Conférence : « En journalisme, il vaut mieux utiliser les termes lecteur ou auditeur plutôt qu’utilisateur »

Comment parvenir à réinventer la presse ? « Il y a une urgence », estime Mattia Peretti, lauréat du programme Knight du Centre international des journalistes (ICFJ). Dans le cadre d'une conférence intitulée : « Comment réinventer le journalisme », le consultant IA, accompagné de professionnelles des médias, a donné quelques pistes pour redresser la situation. Avec une obsession : améliorer l'expérience utilisateur et penser davantage au lecteur plutôt qu'à son ego. Sous son impulsion s’est formée la communauté « News Alchemists », dont le but est de penser le futur du journalisme : « Le nom de ce groupe est une métaphore, pour illustrer sa capacité à générer des idées et des solutions novatrices, à l'image des alchimistes qui transforment les métaux en or ». Retour sur les principaux enseignements.

Par Aude Nevo du MediaLab de l'Information de France Télévisions.

1Se concentrer sur les produits plutôt que sur les profits

Il est urgent de réinventer le journalisme en mettant l'accent sur la qualité des produits plutôt que sur les profits. L'objectif principal doit être de concevoir des contenus et des expériences qui ajoutent de la valeur à la vie des gens, les aident à naviguer dans un monde complexe et les connectent les uns aux autres. Il est de plus en plus reconnu que la durabilité financière passe par cette capacité à fournir des informations et des expériences qui enrichissent la vie des consommateurs. « La durabilité financière est certes un enjeu important, mais les gens paieront pour des informations, des produits et des expériences qui ajoutent de la valeur à leur vie » explique Mattia Peretti.

Par exemple, The Guardian a réussi à augmenter ses revenus en misant sur des contenus de qualité accessibles à tous. Le média a choisi d'offrir l'intégralité de ses articles en ligne, tout en sollicitant des contributions volontaires de la part des lecteurs. Par ces demandes, le journal donne aux lecteurs l'impression de faire partie de la communauté du journal. Avec des profits de 13,5 millions d'euros et 148 millions de visiteurs uniques mensuels, ce modèle prouve sa rentabilité et semble pérenne pour le moment. De même, des initiatives comme ProPublica aux États-Unis ont démontré que le journalisme d'investigation de haute qualité peut attirer un soutien financier substantiel de la part des lecteurs et des donateurs, sans compromettre l'intégrité éditoriale.

2Faire preuve d’empathie

L'empathie est le nouveau pilier essentiel du journalisme. Cette approche met en évidence l'importance de comprendre les attentes et les préoccupations des publics pour offrir un contenu pertinent et accessible : « Lorsque le contenu se veut accessible à différents publics, la première étape est toujours de comprendre ce qu'ils apprécient, où ils se trouvent bien sûr, mais aussi ce qui les touche » rappelle Aldana Vales, directrice de l'expérience des publics chez Gannett, USA Today Network. Annika Ruoranen, responsable des services numériques chez Yle ajoute également qu'être à l'écoute des intérêts des utilisateurs ne « signifie pas perdre son objectivité journalistique ». Il est donc possible de répondre aux besoins du public tout en respectant une rigueur et une impartialité journalistiques.

Pour réussir à instaurer cette démarche de compréhension, il est essentiel d’adapter le contenu en fonction du public visé et d'inclure une diversité de voix : « L’objectif est de rendre le contenu accessible pour le plus grand nombre » insiste Aldana Vales.  Pour permettre de personnaliser le contenu en fonction du public visé, la technologie est un allié de taille. A commencer par l’intelligence artificielle générative qui permet de changer le format d’un contenu très aisément. Plus le contenu est adapté aux besoins spécifiques de la cible, plus l’expérience utilisateur sera positive : « Un portefeuille numérique plus solide ne se résume pas seulement au contenu, mais à l'expérience construite autour de ce contenu. Le numérique foisonne d'opportunités pour créer expériences personnalisées » souligne Annika Ruoranen. Par exemple, certaines personnes préfèrent le texte, d'autres l'audio. Certains ont besoin d'une version longue, d'autres d'une version courte. La technologie permet d’adapter un format à chaque individu.

Il ne suffit pas seulement de travailler les sujets, les angles et les tons de voix, mais de trouver une synergie entre le fond et la forme. Le Financial Times a lancé en mars 2024 la version bêta de son chatbot « Ask FT », accessible à une centaine d’abonnés payants de la catégorie FT Professional. Ces derniers peuvent poser des questions sur des événements récents ou des sujets plus généraux couverts par le journal. Le service fournit rapidement des informations fiables issues de ses archives et favorise une interaction directe avec les lecteurs.

Un autre exemple d'adaptation de contenu pour améliorer l'expérience utilisateur provient de la journaliste britannique Sophia Smith Galer. Elle a créé un bot, nommé Sophina, capable de transformer rapidement un article de presse en un script optimisé pour devenir viral sur les réseaux sociaux. Au festival international du journalisme de Pérouse, Sophia Smith Galer explique : « À l'avenir, Sophina pourra non seulement écrire des scripts, mais aussi fournir des conseils sur la stratégie vidéo et proposer des moteurs d'engagement plus personnalisés ». Pour l’instant, l’outil est gratuit pour les ONG de fact-checking, tandis que les autres utilisateurs doivent payer un abonnement pour l'utiliser. L'objectif donc ? Permettre aux journalistes de trouver leur place en ligne, là où la concurrence avec les influenceurs fait rage, et personnaliser leurs contenus en fonction de l’audience cible.

