Les médias collaborent de plus en plus avec des influenceurs en espérant toucher un public jeune : des pratiques qui agacent parmi les journalistes. Pourtant, à mesure que les réseaux sociaux prennent une place centrale dans la diffusion de l’information, certains journalistes se mettent à suivre les codes des influenceurs, au point que les frontières se brouillent entre l’influence et le journalisme.
Par Salomé Saqué, journaliste et autrice de Sois jeune et tais-toi
Vêtue d’une longue robe de gala dorée, Léna Situations pose sur le tapis rouge des César. Dans la légende de cette photo postée sur son compte Instagram, elle écrit : “J'entends que ma place puisse déranger. Je peux comprendre que je ne suis pas dans la case dans laquelle j'ai commencé ou bien celle dans laquelle certains aimeraient que je reste. Mais je ne me sens jamais autant à MA place que quand à travers le digital je peux réunir des curieux et partager des moments avec des passionnés.”
L’une des influenceuses les plus puissantes du monde répond en ce début d’année 2024 à une polémique montante. Lorsque Canal + a annoncé qu’elle couvrirait la cérémonie en interviewant les stars de cinéma lors de l’événement - un exercice traditionnellement réservé aux journalistes spécialisés dans ce domaine - une bonne partie de la profession a grincé des dents : “Force aux jeunes journalistes férus de cinéma qui auraient kiffé la place de Léna ! (...) pourtant les jeunes journalistes pépites ça manque pas. Dommage qu’ils n’aient pas assez de followers” . Ce tweet visionné près de 2 millions de fois a été posté par la journaliste Camélia Kheiredine et commenté pendant plusieurs semaines. Les influenceurs seraient-ils en train de remplacer les journalistes ? Le débat est ouvert.
Il faut dire qu’ils possèdent un atout de taille que les grands médias s’arrachent : une audience très large, et particulièrement jeune. Ce graal suscite les convoitises du côté des rédactions, qui cherchent désespérément à atteindre la génération Z.
Les jeunes, détournés des médias traditionnels
Or la plupart des jeunes ne s’informent plus via la télévision ou la radio, et encore moins par la presse écrite. Du moins, ce n’est pas leur porte d’entrée vers l’information. D’après le 34ᵉ baromètre Kantar Public, les trois quarts des 18-25 ans s’informent d’abord sur Internet. Près de la moitié d’entre eux s’informent même exclusivement sur les réseaux sociaux. Ils sont donc majoritairement interpellés sur ces plateformes, avant d’être éventuellement reconduits vers les sites des médias traditionnels. Dans ces circonstances, les influenceurs jouent naturellement un rôle crucial, car ce sont eux qui dominent les réseaux sociaux : ils peuvent recommander, ou non, tel ou tel événement, tel ou tel média, relayer une information en particulier et faire basculer le destin d’un article ou d’une vidéo. Le Digital News Report 2023 du Reuters Institute, qui a interrogé près de 100 000 jeunes à travers le monde, révèle que 55 % des utilisateurs de TikTok et de Snapchat et 52 % des utilisateurs d'Instagram (des plateformes essentiellement utilisées par des jeunes) s’informent via des influenceurs. Alors que la télévision est en perte de vitesse avec une audience toujours plus âgée, les médias cherchent naturellement à adapter leur contenu et leur approche pour reconquérir cette audience jeune et dynamique. Dans ce contexte, employer des influenceurs disposant d’une audience clé en main semble être la réponse toute trouvée à cette problématique.
Post Instagram de Léna Mahfouf deux jours après la cérémonie des César 2024
Les influenceurs, aussi compétents que des journalistes ?
Seulement les influenceurs peuvent-ils réellement faire le travail des journalistes ? Le projet présente plusieurs limites. Premièrement, ils ne disposent pas de la formation propre aux journalistes : à savoir recouper ses sources et vérifier les faits par exemple. Ils sont rarement enquêteurs, et à plusieurs reprises, une partie d’entre eux a même diffusé de fausses informations. Cela a été particulièrement frappant pendant la pandémie. Une autre étude du Reuters Institute a prouvé que les influenceurs ont été à l’origine de 20% des publications de fausses informations à cette période. N’est pas influenceur-journaliste qui veut.
