurs de contenu dans le monde, dont 150 000 en France, partageant leurs intérêts et compétences en ligne ?

Nouvelle relation, nouvelle définition

Des millions de jeunes préfèrent déjà les influenceurs et créateurs comme sources d'information de confiance. Cette confiance des consommateurs n'est pas nécessairement basée sur la qualité du reportage ou le prestige d’une marque, mais sur de solides relations parasociales. Elle n’a pas besoin de l’intermédiaire d’un journaliste : les jeunes internautes plongent volontairement dans les sujets d’actualité qui les intéressent en utilisant la barre de recherche de TikTok pour construire leur avis, souvent influencés par des figures populaires en ligne. 

Le Larousse décrit toujours le journaliste comme une « personne qui a pour occupation principale, régulière et rétribuée, l'exercice du journalisme dans un ou plusieurs organes de presse écrite ou audiovisuelle ». Mais le métier lui-même est en train de glisser vers de nouveaux horizons. Qu'est-ce qui définit un journaliste aujourd'hui ? La carte de presse ou son travail ? Travailler pour un média donné, qu’il soit public ou privé, signifie déjà une certaine réduction de l'indépendance, le journaliste devant se plier à une ligne éditoriale plus ou moins orientée. Les journalistes présentateurs télé, par leur rôle incarné, ont d’ailleurs peut-être toujours été un peu plus « influenceur » que leurs homologues de la presse écrite, à l’instar de Bernard Pivot, capable de propulser les ventes d’un livre présenté dans son émission emblématique. Aujourd'hui, l'information télévisuelle tend davantage vers le divertissement à coup de technologies immersives, une évolution fortement influencée par les tendances des chaînes télévisées américaines.


Bernard Pivot, l’un des premiers « journalistes-influenceurs » culture, INA

Quand le rapport de force des rédactions avec leurs publics n’a pas changé depuis des siècles, les relations des influenceurs avec leurs followers sont plus bilatérales : ils sont à l’écoute, interagissent, suivent les conseils de leur communauté, et parfois même les incluent dans leurs contenus. Ils expriment souvent une perspective subjective et intime sur des sujets personnels et peuvent discuter de questions banales ou personnelles, équilibrant autopromotion et authenticité. Certains « influenceurs-blogueurs » ont plus tard su capitaliser sur leur rapport privilégié et leur compréhension des besoins des audiences, à l’instar d’Ezra Klein qui a commencé par un « web log », et qui fut parmi les premiers blogueurs à avoir obtenu une accréditation presse pour un événement politique en 2004, en fondant en 2014, Vox Media.  

L’Information-Divertissement

La notion du journalisme comme institution visant à éduquer, informer, et élever est aujourd'hui ébranlée par la pression commerciale qui l'oriente vers le divertissement. À contre-courant, un nouveau journalisme citoyen s'est développé sur les réseaux sociaux et Internet. Avec l'IA générative, nous assistons déjà à l’essor d’influenceurs virtuels, et il sera facile demain de transformer un texte en podcast ou en vidéo, abolissant les frontières entre les formats classiques de l’information, au service d’une production de masse, ou de qualité, selon les impératifs économiques et les volontés éditoriales des uns et des autres.

Je me souviens encore des réactions dans les rédactions quand on leur présentait la chaîne HugoDécrypte, du jeune Hugo Travers qui s'était lancé dans des formats d'information sur YouTube en 2015. « Ce n'est pas du journalisme ». Pas assez sérieux. Pas assez formaté. Trop incarné. Trop divertissant. Trop clivant. « Mais ça plaît aux jeunes ».

