Le New York Magazine a demandé à 57 magnats de la presse de partager leurs réflexions sur l'avenir des médias, alors que les modèles économiques se fissurent et que la méfiance du public bat des records. Que disent-ils en scrutant leur boule de cristal ?
Par Alexandra Klinnik du MediaLab de l’Information de France Télévisions
« Nous avons demandé aux personnes qui continuent de vous licencier si les médias peuvent survivre », rit jaune le journaliste Matt Brown. Dans un dossier fleuve, le New York Magazine – appartenant au groupe Vox Media – a donné la parole à 57 grands noms du journalisme américain pour prendre le pouls d'une presse épuisée. « En train de s'effondrer comme toujours, si l’on en croit ce qu'on me dit », ironise Ben Smith, co-fondateur de Semafor. (A part le New York Times, « l’Amazon des médias traditionnels », qui emploie plus de 7% des journalistes de presse écrite du pays !) Ici, les voix recueillies ne se limitent pas à celles de la presse mainstream. Neal Mohan, directeur de YouTube, où « les jeunes de la Génération Z s'informent de plus en plus », et Lauren Kern, directrice d'Apple News, « le plus grand kiosque à journaux au monde », se prêtent également à l’exercice. Un consensus se dégage : le pouvoir des médias existe toujours, mais il est de plus en plus menacé par l’effondrement rapide de l’accord commun sur les faits.
Revue de quelques points clés de l'examen de conscience.
« Les jeunes sont trop mous »
- Certains clichés collent fort à la jeunesse. Les journalistes débutants « ne sont pas aussi talentueux que les gens d’il y a 10, 15 ou 20 ans», affirme un vétéran de la presse, courageusement anonyme. Avec la pandémie et l’essor du télétravail, les jeunes employés n’ont pas pu bénéficier d’un mentorat. « Ils sont probablement moins qualifiés parce qu’ils ont reçu moins de formation et leur attitude est moins servile qu’avant », remarque un rédacteur en chef. « Ils veulent tout, tout de suite. Ils veulent que tout aille vite. Ils sont ultra-ambitieux, mais pas dans le bon sens. Ceux qui réussissent sont généralement ceux qui font du bon travail, se dépassent et partent du principe que les bonnes personnes vont s’en rendre compte (…) Ce qu’on ne veut surtout pas, c’est quelqu’un qui est là depuis neuf mois et qui demande déjà quel est son plan de carrière sur sept ans », renchérit un autre ponte.
- Cette partie a suscité de nombreuses réactions en ligne. Dans sa newsletter entièrement dédiée à cette critique, la journaliste Ann Helen Petersen parle de « la connerie générationnelle à propos de l’éthique du travail ». Sopan Deb, qui écrit pour le New York Times, pointe le fait que si les jeunes journalistes ne bénéficient pas de mentorat autant qu’auparavant (« un argument spécieux qui suppose qu’il y avait beaucoup de mentorat avant la pandémie »), « la responsabilité en incombe entièrement aux institutions médiatiques qui les abandonnent, et non aux jeunes journalistes qui ne seraient pas aussi bons ». « Le travail que les journalistes en école réalisent aujourd'hui est impressionnant. Il est bien plus vaste et approfondi que ce que nous faisions à l'université. Les étudiants d'aujourd'hui doivent filmer, écrire, monter, réaliser des podcasts, etc., parfois tout en même temps. Ce n’était pas ce que faisaient les diplômés en journalisme il y a des décennies », défend-il.
- Les jeunes journalistes vivent en effet aujourd’hui une période inédite en termes de fragilité de modèle économique, de remise en question des méthodes de travail. Selon les travaux du sociologue des médias Jean-Marie Charon, l’institution fait peser sur eux une bonne partie de la charge de la transformation nécessaire : « Il faut savoir travailler sur beaucoup de supports, et avec des outils nouveaux que les anciens ne savent parfois pas utiliser ». Ils évoluent aujourd’hui par ailleurs dans un contexte économique que leurs aînés n’ont pas eu à connaître. Depuis cette année, les États-Unis ont perdu plus d'un tiers de leurs journaux (3 300) par rapport à 2005 — une statistique projetée par l'école de journalisme Medill de l'Université Northwestern l'année dernière. Le nombre d'emplois dans la presse a chuté de 73 % durant cette période, « l'un des déclins les plus importants dans tout secteur d'emploi au cours des deux dernières décennies », rappelle Axios.
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— Sopan Deb (@SopanDeb) October 23, 2024
- Et qu’en pensent les principaux concernés ? Dans sa newsletter pour le New York Mag, appelé Dinner Party, Choire Sicha a interrrogé plusieurs membres de la génération Z sur leur avis à ce sujet. « Je pense que ce que certains de ces cadres appellent « super ambitieux » et « moins servile » est peut-être la manifestation d’une peur profondément enracinée (et pour eux complètement étrangère) de ne jamais gagner assez d’argent pour prendre sa retraite. Sur le point B, faire simplement du « bon travail » ne suffit plus pour se démarquer. Il faut être bruyant, impressionnant, ou parfois super-énervant », fait remarquer Paula Aceves, journaliste.
