Des rescapés des grands groupes aux jeunes loups de la start-up nation, une nouvelle vague de médias bouleverse le paysage journalistique. En quête d'impact, ces entrepreneurs de l'info expérimentent de nouveaux modèles économiques et éditoriaux pour s'adapter aux exigences d'une audience en mutation. Mais à quel prix pour l'intégrité éditoriale ? Le futur du journalisme se jouera-t-il avant tout sur les réseaux sociaux ?
Par Alexandra Klinnik du MediaLab de l’Information de France Télévisions
Créateurs de contenu, entrepreneurs, influenceurs, journalistes de formation, rescapés de la bollorisation : les acteurs qui souhaitent lancer leur propre média ne manquent pas ! Chacun a sa définition bien particulière de ce que doit être l’info. Pour les uns, un puissant outil marketing. Pour d’autres, un bien public essentiel. Face à un modèle économique du journalisme traditionnel à bout de souffle, ils expérimentent avec avidité de nouvelles stratégies en ligne, pour s’adapter à une cible jeune qui s’informe prioritairement sur les réseaux. Contrairement aux mastodontes historiques, ces nouveaux entrants bénéficient de structures agiles, leur permettant d’explorer de nouveaux formats et de s’adapter rapidement aux tendances changeantes de leur audience. Comment ces médias parviennent-ils à se financer ? Quels modèles économiques émergent pour répondre aux besoins de l’ère numérique ? Et quels sont les compromis à l’œuvre entre rentabilité commerciale et intégrité éditoriale ?
Les start-uppeurs de l’info
Ce sont les plus visibles sur les réseaux sociaux. Ils ont fait des études de commerce, ont suivi un cursus marketing, communication numérique et média, et aspirent à devenir les Xavier Niel de demain. Imprégnés de la culture « start-up », ils se lancent dans le monde de l’information avec l’ambition de bâtir des empires médiatiques. Pour eux, l’information est un produit, au service d’un business à faire prospérer. C’est ainsi la philosophie totalement assumée du Crayon, un média en ligne créé il y a quatre ans, qui selon France Culture, « taille dans le buzz » et compte près de sept cent mille abonnés sur les réseaux sociaux.
Fondé par quatre jeunes entrepreneurs et créateurs de contenus – Wallerand Moullé-Berteaux, Sixtine Moullé-Berteaux, Antonin Marin (qui lui a fait des études de mathématiques), et Jules Stimpfling (diplômé du master in International Security à l'École des affaires internationales (PSIA)) – ce pure-player vise à donner la parole à tous, au nom de la liberté d’expression. Des personnalités de tous horizons, y compris de l’extrême-droite, y ont été invitées : l’influenceuse et ancienne porte-parole de Génération Identitaire Thaïs d’Escufon, Florian Philippot, et même Éric Zemmour. Quelques jours avant l’élection européenne du 9 juin, Emmanuel Macron a lui aussi pris la parole sur ce média « de débat d’idées et d’opinions », dont l’audience est majoritairement composée de 18-34 ans. L’assurance de toucher une cible jeune, avant ses passages plus traditionnels sur les plateaux de TF1 et France 2. Le Président a compris la force de frappe de ces nouveaux types de médias.
La particularité du média ? Pas de journalistes ! « On traite et analyse des faits, puis on reçoit des personnalités selon les faits. On fait du journalisme mais on n’est pas des journalistes », justifie au micro de Mediarama, Antonin Marin, co-fondateur et directeur « des rédactions » du Crayon, redéfinissant ainsi le concept même du journalisme ! « Un média, tel que défini par Naval Ravikant (une figure emblématique de la Silicon Valley) est une audience ou une communauté qui se retrouve dans une proposition de contenu », précise sur LinkedIn Wallerand Moullé-Berteaux. Le Crayon est considéré comme le « vaisseau amiral » du groupe, aux activités commerciales diversifiées : ad breaks, sponsoring, brand content... Leur agence de RP, le Surligneur, représente 40 % de leur chiffre d’affaires. Ils ont également levé un million d’euros auprès de plusieurs investisseurs et business angels dont Xavier Niel et Pierre-Edouard Stérin, fondateur de Smartbox, et libertarien conservateur. « Nous cherchons à créer une entreprise rentable, d’où nos piliers d’agence. Si on annualise les trois derniers mois, on atteint deux millions de chiffre d’affaires. Nous sommes rentables depuis le début, une obsession qui découle de ma culture du ‘make money’ », affirme Wallerand Moullé-Berteaux, pour qui il s'agit de la troisième entreprise.