Hugo Travers crée en 2015 sa chaîne YouTube, HugoDécrypte
Grâce à leur approche pédagogique et leur forte présence sur les réseaux sociaux, les créateurs de contenu rendent l'actualité accessible à un public souvent détaché des médias traditionnels. Des journalistes influenceurs comme le YouTubeur américain Philip DeFranco ou la journaliste indienne Faye D'Souza utilisent leurs plateformes pour présenter l'actualité de manière directe et engageante. Ces professionnels réussissent à combler le fossé entre le journalisme traditionnel et les attentes d'un public connecté, avide d'immédiateté et de transparence. L’information devient davantage communication, et ceci dans les deux sens.Contrairement aux discours répandus, les jeunes générations font bien une différence entre journalistes et influenceurs, comme nous l’explique Anne Cordier : les adolescents distinguent nettement les créateurs de contenu – qu’ils appellent alors souvent « influenceurs » – qui diffusent du divertissement et du témoignage (comme Squeezie, cité comme référence à propos des jeux vidéo, ou Léna Situations, que les jeunes filles apprécient pour ses publications sur la mode) – et ceux qui produisent du contenu informationnel plus sérieux à leurs yeux (comme Mister Géopolitix ou Jemenbatsleclito, compte de la créatrice féministe Camille Aumont Carnel).
Et ils préfèrent ces formats pour s’informer, au même moment où certains managers de rédactions historiques crient encore au loup quand on veut faire entrer TikTok dans le modèle de distribution de l’information. Le paysage des influenceurs est un espace vaste et en constante évolution. Avant de dénoncer l’abêtissement placide du lecteur ou sa manipulation par les tenants du nouveau discours médiatique, il faudra écouter la journaliste américaine Kara Swisher, qui remarque que les médias devraient réellement s’inquiéter : chaque jour, la qualité des contenus de la blogosphère augmente tandis que celle des rédactions print baisse.
De nouvelles marques d'influence émergent en intégrant les nouveaux usages des jeunes générations (et de plus en plus ceux des plus anciennes). Brut a été parmi les premières plateformes qui utilisent des vidéos courtes et percutantes pour diffuser l'actualité. Leur approche visuelle et narrative (non incarnée à leurs débuts, incarnée aujourd’hui) a permis de répondre aux usages d’un large public. Comme le prédisent nos collègues de Yle, bientôt, il faudra diffuser l’information sur Roblox, si l’on veut encore toucher la génération Alpha qui s’identifie désormais plus à leur avatar qu'à leur propre reflet dans un miroir.

De l’intention d’influer

Que fait alors un journaliste influenceur ? A-t-il l'intention d'influencer l'opinion publique ? L’amalgame entre influenceurs et journalistes nuit certainement à la compréhension des jeunes de ce qu’est l’information. En septembre 2023, Taylor Swift a appelé ses 280 millions d’abonnés sur Instagram à s’enregistrer sur les listes électorales, provoquant un afflux immédiat de 35 000 jeunes, et Léo Nora, plus de 17 000 abonnés sur son compte TikTok, a publié une vidéo en anglais visionnée près d'un million de fois depuis novembre dernier. « Ne venez pas à Paris pour les Jeux olympiques ». De la rumeur à l’info vérifiée, sur les réseaux sociaux il n’y a aucune hiérarchie, aucun rédacteur en chef. Question d'actualité : Un influenceur peut-il être payé pour faire la promotion d’un parti politique ?

Déjà en 2004, le Boston Chronicle soulignait la nature particulière des blogueurs d'information de l’époque, dont l'écriture se caractérisait par un style subjectif, à une époque où la vidéo sur smartphone n'existait pas encore : « Quiconque possède un ordinateur et un logiciel de publication à domicile peut se qualifier comme il le souhaite. Si c'est un couple de retraités qui décide simplement qu'ils ont une opinion, cela ne fait pas d'eux un organe de presse. Cela fait juste d'eux un couple de retraités avec une opinion et un site web. » En tant que médias d’information, les influenceurs naviguent souvent dans cet espace flou entre le journalisme et le plaidoyer, n’hésitant pas à orienter leurs audiences vers des collectes de fonds pour des partis et des candidats dans cette « super-année électorale ».