Deuxièmement, ils ne se financent pas de la même manière. Là où les journalistes sont financés par des rédactions censées leur garantir une certaine indépendance, le métier des influenceurs consiste à être payé par des marques dont ils font la promotion. C’est cet aspect là de la polémique autour de Léna Situations que la journaliste culture Paloma Clément-Picos déplorait en janvier 2024. Pour elle, le problème avec cette séquence réside dans le fait qu’elle côtoie des journalistes en s’adonnant à un exercice similaire : « Le problème des équipes marketing, c'est de mettre tout le monde dans le même panier, à savoir : les journalistes payés par des rédactions et des influenceurs qui sont souvent payés par les studios pour faire du contenu » explique-t-elle au micro de Mouv.
Alors bonne ou mauvaise initiative, la question divise jusque dans les rangs de la profession. La journaliste pour France Inter Marion Mariani, est elle plus indulgente avec la présence de l’influenceuse : “on ne demande pas à Léna son expertise dans le cinéma, mais d’animer un tapis rouge avec sa personnalité et sa fraîcheur. D’ailleurs le live de Canal +, sur la chaîne, était assuré par les journalistes habituels qui sont des spécialistes cinéma. Il y en a donc pour tout le monde !”
Quand les journalistes deviennent des influenceurs
Si l’on s’attarde beaucoup sur ces supposés “remplacements” de journalistes par des influenceurs, l’indignation est moins importante concernant les journalistes qui deviennent eux-mêmes des influenceurs. À ce titre, Hugo Clément fait figure de cas d’école. Formé dans l’une des meilleures écoles de journalisme du pays, il a commencé un parcours classique dans la profession, via France 2 puis Le petit journal, tout en occupant progressivement une place croissante sur les réseaux sociaux. En quelques années, il est devenu la référence française du journalisme sur internet. Aujourd’hui, ses 2,5 millions d’abonnés tous réseaux sociaux confondus (Instagram, X, et Tik-Tok) en font le journaliste le plus suivi de France. Il possède une force de frappe plus importante à lui tout seul que beaucoup de médias réunis, et son média Vakita lancé en 2022 cartonne : bientôt 1 million d’abonnés cumulés. Pourtant, cette audience exceptionnelle ne se traduit pas nécessairement par un report d’audience des jeunes sur l’audiovisuel traditionnel. Preuve en est, lorsque France 2 lui confie en janvier 2024 les rênes d’une émission grand public, Nos grandes décisions, les abonnés ne suivent pas complètement le mouvement malgré une intense promotion sur les réseaux sociaux. Les audiences n’ont pas dépassé les 592.000 personnes.
Force aux jeunes journalistes férus de cinéma qui auraient kiffé la place de Lena ! Quand ils souhaitent rajeunir leur cible dans ce milieu, ils font appel à des influenceurs pourtant les jeunes journalistes pépites ça manque pas. Dommage qu’ils n’aient pas assez de followers ☺️ https://t.co/XrDYrRbDv3
— Camélia Kheiredine (@cameliakheir) February 24, 2024
Cette visibilité hors norme sur internet auprès d’un public parfois peu friand des contenus médiatiques fait des émules. Le journaliste et présentateur de Questions pour un Champion Samuel Etienne, fier d’une longue carrière dans l’audiovisuel français, s’est mis sur le tard à l’influence, avec un succès remarqué. Il investit la plate-forme de streaming Twitch en 2020, initialement pour faire le pont entre journalisme traditionnel et public jeune adepte des réseaux, avec sa désormais célèbre revue de presse quotidienne. Mais le succès est tel que le journaliste quitte France Info en 2023 pour se consacrer entre autres à cette plateforme. Il est désormais l’un des créateurs les plus suivis de Twitch (près de 800 000 abonnés) où il continue à rendre accessible le travail de ses confrères entre deux parties de jeu vidéo.