Apple News, un service qui « donne un coup de pouce énorme » aux articles
- « Alors que les clics se font rares pour les sites d'actualités, l'application Apple News pourrait-elle être une bouée de sauvetage ?», s’interrogeait Semafor en mai 2024. En invitant notamment Lauren Kern à participer, directrice d’Apple News, et ex-directrice exécutive de New York Magazine, il a donc été question du pouvoir du kiosque de presse sur iPhone. Apple News+ facture 12,99$ par mois pour un abonnement regroupé aux articles de magazines et journaux premium, proposant des actualités en continu de sites et magazines américains majeurs, comme The New Yorker, The Atlantic, The Washington Post, la BBC, le LA Times, et des centaines d’autres.
- Le fonctionnement ? Des journalistes « humains » sélectionnent des nouvelles provenant de diverses sources pour les utilisateurs, dont certains paient pour accéder à du journalisme que les éditeurs offrent uniquement à leurs abonnés. « Cela revient à une compétence très ancienne de curation humaine pour décider de que vous allez mettre en avant », résume Janice Min de The Ankler. « Apple News donne un coup de pouce énorme à nos articles. Nous atteignons un public vaste que nous ne pourrions pas toucher par nous-mêmes », constate Betsy Reed, éditrice au Guardian US. « Si vous êtes un petit éditeur, Apple News est une bénédiction. C’est du trafic gratuit », renchérit Sewell Chan, éditeur exécutif au Columbia Journalism Review.
- Les éditeurs derrière le mur payant d’Apple News+ sont rémunérés selon un système similaire à celui de Spotify. Tous les frais mensuels sont mis en commun, et une partion est allouée aux éditeurs en fonction du nombre de minutes que les gens passent sur leurs articles. Le taux mensuel revient à quelques centimes pour chaque « minute d’engagement » qu’un article attire, explique l’article.
- Pour le contexte : La version gratuite d'Apple News attire l'attention des lecteurs depuis son lancement en 2015. La version gratuite d'Apple News est l'une des plus grandes plateformes de nouvelles au monde, étant l'application d'actualités la plus utilisée aux États-Unis, au Royaume-Uni, au Canada et en Australie, avec plus de 125 millions d'utilisateurs mensuels en 2020.
- Cela dit, ce partenariat soulève des questions. Il incite les utilisateurs à s’abonner à Apple News+ plutôt qu’aux publications elles-mêmes, avec un risque de cannibalisation des revenus. Cette situation influence les décisions des éditeurs, qui doivent encore ajuster leur stratégie de contenu pour répondre aux demandes d'une plateforme. Et « qu’est-ce qui empêche Apple News de couper les vivres ? Pas grand-chose », répond l'article. Apple pourrait décider, comme Facebook, de quitter le marché des actualités, sans préavis. « Il y a beaucoup d’entreprises médiatiques qui comptent sur Apple News en ce moment et probablement de manière trop dépendante. (…) C’est une épée à double tranchant », prévient Gus Wenner de Rolling Stone.
Qui passe une bonne année, selon ces patrons ? La NBA !
- « Personne ne passe une meilleure année que le NBA en ce moment. Ils viennent de conclure une négociation historique qui rend leurs droits médiatiques presque aussi sérieux que ceux de la National Football League. Ils ont un modèle commercial incroyable avec des propriétaires engagés et confirmés, se réjouit Jon Kelly, co-fondateur de Puck, les propriétaires et Adam Silver (grand patron de la NBA) ont fait un excellent travail pour convaincre trois des plus grandes entreprises de divertissement que leur sport est essentiel à la survie à long terme de l’industrie ».
- Pour aller plus loin : A ce sujet, Digiday a récemment mis en avant le travail de la NBA pour promouvoir et populariser le basketball. La ligue a élargi sa collaboration avec des créateurs de contenu en faisant appel par exemple au streamer Twitch Kai Cenat et la créatrice TikTok Drew Afualo pour marquer le début de la saison 2024-2025 « avec une bande-annonce éclatante ». Par ailleurs, la NBA offre désormais aux créateurs l’accès à 25 000 heures d’images de match couvrant les dix dernières années de basketball, de 2014 à la saison 2023-2024. « L’idée ici est que si nous pouvons autonomiser un groupe très sélect de créateurs sur YouTube, cela nous aidera à toucher de nouveaux fans à l’échelle mondiale », a expliqué Bob Carney, vice-président principal des contenus sociaux et numériques de la NBA.
Les dirigeants des médias décrivent un paysage médiatique fragmenté, où les modèles historiques ont disparu et ne reviendront jamais. Les médias se battent pour se relever d’une ex- « relation symbiotique », avec les tzars de la Silicon Valley. Aujourd’hui, l’influence sur la culture et les perspectives semble davantage entre les mains des plateformes sociales et des moteurs de recherche, et… Elon Musk. Il est cependant crucial d’éviter un discours alarmiste. Sewell Chan, qui a passé trois ans à diriger le Texas Tribune, met en garde : « Nous devons faire attention à ne pas trop utiliser le récit de « péril », où les gens penseront que tout est déjà mort et qu’il n’y a plus rien à sauver. »