TikTok a toujours revendiqué une volonté de divertissement, mais les usages ont évolué vers des fonctionnalités de moteur de recherche et de consultation d'information (avec la guerre en Ukraine, le feuilleton judiciaire entre Johnny Depp et Amber Heard et la guerre israélo-palestinienne). Sa croissance rapide a attiré des messages politiques partisans, de la désinformation et des théories du complot. La surveillance et l'enquête sur la propagation de ces messages sont compliquées par l'absence d'une API (interface de programmation d'application) approuvée pour accéder au flux de données générées sur la plateforme chinoise. 

« Depuis 2016, la tendance est que les messagers les plus puissants en politique sont des gens réels, des gens de la communauté qui ressemblent à vos voisins », a déclaré Bradley Beychok, président du comité d'action politique American Bridge 21st Century. Les politiques s’appuient de façon croissante sur des micro-influenceurs dans leur campagne. 

Le journalisme numérique converge avec la culture de l'influence. Les médias traditionnels mettent en avant les biographies des journalistes, et de plus en plus de sujets vidéos sont incarnés. Devons-nous tous devenir influenceurs ? La rédaction du New York Times adopte une politique restrictive à ce sujet. Pourtant, le comité chargé d'examiner les projets extérieurs des journalistes a approuvé plus de 90 % des 200 projets proposés par des journalistes désireux de développer leur propre marque. D'autres médias intègrent directement des influenceurs dans leurs équipes rédactionnelles.

L'authenticité performative

En utilisant la métaphore d'une pièce de théâtre théorique, le sociologue Erving Goffman a décrit le concept de la représentation de soi en tant qu'« acteur ». Une interprétation transposable dans l’histoire plus récente, où les influenceurs investissent dans la gestion des impressions. Ils utilisent des techniques de storytelling, des filtres, des montages, et des collaborations stratégiques pour façonner une image cohérente et attrayante. Leur succès dépend souvent de leur capacité à contrôler et à diriger les perceptions de leur audience. 

La dynamique entre les influenceurs et leur audience est interactive. Les commentaires, likes et partages servent de feedback, guidant les performances futures, la ligne éditoriale et les thématiques choisies. Cette interaction crée un cycle de rétroaction où l'audience influence les contenus et vice versa. Les influenceurs ajustent leur contenu en fonction des réactions, optimisant constamment leur impact et leur reach, ce qui peut poser problème pour des contenus d’information. Un paradoxe clé est la quête d'authenticité dans des performances stylisées : ils doivent sembler authentiques tout en étant performatifs. Cette tension, centrale à leur succès et crédibilité, est souvent gérée par la divulgation contrôlée de vulnérabilités ou de moments « réels », créant un lien émotionnel tout en gardant un contrôle narratif.

D’un autre côté, la dissimulation de la subjectivité est rendue d’autant plus facile que les techniques de reproduction mécanique gomment la singularité de l’original (« l’aura » de Walter Benjamin). Désincarnation perverse puisque, loin de supprimer entièrement l’émotion, elle en déplace plutôt l’objet vers la satisfaction d’une sorte de spectacularisation vaine de la vie. Dans les médias historiques, où il y avait auparavant des départements de ventes pour gérer la distribution optimisée des journaux, ce sont aujourd’hui davantage les journalistes eux-mêmes qui doivent marketer l’information sur les réseaux sociaux. Ils ont alors développé une relation d’amour-haine avec les plateformes. La « schizophrénie numérique » nous laisse perpétuellement tiraillés entre la fascination et la peur des nouvelles technologies.