Dans leur sillage, de plus en plus de jeunes journalistes s’expriment en leur nom propre sur les réseaux et y créent un contenu unique, à l’instar de Charles Villa, Nesrine Slaoui ou Marine Périn (Marinette) par exemple, tout en collaborant régulièrement avec des grands médias. Le tout dans un contexte où il est de plus en plus attendu des journalistes de cette génération qu’ils amènent avec eux une audience fidélisée : cela fait désormais partie des atouts à mettre en avant sur un CV. Un changement de paradigme qui brouille là encore un peu plus les frontières entre journalistes et influenceurs.
Hugo Décrypte, modèle hybride
Si Hugo Clément est le journaliste issu des médias traditionnels le plus suivi de France, il est devancé, et de loin, par son homonyme Hugo Travers (Hugo Décrypte sur les réseaux sociaux), qui semble incarner le parachèvement de cette hybridation. Il représente littéralement la figure du journaliste influenceur. S’il expliquait récemment se sentir plus “youtubeur” que journaliste (bien que son audience soit désormais plus importante sur TikTok ou Instagram que sur ce pure player) il s’adonne indéniablement à une activité journalistique (décryptage, reportages, vérification des sources…). Il touche plus que n’importe qui les 15-34 ans avec un contenu informationnel et son influence ne cesse de grandir. Le créateur de 27 ans a interviewé lors des dernières campagnes électorales l’intégralité des candidats -qui ne peuvent plus se passer de sa visibilité-, a reçu à deux reprises le président de la République, et interviewé des grands noms du cinéma contemporain tels que Zendaya ou Timothée Chalamet, en passant par le milliardaire Bill Gates ou encore le président ukrainien en pleine guerre avec la Russie. Bref, il est devenu incontournable, et s’assume en influenceur. Il est d’ailleurs ami avec des rois de l’influence tels que Seb La Frite, Léna Situations ou encore Squeezie. Il apparaît régulièrement dans leurs vidéos de vacances, et obtient des entretiens avec eux auxquels aucun autre journaliste ne pourrait prétendre. Cerise sur le gâteau du mélange entre influence et journalisme, il a récemment créé une plateforme de mise en relation entre candidats et recruteurs. Financée par les entreprises qui doivent payer pour bénéficier de sa visibilité, les jeunes peuvent y retrouver des offres d’emplois, CDI, CDD, alternances et autres stages.
Alors que l’on apprécie ou non cette nouvelle approche médiatique et ces nouvelles figures du journalisme-influence, force est de constater qu’ils parlent aux plus jeunes, là où les médias traditionnels échouent en grande partie. Nombreux sont ceux qui, dans les médias, voient en ces influenceurs (de divertissement ou non) un chemin pour délivrer du contenu journalistique aux plus jeunes, à l’image d’Elise Lucet. Cette journaliste de renom donne depuis quelques temps des entretiens à des influenceurs ultra puissants, à l’instar de Léna Situations ou Mac Fly et Carlito. Au vu de son nombre croissant d’abonnés sur les réseaux sociaux, c’est à se demander si la papesse du journalisme d’investigation télévisé ne devient pas elle-même une “journaliste influenceuse”. Ce qui amène à se demander si un influenceur n’est pas surtout quelqu’un qui a de l’influence. Influence qu’il peut acquérir via des contenus commerciaux, divertissants, mais aussi journalistiques.
Au fond, la question n’est pas vraiment de savoir si certains influenceurs peuvent faire un travail de journaliste puisque l’on a vu que oui. L’objectif est plutôt de savoir : comment faire pour que les journalistes (re)trouvent de l’influence ?
Épisode de Janvier 2024 de l’émission de MacFly et Carlito, Table Ovale, intitulée « Le journalisme d’aujourd’hui feat Élise Lucet et HugoDécrypte »