Juan Pablo Meneses « Le téléphone est la nouvelle salle de presse de l’influenceur »

Avec un récit très personnel, le journaliste-écrivain chilien Juan Pablo Meneses ne se considère pas si éloigné des influenceurs : « Dans ma trilogie Cash, je cherche à créer une forme hybride entre information et divertissement. » L’auteur écrit en effet de la « fiction non-narrative », une forme d’enquête journalistique, qui emprunte les codes du roman. 

Propos recueillis par Aude Nevo du MediaLab de l’Information de France Télévisions

Juan Pablo Menese se met en scène dans des contrées lointaines, et tel un Socrate des temps modernes, fait accoucher les âmes des personnes qu’il rencontre sur son passage. Après avoir acheté un animal dans La Vie d’une vache, et un être humain dans Le Prodige, il s’offre un dieu dans Un dieu à soi. Au-delà d’une critique du consumérisme, il s’agit surtout d’une réflexion sur le journalisme. Interview.

Méta-Media : Comment est née l’idée de la trilogie du journalisme Cash ? De quoi s’agit-il ? 

Juan Pablo Meneses : J’ai employé le mot cash au sens littéral du terme. Dans le livre, je tente de voir ce qui peut être acheté ou non en cash, en argent liquide. Il s’agit d’un prétexte pour voir à quel point la société est consumériste. Dans mon premier ouvrage, j’ai décidé d’acheter une vache en Argentine pour 70 dollars. Mon but ? Dévoiler les coulisses de l’industrie agroalimentaire. Cette acquisition s’est révélée très aisée. Dans le second livre, j’ai fait l’acquisition d’un enfant footballeur au Brésil. Ce fut plus complexe, mais pas insurmontable. Cette manière d’enquêter m’a amené à me demander : « Qu’est-il impossible d’acheter ? », « Un dieu » ai-je pensé. J’espérais avoir un dénouement heureux, trouver un domaine qui échappe au mercantilisme. Cependant, en Inde, j’ai reçu une offre pour acheter un dieu en espèces. Un dieu à soi n’est pas une satire religieuse. Ce récit ne se moque ni des croyants, ni de la religion. Il se moque du consumérisme qui nous pousse à tout acheter, même un dieu.

MM : Vous plaidez dans ce roman pour que les journalistes mettent un terme à leur méfiance excessive. Pourquoi est-il important de croire ? 

JPM : En tant que journalistes, nous sommes constamment suspicieux. Je souhaite laisser derrière moi cette philosophie journalistique selon laquelle il ne faut croire en rien et se méfier de tout. Lorsqu’on m’a proposé l’achat d’un dieu, j’aurais pu soupçonner une arnaque, mais j’ai choisi de prendre mes distances avec mon rôle de journaliste et d’épouser l’histoire qu’on me proposait, de croire en ce dieu. Pour beaucoup, la divinité relève de la fiction, mais dans mon livre, tout est authentique : l’achat en Inde, la fondation de mon église à l’Université de Stanford, et le lancement de ma religion à New-York. Cela peut sembler similaire à la foi d’un pasteur évangélique, mais il est crucial d’adopter une attitude de croyance envers les récits qui nous sont présentés, car nous finissons par les vivre. Si je n’avais pas cru en l’histoire de ce dieu, je n’aurais jamais visité New-York, Stanford ou le Salon du Livre de Paris. De la même manière, personne ne croyait en l’élection de Javier Milei en Argentine, ni à celle de Donald Trump aux États-Unis. Ils ont finalement été élus et j’ai choisi de croire les discours qui nous étaient servis. Cette quête d’un dieu, c’est aussi la quête de la possibilité de croire, que l’on commence à se croire les uns les autres.

MM : Vous vous dévoilez beaucoup en parlant de vos expériences personnelles, et ce qui vous a poussé à entreprendre ce long périple comme un « échappatoire ». Où est la frontière entre l’homme, le journaliste, et l’écrivain ? Peut-on encore parler de journalisme à ce degré d’intimité ? 

JPM : Dans le journalisme narratif non fictif, l’auteur, le protagoniste et le narrateur ne sont souvent qu’une seule et même personne. L’intimité est un élément essentiel du récit journalistique qui ne pourra jamais être imité par ChatGPT. Un journalisme dépourvu d’intimité risque d’apparaître comme dépassé. Ce qui me captive, ce sont les récits qui vont au-delà de l’information pour émouvoir. Pour cela, il ne suffit pas de fournir des données.