Équilibres économiques fragiles

Nathan Myhrvold, ex-CTO de Microsoft, a décrit le dilemme des rédactions au 21ème siècle : « Qui paiera pour l'information ? » On se souvient des opérations de séduction des dirigeants des réseaux sociaux auprès de médias historiques pour alimenter leurs plateformes de contenus de qualité aux débuts de la révolution numérique. Rapidement, ces premiers se sont aperçus qu'ils pouvaient générer une meilleure rétention (indicateur important pour la publicité) avec le divertissement et les vidéos drôles plutôt qu'avec des analyses approfondies et des reportages d'information vérifiés, mettant ainsi en danger des médias entiers qui avaient construit leur économie sur un canal de diffusion contrôlé par les GAFAM. Les récentes modifications de l'algorithme d'Instagram pour limiter la visibilité du contenu politique ont entraîné une baisse de l'engagement de 70 grands comptes d'actualités, diminuant de 26 % leurs interactions, quand ce n’est pas Meta qui met simplement fin à l'accès aux informations sur Facebook et Instagram de tous les utilisateurs au Canada.

Malgré un statut de journaliste entrepreneur fragile et dépendant des plateformes, beaucoup de jeunes journalistes, pour qui le carcan d’une rédaction historique paraît trop restrictif, se rêvent en influenceur, en « enfants les plus cool du quartier », incités à accroître leur audience et, en retour, souvent leur compte en banque. Pour d'autres, ce choix devient une nécessité imposée par le manque d'opportunités disponibles dans les rédactions traditionnelles. Il reste que la combinaison des influenceurs et des algorithmes des médias sociaux est peut-être la forme de publicité la plus puissante jamais inventée.

Mais la lutte solitaire sur les réseaux sociaux est rude, et la pertinence culturelle n’est pas éternelle. C’est un job 24/7, l’algorithme des réseaux sociaux ne pardonne pas la relâche, les GAFAM ne connaissent pas les congés payés. Et chaque réseau social a ses spécificités. TikTok est le meilleur endroit pour rapidement gagner une large audience, YouTube pour la monétiser sur le long cours, et Instagram est historiquement le lieu des deals avec des marques. Pour X, « it’s complicated »Il est vrai que l’« investissement influence » se pare des plus beaux atours : pour 1 euro investi, le retour s’élève en moyenne, à 9,60 euros.

Pour l’instant, les start-ups de journalisme attirent des audiences importantes et dévouées, mais peinent à convertir cette fidélité en soutien financier. La plupart d'entre elles dépendent de financements philanthropiques, qui restent rares et fragmentés. Dans un double élan d’indépendance à la fois éditoriale et économique, on a pu observer pendant la pandémie mondiale le départ d’un certain nombre de journalistes des grandes rédactions emblématiques pour lancer leur propre newsletter. On les surnommait alors les substackerati, d’après la plateforme qui leur sert d’outil de publication.

Une autre réponse à la quête de modèle économique des influenceurs pour éviter la navigation dans les eaux troubles du mélange de publicité et d’information sont peut-être les technologies du Web3, ce nouvel Internet participatif, dont l’adoption grand public se fait attendre. Un des éléments clés du Web3 est une expérience centrée sur l'utilisateur. Cette expérience n'a pas besoin d'une plateforme centrale, comme X, TikTok ou YouTube, pour médier les interactions de pair à pair. Des sites comme WeAre8 ou Good-Loop récompensent les utilisateurs engagés en partageant un pourcentage de revenus. Le Web3 permet également la « propriété » d'actifs numériques comme l’a expérimenté le magazine TIME. Les principes de ces technologies peuvent être appliquées au journalisme et créer une nouvelle manière de consommer l’information. Le prochain TikTok ne sera peut-être pas une seule plateforme, mais une relation directe avec les publics. Et « le coût par téléportation » dans Roblox sera peut-être le prochain coût par clic.