Dans les cinq ans, l’entreprise vise à être un « mass media incontournable » en adoptant la philosophie du « media led company » un concept que vulgarise le fondateur du Crayon sur LinkedIn : « La media-led-company est une entreprise qui dirige son développement avec le média comme première brique d’activité pour l’amener vers des business propriétaires à destination de l’audience. » Il cite ainsi l’exemple de Welcome to the Jungle, « qui a révolutionné le monde du recrutement grâce à la puissance de son média ». En d’autres termes, le média sert de vitrine pour faire fructifier d’autres business. « Les prochains leaders du marché ne seront pas ceux qui ont les meilleurs produits, mais ceux qui possèdent un excellent positionnement et un média puissant », expliquait-il dans le podcast Jeunes Branches.
Ces nouveaux entrants remplacent le mot « information » par « contenu », redéfinissant ainsi les fondements même du journalisme traditionnel. Pour une internaute LinkedIn, il s’agit dans d’autres termes « d’une agence de com’ avec la crédibilité d’une agence de com ». Cette remarque souligne la dilution de la frontière entre communication commerciale, influence et information journalistique, rendant les motivations des créateurs de contenu ambiguës. Selon ces jeunes entrepreneurs, la prochaine ère du marketing sera celle des médias. Cette vision pose un défi majeur : comment maintenir une information de qualité, équilibrée et vérifiable, dans un modèle où le contenu est principalement guidé, non pas par une ligne éditoriale et une déontologie professionnelle, mais par des objectifs commerciaux ? Il est crucial de réfléchir aux conséquences de cette transformation sur la démocratie, car l’information, lorsqu’elle est traitée comme un simple outil marketing, risque de perdre sa valeur en tant que bien public essentiel.
Le brand content, une source de revenus pour les nouveaux médias
Le Crayon n'est qu'un exemple parmi d'autres de nouveaux médias souhaitant établir un groupe médiatique grâce à des partenariats commerciaux. Les créateurs de contenu exploitent les plateformes pour diffuser leurs productions, attirant de vastes audiences et générant des revenus grâce à la publicité et aux collaborations avec des marques. HugoDécrypte, avec ses millions de vues sur YouTube et autres réseaux sociaux, illustre parfaitement cette nouvelle forme de média, inspirée par les géants de l’info-divertissement comme Brut et Konbini. Les réseaux sociaux d’HugoDécrypte cumulent désormais plus de 14 millions de followers, surpassant ainsi Le Monde.
Sur la page Instagram d’HugoDécrypte, qui compte 3,6 millions d’abonnés, les publications réalisées pour des marques coexistent, en sandwich, avec des contenus informatifs. Le 12 décembre 2023, Hugo Travers a ainsi fait la promotion de la marque Cartier sur le compte Hugodecrypte.pop (823 000 abonnés), avec une indication de collaboration commerciale. C’est ce qu’on appelle le brand content. Cette proximité peut brouiller la distinction entre information et communication. Pour un jeune public, il peut être difficile de reconnaître un partenariat rémunéré. C'est pourquoi le Clemi a mis à disposition des ressources sur son site pour aider à comprendre ce modèle économique, (également utilisé par les médias traditionnels).
Capture d’écran du compte Instagram Hugodecrypte.pop – Collaboration commerciale Cartier
Des journalistes « traditionnels » accompagnés par des entrepreneurs
À côté de créateurs de contenus, de nombreux journalistes quittent les grands groupes pour lancer leurs propres projets, motivés par le désir de retrouver une certaine liberté éditoriale et de s’engager dans des initiatives plus en phase avec leurs valeurs. Comme le remarque Julie Joly, directrice du Nouvel Obs : « Le lien d’antan entre les journalistes et les rédactions n’existe plus : ils ne sont plus liés à une rédaction du début à la fin de la carrière. » La désillusion peut parfois être un moteur puissant.
Grégory Raymond, ancien de Capital Magazine, Brief.me et Huffington Post, raconte en souriant : « J’ai financé Big Whale avec mon chèque de départ de Prisma, après son rachat par Vivendi. » Avec Raphaël Bloch (ancien de L'Express, Les Échos et Reuters), ils co-fondent le premier média européen dédié à la token économie. Pour compléter leur équipe, ils choisissent, non pas un journaliste mais Dimitri Granger, ancien de Publicis et « crypto believer ». « Il a dix ans de plus que nous et l’expérience de la gestion d’entreprise et de la comptabilité », soit un solide allié pour affronter les nuits blanches et les affres de l’entreprenariat.
