“Les réseaux sociaux éloignent plus qu’ils ne rapprochent” 

À l’heure où les réseaux sociaux promettaient de rapprocher les individus, ils semblent au contraire accentuer les divisions et amplifier les effets de bulle. Tout comme les chaînes d’info en continu, qui bâtissent leur identité autour du clivage. Dans Qui fait l’opinion ?, Antoine Bristielle, directeur de l’Observatoire de l’opinion de la Fondation Jean-Jaurès, explore les bouleversements d’un paysage médiatique fragmenté et leur impact sur la crise démocratique. Il s’interroge sur les mécanismes qui éloignent les individus et sur les moyens de recréer des espaces d’échange, là où fractures et isolements se multiplient. Entretien.

Par Alexandra Klinnik du MediaLab de l’Information

Comment les opinions politiques influencent-elles le choix des sources d’information ?

La question se pose de savoir si c’est la manière dont on s’informe qui façonne les réalités politiques, ou si c’est plutôt un positionnement politique particulier qui influence la façon dont on s’informe. La seconde option domine. Nos opinions préexistantes orientent notre manière de nous informer. C’est ce que l’on appelle les effets de renforcement. Ce processus est facilité par l’éclatement du paysage médiatique, qui offre une multitude de médias aux contenus variés et souvent fortement marqués. Nous sommes face à un hypermarché de l’information, où l’on choisit le média qui correspond le mieux à nos croyances initiales. 

Dans votre essai, vous vous interrogez : la société est-elle réellement plus polarisée qu’autrefois ? Que recouvre exactement le concept de polarisation ?

La polarisation est un concept fourre-tout. On distingue deux formes principales : la polarisation idéologique, marquée par des opinions de plus en plus radicales, et la polarisation affective, qui se traduit par un rejet des personnes aux opinions différentes. Ce dernier phénomène, lié à une sorte de « bulle » où l’on se ferme aux groupes aux convictions divergentes, est particulièrement présent dans les démocraties occidentales. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les citoyens n’adoptent pas nécessairement des opinions plus extrêmes, mais leur appartenance à un camp devient plus marquée, entraînant un rejet systématique des propositions adverses. 

La polarisation affective, en forte augmentation, pousse à considérer les opposants politiques non plus comme de simples adversaires, mais comme des ennemis. Ce sentiment, largement partagé en France, représente une menace pour la stabilité des démocraties. Aux États-Unis, ce phénomène a pris une ampleur considérable, notamment en 2020. Certains partisans de Trump ont refusé les résultats de l’élection, jugeant insupportable de vivre sous un gouvernement démocrate. Ce refus illustre les dangers d’une polarisation affective exacerbée, qui fragilise les fondements mêmes du processus démocratique.

Quel rôle jouent les réseaux sociaux et les chaînes d’information en continu dans ce phénomène ?

Lorsqu’il s’agit de polarisation affective, il est clair que l’information sur les réseaux sociaux a un impact important, car ces plateformes amplifient le phénomène de silo dans lequel les individus se retrouvent, renforçant ainsi la polarisation. En revanche, pour ce qui est de la polarisation idéologique, notamment sur les questions des droits des minorités ou les migrations, ce n’est pas tant les réseaux sociaux qui influencent la radicalité, mais plutôt l’exposition à des chaînes d’info en continu. D’une part, certaines d’entre elles ont assumé une ligne éditoriale plus clivante. D’autre part, le fonctionnement “en continu” de ces chaînes induit forcément des répétitions, en particulier autour des faits divers, ce qui peut donner au spectateur l’impression de vivre dans une société beaucoup plus dangereuse qu’elle ne l’est en réalité. Il y a une réflexion globale à avoir sur les médias de manière générale, mais il ne faut pas perdre de vue qu’une autre série de facteurs est en jeu. 

Des évolutions structurelles traversent les démocraties occidentales comme la montée des inégalités, les transformations culturelles induites par le renouvellement générationnel, la multitude des crises – écologiques, sociales que nous traversons – tous ces phénomènes peuvent être à l’origine d’une plus forte polarisation de la société. Cela démontre qu’il ne faut pas réduire la réflexion sur la crise de la représentation politique – baisse de la participation électorale, montée des partis populistes, adhésion à des thèses complotistes et polarisation croissante de la société –  aux seuls réseaux sociaux, ni en faire les boucs émissaires. Ce raisonnement est trop simpliste.

Comment lutter contre cette polarisation ?

Je suis réticent à l’idée de réguler les plateformes. Je crois qu’un parlementaire avait suggéré de contrôler le temps de parole sur les réseaux sociaux, mais c’est totalement irréaliste et contre-productif. C’est bien de supprimer les contenus haineux, mais réguler ce qui se dit ou imposer une politique sur les réseaux sociaux, je ne pense pas que ce soit la solution.

Le véritable enjeu est de rappeler aux citoyens que la promesse initiale des réseaux sociaux – connecter les individus – a échoué. Ces plateformes éloignent plus qu’elles ne rapprochent. Pour contrer cette tendance, il faut encourager des interactions sociales ancrées dans la vie quotidienne. Les rapports humains, même au XXIème siècle, ne peuvent être entièrement dématérialisés.

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