Formats longs et journalisme investigatif

Les journalistes qui quittent le havre sécurisé d’une rédaction et le contexte ingrat de la « littérature pressée », qualificatif attribué par le poète Matthew Arnold au journalisme, ne datent pas d’hier : le nombre de journalistes devenus écrivains est pléthore (certains diront même que les meilleurs écrivains sont ceux qui ont un background de journaliste). Le livre pour un journaliste de presse papier est un peu ce qu’est le documentaire pour un journaliste télé. Le nombre de tirages d’un livre n’est-il pas un peu l’équivalent d’un nombre de likes ? Face à des rédactions qui réduisent leurs moyens à peau de chagrin, ferment leurs bureaux à l’étranger et ont privilégié pendant des années la course après l’actu chaude, souvent accompagnée d'une gestion superficielle des réseaux sociaux, des journalistes indépendants qui se consacrent à des formats longs et au journalisme d’investigation se démarquent en prenant le temps de développer leurs histoires.

Ce que certains journalistes indépendants peuvent se permettre au prix d’une multitude de tâches allant de la production de contenu à la gestion de leur propre marketing et finances, les rédactions peuvent seulement le mettre en place quand il y a collaboration ou partenariat. Ou changement de priorités. Ou fusion... Michael Moore explique que ses documentaires expriment ses opinions, laissant chaque spectateur se faire la sienne. Des journalistes indépendants peuvent prendre le temps sur une histoire, contrairement à beaucoup de rédactions traditionnelles qui peinent à mettre à jour leurs priorités.

Influenceurs sous influence en Asie

Les influenceurs en Asie jouent un rôle crucial dans la formation de l'opinion publique et la diffusion des tendances, d’autant plus dans des États à la marge de la démocratie. Alors que leur popularité continue de croître, une méfiance croissante envers les médias d'État et les tentatives des gouvernements de reprendre le contrôle de la présence des influenceurs en ligne remettent en question un modèle de liberté émergent. En Chine, le journaliste Luo Changping utilise les réseaux sociaux pour critiquer les politiques gouvernementales, souvent au risque de représailles. L’influenceur Chen Qiushi a gagné en notoriété pendant l'épidémie de Covid-19 en partageant des témoignages directs de Wuhan, mettant en évidence les écarts dans les rapports officiels.

Ce double rôle de reportage et d'influence leur permet de façonner le discours public tout en marchant sur une corde raide de régulations gouvernementales. En Inde, des journalistes comme Faye D'Souza utilisent les médias sociaux pour fournir des analyses critiques et des reportages indépendants. En Corée du Sud, des figures comme Joo-Jin Woo, journaliste d'investigation, sont populaires pour leurs enquêtes approfondies sur la corruption et les abus de pouvoir. Au Japon, des journalistes comme Shiori Ito, y abordent des questions de justice sociale et de politiques publiques (notamment autour de l’égalité des sexes), et jouent un rôle essentiel pendant les élections en partageant des informations critiques et des perspectives alternatives, influant les débats publics et les choix électoraux.

Mais très vite, les gouvernements ont mis en place des mesures qui visent à encadrer l'influence des célébrités numériques et à s'assurer que leurs messages restent conformes aux directives officielles. Le phénomène des journalistes influenceurs sur les plateformes de médias sociaux chinois en particulier reflète l'interaction unique entre le journalisme, les médias sociaux et le contrôle de l'État. La direction centrale du Parti a adopté une fonction de surveillance médiatique pour renforcer son contrôle sur une administration défaillante et pour mettre en lumière les aspects du capitalisme bureaucratique devenus si implacables qu’ils compromettaient la survie même du système.

Un nouveau journalisme de surveillance, incarné par des influenceurs y compris étrangers, promet de renforcer l'hégémonie du Parti en lissant les aspérités de la transformation chinoise en cours et en surveillant les frontières politiques, économiques et numériques d'une société de marché autoritaire émergente.

L’incarnation de la communauté

Pour certains, le journalisme en dehors des rédactions est aussi le seul moyen de s’affirmer. Taylor Lorenz, journaliste au Washington Post et spécialiste de la culture numérique, a exploré l'histoire des créateurs de contenu sur Internet et observe que « les premiers influenceurs étaient des femmes parce que les médias ne s'intéressaient pas à leurs centres d'intérêt ». Les influenceurs utilisent les plateformes sociales pour aborder des sujets souvent sous-représentés dans les médias traditionnels, offrant ainsi une diversité de perspectives et enrichissant le débat public, en prenant en charge une partie du travail d’un service public.