MM : Croyez-vous que votre projet va ouvrir le pas à une nouvelle manière de concevoir le journalisme ?

JPM : Le paysage journalistique est en pleine mutation. Les journalistes ne se concentrent plus uniquement sur la recherche d’informations. Ils se tournent vers la production de contenu, ce qui représente un changement radical. Cette transformation marque un écart significatif entre la production d’informations et la création de contenu, qui tend à se rapprocher du divertissement. Cette évolution est largement influencée par les réseaux sociaux, et leur manière d’être exploités par les community managers. Aujourd’hui, les écoles de journalisme forment davantage des créateurs de contenu que des professionnels de l’information. Dans ma trilogie Cash, je cherche à fusionner ces deux approches, à créer une forme hybride entre information et divertissement.

MM : Dans votre livre vous écrivez : « Comme je me sentais naïf quand je parlais du journalisme et du monde des médias avant de patauger dans la mare. » Pourquoi étiez-vous naïf ? Pensez-vous que face à la précarité du journalisme, les jeunes journalistes devraient se mettre à leur compte ?

JPM : J’étais naïf car je parlais sans savoir. Beaucoup écrivent sur le journalisme sans expérience en rédaction. À l’intérieur, la machine est très différente, beaucoup plus complexe et moins romantique. Aujourd’hui, les jeunes journalistes en Amérique latine qui souhaitent produire un travail de qualité sont souvent contraints d’occuper des emplois sans lien avec leur activité en parallèle, comme chauffeur Uber par exemple. Ils sont contraints de raconter les histoires qui leur tiennent à cœur sur leur temps libre. Il est peu probable qu’ils aient l’occasion de réaliser un journalisme de cette qualité au sein d’une rédaction traditionnelle.

MM : Vous avez créé la « religion itinérante », où « chaque fidèle sera freelance spirituel libre d’avoir d’autres cultes ». Ce livre est-il une ode à la liberté que procure le journalisme freelance ? 

JPM : Ce n’est pas nécessairement un éloge du journalisme indépendant. Le travail freelance engendre non seulement une grande précarité matérielle, mais aussi spirituelle. Pour le journaliste indépendant, la vente prime sur les faits et les données. Le freelance n’a pas un patron, mais plusieurs. Il est libre de son planning, mais esclave du temps. Cette incertitude constante mène à un vide spirituel, comme si l’on était une simple pièce de rechange, et non une personne. La religion itinérante vise à pallier ce manque.

MM : Vous écrivez également être un « auteur propriétaire » face à un « lecteur client » et qu’il s’agit du moyen de réduire la distance avec le lecteur dans un monde où tout s’achète. Nous sommes liés par la consommation. Que pensez-vous de tous ces nouveaux influenceurs qui portent la religion consumériste à son paroxysme ?

JPM : Dans mon travail, je me focalise sur la présentation d’une situation plutôt que sur l’expression de mon opinion personnelle, ce que je considère comme inapproprié. Je dirais simplement que le journalisme évolue vers moins d’information, davantage de divertissement et plus d’influence. Il est fort probable que, à l’avenir, les grands influenceurs atteignent le même niveau de notoriété que les grands politiciens ou les célébrités à l’échelle mondiale. Les influenceurs ne sont pas de nouveaux journalistes, mais ils incarnent de nouveaux acteurs médiatiques. Dans les années à venir, les principaux médias ne seront plus incarnés par des grands titres comme Le Monde, mais plutôt par des individus lambda. Pour moi, l’influence ressemble beaucoup au journalisme freelance, qui a marqué le début de ma carrière. En tant que journaliste voyage, j’écrivais des articles pour des pages touristiques. Ce travail était similaire à celui des influenceurs : des récits à la première personne centrés sur l’expérience. La grande différence, c’est que je le faisais pour un journal, le réseau social papier. Je rédigeais des articles dans différents pays, depuis des cybercafés. Aujourd’hui, cette pratique a disparu; le téléphone est désormais la nouvelle salle de presse de l’influenceur.

Un dieu à soi aux éditions Marchialy.

 

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