Raphaël Bloch est d’ailleurs convaincu que le journalisme et l'entrepreneuriat sont étroitement liés. Selon lui, un bon journaliste est un entrepreneur dans l'âme, même s'il ne s'en rend pas compte. Il explique sur Médianes : « Au risque de choquer, je pense fondamentalement qu'un bon journaliste est un entrepreneur. Quels que soient nos supports, que ce soit radio, télé, écrit, on gère notre sujet, on va chercher nos sources à droite, à gauche, on rend compte de notre travail au quotidien, on est finalement des entrepreneurs qui s'ignorent. » Pour « l’infopreneur », l'entrepreneuriat est non seulement nécessaire pour la survie et le succès des médias modernes, mais aussi une extension naturelle du rôle du journaliste.
Cette vision guide la stratégie et le développement de Big Whale. À trois, ils développent un modèle économique diversifié avec une approche test and learn : abonnements groupés pour des entreprises offrant des fonctionnalités premium, participation payante à des événements où sont présentés des rapports de marché, analyses de projets… Dernièrement, ils réfléchissent à un modèle économique d’un nouveau genre, « sans sacrifice financier, avec un partage de revenus entre la plateforme de publication et la communauté qui l’utilise, avec des incitations économiques pour contribuer ou enrichir les contenus ». Un peu à la manière de Wikipédia où chacun est invité à enrichir une page ? « On peut effectivement y voir un modèle proche, sauf qu’il y aura un protocole blockchain sous l’interface et des incentives financières à participer pour créer du contenu ou de l’améliorer. » À plus long terme, l’ambiance est de « décentraliser la gouvernance de ce système lorsqu’il sera éprouvé ». La communauté joue un rôle central chez Big Whale. Sur leur plateforme Discord, 1 500 abonnés actifs incarnent les « têtes chercheuses » du média, enrichissant, précisant, rebondissant sans cesse sur des informations de l’écosystème. Cette approche participative contraste avec les médias traditionnels, où l'information est émise de manière verticale. « Un média veut dire beaucoup de choses et en même temps presque plus rien. On est tous capables aujourd’hui de produire de l’info », résume Raphaël Bloch.
Ils ne sont pas les seuls journalistes de formation à s’être lancés dans les nouveaux médias financiers. Léa Lejeune, après avoir couvert les rebondissements des entrepreneurs de la Tech pour Challenges pendant de nombreuses années, a créé Plan Cash, une newsletter féministe et gratuite qui parle d’argent… Qui s’est doublée avec le temps d’une plateforme d’éducation féministe « qui parle d’argent aux femmes sans tabou », dont elle fait la promotion sur la page Instagram du média (80 000 abonnés). Dans cette aventure entrepreneuriale, la journaliste est accompagnée de Morgane Dion, plus de 12 ans d’expérience corporate dans les licornes françaises. Le modèle économique repose, entre autres, sur des formations assurées par des « experts certifiés » à « une époque où les influenceurs donnent des mauvais conseils financiers sans avoir le background et sans respecter les règles de l’AMF (Autorité des marchés financiers) » : « Les médias ont du mal à s’en sortir avec un modèle économique dans lequel ils sont dans la délivrance d’infos parce qu’il y a trop de concurrence. L’idée, c’était de gagner de l’argent sur la partie servicielle du média. Aujourd’hui, les gens sont de moins en moins prêts à payer pour de l’information mais ils sont de plus en plus prêts à payer pour des formations », assure-t-elle. Pour l'instant, l'entreprise ne bénéficie pas du statut d'entreprise de presse, car il est nécessaire que plus de 50 % de ses revenus soient issus de la production d'informations pour obtenir cette classification.
Ces nouveaux médias qui ne veulent pas travailler avec les marques
Aujourd’hui, la collaboration avec les marques n’est pas la principale source des revenus des start-ups de l’info. Selon une nouvelle étude publiée par le Centre de recherche sur les médias et le journalisme et la fondation Maharat, elles sont seulement 18 % à indiquer générer des revenus grâce à la pub. En perspective, les abonnements et autres méthodes de financement participatif sont utilisés par 30 % des acteurs. Les médias indépendants se distinguent par leur volonté de préserver une indépendance éditoriale, loin des pressions économiques exercées par les annonceurs ou les grands groupes. Cette indépendance est souvent perçue comme essentielle pour garantir la qualité et l’intégrité de l’information.