Même si des efforts sont en cours dans la plupart des médias, construire et renforcer son audience demain passera forcément par l'intégration des minorités dans la production de contenu pour établir un lien authentique avec des publics plus jeunes, et pour contrer une époque fragmentée, où les masses sont difficiles à atteindre. The Vice Guide to Culture 2023 avait déjà souligné que les jeunes générations « se tournent vers leurs pairs et leurs communautés de confiance avant de choisir de faire confiance à des experts extérieurs. En outre, ils boycottent collectivement les organisations en lesquelles ils ne croient pas ». 

Dylan Page (10M), jeune créateur de contenu d'information du Royaume-Uni, compte plus de followers et de vidéos vues que la BBC (2,6 M) et le New York Times (570K) réunis, même sur des sujets d’actualité comme Gaza. Les reporters de guerre traditionnels n'ayant pas pu se rendre à Gaza, bon nombre des témoignages les plus convaincants ont été racontés par des habitants, y compris par une nouvelle génération présente sur les réseaux sociaux.

 

 

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Plestia Alaqad est une habitante de Gaza dont la documentation sur les difficultés de la vie quotidienne a apporté une touche personnelle absente des médias grand public. Face à ces enjeux, WhatsApp prend de l'importance pour l'information. Avec le lancement de Threads et de Bluesky, le travail des équipes chargées de l'engagement du public est devenu plus exigeant que jamais. Les grands médias cherchent de plus en plus à élargir l'éventail des voix qui couvrent les sujets.

Les attentes des consommateurs en matière de représentation des communautés minoritaires sont de plus en plus sophistiquées, en commençant par la personne, et non l'identifiant tel que le genre, la sexualité ou la race. Les communautés minoritaires réécrivent les règles d'engagement avec les marques, recherchant des récits et des partenariats qui compliquent la représentation au lieu de la simplifier. Veiller à ce que l'information soit accessible à tous n'est pas seulement une question de responsabilité éthique, mais aussi une obligation légale dans l'Union européenne.

Régulation du Far West

Le Conseil européen a approuvé des conclusions pour soutenir les influenceurs en tant que créateurs de contenu en ligne dans l'UE. Il incite les États membres à dialoguer avec les influenceurs et leurs organisations pour clarifier leur rôle et la législation applicable. Par ailleurs, il demande à la Commission d'explorer des moyens de soutien au niveau européen, y compris l'éducation aux médias, la promotion de la responsabilité en ligne, et l'utilisation des fonds et programmes de l'UE.

L’Europe n’est pas la seule région au monde à se pencher sur l’encadrement des influenceurs de plus en plus influents : en Chine, la loi sur la cybersécurité impose des restrictions sévères sur les contenus en ligne, avec des sanctions importantes pour les infractions. En Inde, les législations récentes exigent des plateformes de réseaux sociaux qu'elles surveillent et régulent les contenus publiés par les influenceurs. Au Japon, le code d'éthique pour les influenceurs impose des règles claires sur la divulgation des relations commerciales. Les créateurs doivent également respecter des normes élevées de conduite en ligne en Corée du Sud, où les lois sur la protection des consommateurs exigent une transparence renforcée au sujet des contenus sponsorisés.

@faganchelseaIt has to end!!!♬ original sound - faganchelsea

Et le phénomène est en train de s’auto-réguler un peu : la tendance du « désinfluence » (ou « deinfluencing ») est une réaction (plus ou moins sincère) aux pratiques traditionnelles des influenceurs sur les réseaux sociaux. Au lieu de promouvoir constamment des produits et d'encourager la consommation, les « désinfluenceurs » incitent leur public à être plus sélectif et réfléchi dans leurs achats. Cette tendance critique les recommandations souvent exagérées des influenceurs et se concentre sur la réduction de la surconsommation, ce qui a des avantages pour l'environnement et le bien-être personnel, …et l’écosystème informationnel.