3Adopter une perspective holistique

Si le journaliste souhaite comprendre son public, il doit impérativement penser l’expérience utilisateur de manière holistique : publier du contenu signifie comprendre comment les gens « consomment » l'information et de quelle manière le journalisme peut s'intégrer dans cette dynamique. Le travail journalistique ne s’arrête pas à l’écriture d’un article, il comprend également la réflexion sur la manière de mettre en relation le lecteur avec un contenu. Ce travail est ancré dans le réel et il est important de penser à ce que vit un lecteur avant, pendant, et après sa lecture. Alors seulement, il sera possible d’améliorer son expérience de manière concrète. Aldana Vales confirme : « Cette approche permet de créer des produits d'information, des expériences de lecture, et instaurer des habitudes. Ce parcours débute par la capacité à initier les gens à notre journalisme ».

Elle illustre ensuite ce point avec un exemple concret : Une équipe locale du USA Today Network, dédiée aux audiences, a récemment envisagé de distribuer des sous-verres dans les bars, équipés de QR codes permettant d'accéder aux infos locales. La question était de savoir quel contenu serait assez attractif pour que les clients interrompent leurs conversations, scannent le code et lisent les informations. Cela témoigne non seulement de « l’importance de l'expérience utilisateur sur la plateforme, mais également de l'interaction au moment de la consommation du contenu » explique-t-elle.

Cette approche holistique est aussi requise pour l'adoption des technologies émergentes dans les rédactions. Par exemple, lors de la conception d'un algorithme éditorial, il est crucial de considérer l'origine et le contexte des données utilisées : d'où viennent-elles ? Quels éléments pourraient manquer dans l'ensemble de données, étant donné leur histoire et leur contexte ? Comment former et ré-entraîner l'algorithme ? Comment sera-t-il appliqué ? Une réflexion globale permet d'éviter l'introduction de biais dans le travail et garantit la création d'un outil à la fois utile et utilisable.

De manière « similaire à la médecine holistique », qui traite la personne dans sa totalité en tenant compte des aspects mentaux et sociaux plutôt que de se focaliser uniquement sur les symptômes d'une maladie, « les salles de rédaction doivent fonctionner comme des organismes où chaque équipe collabore pour créer une valeur collective supérieure à la somme de leurs contributions individuelles » explique Alyssa Zeisler ancienne chef de la R&D et de produit pour le Wall Street Journal.

4 Apporter une expérience positive

Promouvoir une expérience positive à travers le journalisme devient crucial pour maintenir l'intérêt du public et contrer la fatigue informationnelle. Sannuta Raghu, Productrice Exécutive, IA & Infos chez Scroll India, travaille sur un programme télévisé axé sur des solutions pour le changement climatique. Il cherche à créer des émotions positives même face à des informations souvent difficiles à appréhender. « Ce projet se concentre sur la manière dont il est possible de parvenir à un état où la valeur informative dépasse l'impact émotionnel négatif des infos. Tout se résume à la manière de diffuser les contenus. Réfléchir à des formats non anxiogènes et pertinents mènera à une expérience positive nette » explique-t-elle. Ce projet, nommé EcoIndia et réalisé en partenariat avec Deutsche Welle (DW), le radiodiffuseur international allemand, est une série de vidéos conçues pour inciter les téléspectateurs à bâtir un avenir plus propre et plus vert. Il a été récompensé en 2023 par le prix Ramnath Goenka, attribué aux meilleurs journalistes indiens, pour son reportage sur les agricultrices du Maharashtra. En parallèle, Sannuta Raghu mène actuellement un projet de recherche afin de déterminer les formats les plus appropriés pour livrer les nouvelles à « impact positif net ». Elle devrait arriver aux conclusions de son étude d’ici quelques mois.

Cette initiative vise à raviver l’intérêt des téléspectateurs, souvent fatigués par un flot constant de mauvaises nouvelles, un phénomène mis en lumière par le dernier rapport du Reuters Institute qui révèle que jusqu’à 39 % des personnes évitent parfois ou souvent les informations, une augmentation de 3 points par rapport à 2023. Elle s’inscrit dans une tendance plus large, qui perdure depuis plusieurs années : le journalisme de solution. Un exemple historique est le podcast « People Fixing the World » de la BBC lancé en 2019, où les journalistes interviewent des individus porteurs d'idées pour améliorer le monde. Chaque projet est examiné pour évaluer sa faisabilité, offrant aux auditeurs une immersion concrète dans des initiatives positives et réalisables. Depuis son lancement, près de 400 épisodes ont été diffusés. Aujourd'hui encore, les médias qui orientent leur ligne éditoriale vers les informations à impact positif demeurent relativement minoritaires.

5Utiliser le lexique approprié

Le journalisme est une industrie des mots, donc le choix des termes est primordial. Il est essentiel de faire attention au lexique utilisé afin de ne pas induire de confusion. Annika Ruoranen souligne l'importance de cette précision lexicale : « Tout le monde dans l'équipe doit comprendre que lorsqu'on parle d'audience ou d'utilisateur, cela signifie quelque chose de précis. Nous essayons de parler de choses similaires, mais cela ne veut pas toujours dire la même chose. »

Aldana Vales renforce cet aspect en affirmant que dans d'autres secteurs, il est possible d’utiliser le terme 'utilisateur', mais pour la presse, il est important de parler de 'lecteur' ou 'd’auditeur' : « J’utilise seulement le terme 'utilisateur' quand je parle de plateforme de communication. Utiliser le bon terme pour la bonne occasion devrait être une règle pour tout le monde ». On notera tout de même qu’Aldana Vales a parlé plusieurs fois de « consommateurs », mot plutôt lié à l’industrie du marketing que des médias au cours de la conférence. Un signe du difficile équilibre entre choix éditorial et nécessité économique...