Pour assurer leur viabilité économique, les médias indépendants adoptent des stratégies de financement variés. Le financement participatif par exemple est devenu une méthode courante pour lancer de nouveaux projets. La Déferlante, un média féministe sans pub, a réussi à fédérer sa communauté dès ses débuts grâce à une campagne de financement participatif, atteignant 10 000 abonnés et embauchant neuf employés. Elle a permis à son lectorat d’entrer au capital à partir de 100 euros, une initiative qui a séduit 750 personnes. Dernièrement, c’est le média Fracas, lancé par Philippe Vion-Dury, ex-rédacteur en chef de Socialter, qui a réalisé « le plus gros lancement de média indé écolo » : « Dans la catégorie média papier, on se place dans le top 10 des lancements de médias en financement participatif, derrière des médias comme Epsiloon, La Déferlante, SoGood, Zadig ou Ebdo » a écrit Philippe Vion-Dury le 16 mai sur LinkedIn. Le média a ainsi réussi à rassembler pour son lancement 160 000 euros, 1 500 abonnés à la revue papier, et une communauté de 16 000 membres sur Instagram. LinkedIn a notamment joué un rôle dans le succès de la campagne. Le réseau est selon lui « très indiqué pour bâtir son lectorat et sa campagne : les CSP+ y sont largement représentés, et on ne construit que très difficilement l’équilibre d’un média sans attirer à soi un lectorat capable de soutenir par la dépense ».
Des modèles hybrides, combinant abonnements et dons, permettent également de maintenir une indépendance vis-à-vis des annonceurs. Blast, un média indépendant lancé grâce à une campagne de crowdfunding qui a récolté près d’un million d’euros (contre les 100 000 demandés), en est un exemple notable. Un succès que l’on peut attribuer aussi à la notoriété du fondateur, Denis Robert.
Malgré leur dynamisme, les médias indépendants font face à des défis importants, notamment en termes de pérennité financière et de capacité à maintenir une indépendance éditoriale dans un environnement économique difficile. Pour lancer un média dans de bonnes conditions, il faut par exemple bien compter sur 30 000 euros, selon Philippe Vion-Dury. De plus, la reconnaissance en tant qu’entreprise de presse, nécessaire pour obtenir certaines subventions et avantages fiscaux, peut être difficile à obtenir pour des structures innovantes. Et quand bien même ils toucheraient les aides à la presse, ils n’accèderaient en fait qu’à une part infime du gâteau, comme le souligne le fondateur de Mediapart Edwy Plenel : « les principaux bénéficiaires sont les médias possédés par des milliardaires, notamment le richissime Bernard Arnault », qui a ainsi touché pour ses journaux plus de 14 millions d’euros d’argent public en 2022.
Les nouveaux médias ne sont pas une solution miracle. Ils doivent encore faire face à des obstacles importants, notamment la réticence des utilisateurs à payer pour des informations et la difficulté à obtenir des subventions et des avantages fiscaux réservés aux entreprises de presse traditionnelles. La reconnaissance croissante de la nécessité de soutenir les médias d'intérêt public par les aides publiques, les organismes de réglementation, et les donateurs est un pas dans la bonne direction, mais elle doit s’intensifier pour créer un environnement où ces médias pourraient véritablement prospérer.
En outre, certaines start-ups de l’info traitent le journalisme comme une industrie ordinaire, en mettant l’accent sur le marketing et l’audience. Pas besoin de journalistes, mais de producteurs de contenus couteaux suisses… Peut-on se prétendre média sans son socle fondamental ? Si cette approche apporte de la flexibilité, elle soulève des défis majeurs en termes de crédibilité et d'intégrité. Par ailleurs, les nouvelles plateformes de Web3, encore en phase émergente, promettent de transformer radicalement les usages médiatiques. Bien que leurs impacts concrets se fassent encore attendre, elles offrent des perspectives inédites pour les journalistes et les « consommateurs » d'information, notamment par des modèles décentralisés et participatifs. En fin de compte, l'avenir des nouveaux médias dépendra de leur capacité à innover sans sacrifier l'intégrité de l'information et à s'adapter aux technologies de demain.