Quand il y a quelques années encore, les réseaux sociaux des débuts faisaient office de nouvelle machine à café où l'on s'échangeait nos expériences (de visionnage des programmes télés en direct) dans une sorte d'Agora, nous vivons aujourd'hui dans un monde fragmenté où il est plus facile que jamais d'ignorer totalement ce que les autres consomment. Il est également plus facile que jamais d'accorder une importance démesurée à des informations ou à des tendances qui peuvent sembler populaires mais qui sont en réalité très confinées. Dans ce nouveau monde, où les algorithmes de recommandation l'emportent sur l'ancien modèle des followers, les seuls géants de la Tech sont les gatekeeper de la connaissance sur la façon dont l'information circule sur leurs plateformes, d'autant plus s'ils détiennent en même temps le Saint Graal de l'IA générative.

Journalistes artificiels et désinformation

Avec l'arrivée de l’IA dans les rédactions, l'avenir du journalisme soulève de nombreuses questions. Julian Assange exhorte les journalistes à adopter une approche scientifique, en s'appuyant sur des sources vérifiables. Dans ce nouveau monde mi-réel mi-artificiel, on assiste à l'apparition de présentateurs-influenceurs malgré eux : Nota Bene et Cyprien ont vu leur image utilisée sans leur consentement par l’IA, tandis que Julien Bugier et Anne-Claire Coudray se sont retrouvés à promouvoir des produits dans des publicités à leur insu. Notre cahier 2023 était consacré à l'IA dans les rédactions, un phénomène accéléré par le lancement de ChatGPT. Nous ne traiterons donc de ce sujet qu'en marge ici. Mais face à une profession qui est constamment remise en question ces dernières années, l’émergence de plumes automatiques ajoute encore quelques interrogations dans une série déjà longue de défis.


Image extraite d'une des deepfakes montrant Anne-Claire Coudray et Maître Gims, Vrai ou Faux

Après la transformation numérique, nous vivons désormais une transformation virtuelle. Les outils basés sur l'IA qui modifient le langage de l'information afin d'améliorer la pertinence et la compréhension pour des publics particuliers seront de plus en plus présents dans le paysage de l'information dans les années à venir. Les chatbots, les applications et les extensions de navigateur répandront de plus en plus leur influence. Les leaders d'opinion clés chinois (KOL), en particulier dans l'industrie du commerce électronique, se tournent déjà vers des clones numériques pour générer du contenu 24 heures sur 24.

Selon le MIT Technology Review, l’entreprise Silicon Intelligence, basée à Nanjing, peut créer un clone IA simple pour seulement 8 000 yuans (environ 1 000 euros), prix qui peut augmenter pour une programmation plus complexe. La société n'a besoin que d'une minute de séquences vidéo d'un être humain pour former un vidéaste virtuel. Dernièrement, les « Pleureurs Virtuels » sont devenus une tendance sur les réseaux sociaux. Dans le monde des influenceurs où chacun cherche à se démarquer, jusqu'où peut-on aller trop loin ?

Anciens avec modernes

Aujourd'hui, plus de jeunes aspirent à devenir influenceurs que journalistes. Il est tellement séduisant de pouvoir échapper à l'incertitude économique en gagnant les cœurs (et les esprits) de l'Internet, même si l'équilibre économique reste fragile. Si les créateurs de contenu sont la nouvelle industrie médias, que deviennent alors les médias traditionnels ? Ne pourrait-on pas tout simplement réunir le meilleur des deux mondes sous le même toit ? 

Cette dynamique pousse les médias à innover et à adapter leurs formats pour rester pertinents. Des collaborations entre médias traditionnels et influenceurs, comme celle de Samuel Etienne sur Twitch avec France Télévisions, de la streameuse Quineapple avec Arte ou encore des créateurs de contenus écologiques qui participent à 2050Now, le nouveau média du groupe les Echos-le Parisien, montrent que l'intégration des techniques des influenceurs peut enrichir l'offre médiatique.


Capture girl_go_green pour 2050Now

La Deutsche Welle Akademie et ses partenaires en Serbie, où les réseaux sociaux regorgent de commentaires haineux non modérés, collaborent avec des influenceurs YouTube pour rendre l'éducation aux médias plus captivante pour les jeunes. Ce projet transforme les idoles des adolescents en éducateurs. Lorsqu'ils parlent de cybersécurité, de discours haineux ou de harcèlement, les YouTubeurs, autorités crédibles, ont plus de poids. Par ailleurs, l'UNESCO facilite des échanges de compétences entre journalistes et influenceurs, affirmant ainsi l'intérêt de valoriser une collaboration entre ces deux sphères plutôt que de les considérer en opposition.

Imaginer la nouvelle cuisine journalistique

Cette nouvelle dynamique avec les audiences marque un tournant pour les médias de service public. Fini le temps où seuls les indicateurs commerciaux comme le nombre d'abonnés ou de visites dictaient leur succès. Aujourd'hui, l'impact se mesure aussi à travers l'interaction et le retour direct des audiences. Les rédactions, traditionnellement orientées vers une transmission d'information descendante, se transforment en de véritables écouteurs du public. Cette approche rappelle celle des journalistes qui, autrefois, allaient à la rencontre de leur public faute de moyens numériques. Une pratique remise au goût du jour par la SVT avec la démarche Fika med SVT, où les journalistes partageaient le goûter avec des citoyens pour mieux saisir et refléter leurs perspectives. Les rédactions deviennent davantage des vases communicants avec leurs audiences, y compris les plus jeunes (évolution vitale pour éviter l’effet « cringe » autour de la question du bon émoji ou des moments embarrassants de « daddy dancing »).

Nos enfants vivent dans un monde numérique différent. L'avenir pourrait bien ressembler à des fragments du présent, où des influenceurs individuels commandent de vastes audiences, et où les réseaux sociaux et les médias textuels passent au second plan au profit de plateformes vidéos dotées d'algorithmes axés sur les recommandations, qui mettent parfois en scène des actualités ultra-violentes.

En attendant, parmi les témoignages que nous avons récoltés auprès d’étudiants en journalisme en France, très peu évoquent les influenceurs. Ils ne choisissent pas en priorité l’option web et réseaux sociaux proposée par les écoles et aspirent toujours à intégrer un média, fait rassurant. Et un certain nombre de personnes (y compris des jeunes) n’ont même pas de présence sur les réseaux sociaux marqués par les influenceurs.

Même si (ou parce que) les jeunes sont les premiers à utiliser les réseaux sociaux pour s’informer, une éducation aux médias et à l’information intégrant les créateurs de contenu est essentielle pour éviter le mélange de genres dans cette nouvelle dynamique influenceurs-journalistes.

Trouver le juste équilibre entre l’attraction des jeunes et le maintien des audiences traditionnelles est essentiel. Au-delà des mots à la mode comme IA, immersion ou gaming, il est important de forger une meilleure relation avec nos publics. « Video didn’t kill the radio », et les influenceurs ne signifient pas la fin du journalisme.

Les créateurs redéfinissent les codes de l'information. Apprenons les uns des autres. Les influenceurs seront un peu plus influencés par les journalistes, et les journalistes deviendront un peu plus influenceurs.*

Accédez au cahier complet Journaliste-Influenceur

Bonne lecture !

*dans le sens de l’impact tant recherché par les médias de service public, pas dans un sens péjoratif de la manipulation, bien sûr.

Couverture du cahier #23 : Anna Wanda Gogusey