SXSW 2025 : Le journalisme au temps de la lumière déclinante

2025, toujours plus immersif, toujours plus IA, et pourtant… presque trop lisse. Cette édition du festival SXSW aurait pu être le théâtre d’une dystopie en direct, mais non : pas de révolte contre les tech bros et leur nouveau Líder Máximo au teint orange, pas même une allusion « au nom qui ne doit pas être prononcé » chez Amy Webb, d’ordinaire prophétesse des effondrements annoncés. Elle a préféré tracer une route vers un futur plus organique, un « au-delà » (de la raison ?), un brin ésotérique, porté par l’« intelligence vivante ». Juste ça.
Par Kati Bremme, Directrice Innovation et Rédactrice en chef Méta-Media
Eva Wolfangel, du journal allemand Die Zeit, capture parfaitement ce moment : comme si « toute la salle avait basculé dans une faille temporelle » face à l’absence d’analyse contextuelle politique (ce qui était déjà le cas pour la cérémonie des Oscars). Pourtant, l’ambiance était nettement moins décontractée que l’an dernier. À Austin, certains journalistes américains commençaient à se demander s’ils ne devraient pas suivre une formation express sur l’art d’informer sous un régime autoritaire – avec, pourquoi pas, un stage d’observation à Pyongyang, Téhéran ou Moscou. Au même moment, the Land of the Free venait d’être inscrit sur la liste de surveillance internationale pour érosion rapide des libertés civiques.
« Nous n’avons jamais appris à débattre de politique de manière constructive. »
Un festival qui regarde l’avenir… en évitant le présent
Mais on voyait peu de reflets de cette inquiétude dans les panels et keynotes de cette édition 2025. Quand Esther Perel ne nous propose pas d’imaginer « notre futur préféré », la résignation à l’apolitisme s’expose un peu partout sur scène, notamment dans ce panel où de jeunes fondateurs de start-up revendiquent leur combat sous la bannière « Gen Z vs. la gérontocratie ». Lorsque l’on leur demande pourquoi l’actualité politique est absente de leur discussion, ils répondent : « Notre premier souvenir politique, c’est l’élection de 2016 » (celle qui a porté Trump au pouvoir). « Nous n’avons jamais appris à débattre de politique de manière constructive. » Même retenue sur une table ronde réunissant NewsGuard et The Trust Project, dédiée à la désinformation et à la nouvelle question clé : comment distinguer les faits de la fiction ? Une rédactrice du Washington Post y assiste, mais sans que ne soient abordés ni la stratégie de Trump pour discréditer les médias, ni l’influence discrète de Jeff Bezos, propriétaire du journal, sur sa ligne éditoriale. « Nous avons convenu de ne pas aborder la politique actuelle », s’excuse le modérateur de la BBC, sans aller plus loin. SXSW aurait pu être un laboratoire de réflexion sur l’information à l’ère des IA. Mais ici, on préfère esquiver. Comme si la neutralité était devenue la seule posture acceptable dans un monde polarisé. Ou peut-être est-ce juste une question de survie économique, tant les médias, eux aussi, dépendent de ces mêmes plateformes qu’ils devraient questionner.
Galloway, la dissonance contrôlée ?
Scott Galloway, autre futurologue star de SXSW, n’a, lui, pas fait dans la dentelle. Sur scène, il a livré une performance mêlant provocations et imitation d’une vulgarité trumpo-muskienne, ce qui pourrait bien expliquer pourquoi le replay de sa keynote a mystérieusement disparu de YouTube. Fidèle à son style, il a dénoncé le « domino de la lâcheté » chez les PDG de la tech, entre deux traits d’humour un peu limites nazis-virilistes. Son grand récit du moment ? Un monde où les jeunes hommes sont de plus en plus largués derrière les jeunes femmes, préférant se réfugier dans un ersatz de vie numérique filtré par les algorithmes, où un podcast suffira à renverser une élection et où nous surprotégeons les enfants dans le monde réel et les sous-protégeons en ligne. Galloway clôture d’ailleurs sa keynote sur un appel passionné à faire plus d’enfants.

Quand l’IA écrit l’histoire… et la politique
Lors de l’enregistrement en direct de son nouveau podcast avec son frère, IMO with Michelle Obama & Craig Robinson, Michelle Obama s’interroge tout de même : « Qui voulons-nous être en tant que nation ? », avant d’enchaîner sur des sujets plus intimistes. À propos d’intimistes : Rubina Fillion (The New York Times), Aimee Rinehardt (AP) et Elin Wieslander (Aftonbladet) se présentent autant comme collègues que comme amies lors de leur panel « Octet par octet : décrypter l’impact de l’IA sur le journalisme ». Au programme : journalisme d’investigation (très utile en ces temps difficiles) boosté à l’IA au New York Times, avec toujours un humain dans la boucle. Les Suédois d’Aftonbladet, eux, poussent l’expérience bien plus loin avec leurs « election buddies », des robots-journalistes s’appuyant sur du RAG et des informations vérifiées par des humains, en privilégiant GPT-4o pour la langue suédoise. Associated Press, de son côté, se dit soucieux de son avenir et de la maîtrise des modèles de langage… sans jamais évoquer son partenariat avec OpenAI. À ce rythme, pourquoi s’arrêter aux élections ? Pourquoi ne pas automatiser aussi l’analyse politique et éditoriale ? Une IA pour poser les questions, une autre pour rédiger les articles… et le journalisme devient un système parfaitement bouclé.
La vérité, version IA : recyclée et optimisée
Une question que se pose aussi un panel qui réunit Nvidia, Typeform et des chercheurs de l’Université du Texas à propos de « l’Impact des données simulées sur l’IA et notre avenir ». À mesure que les modèles d’IA manquent de données réelles, la solution semble toute trouvée : générer le monde plutôt que l’observer. Jumeaux numériques, simulations, utilisateurs fictifs… Mais jusqu’où peut-on pousser l’illusion avant que l’IA ne tourne en boucle sur elle-même ? On parle de « labels nutritionnels » pour indiquer les marges d’erreur, de boucles de correction pour éviter les dérives. Pourtant, l’essentiel semble ailleurs : réduire les coûts, aller plus vite, produire plus. En 2023, l’IA a découvert plus de protéines via des données synthétiques qu’en plusieurs siècles de science – une révolution au service de l’humanité ou une simple fuite en avant ? Et si demain, l’IA ne faisait plus que recycler du simulé ? Si même les IA ne font plus que recycler du simulé, que devient la vérité journalistique ? On risque d’entrer dans un monde où tout semble neuf, mais où plus rien n’a de sens. Le risque d’un « model collapse », où l’IA ne produit plus que du prévisible, est réel. La vérité devient un luxe, la recherche utilisateur une variable d’ajustement. Entre génération infinie et perte du réel, les experts sont d’accord : les données humaines, elles, prendront de la valeur.
Le journalisme au-delà du web : s’adapter ou disparaître
Lors de l’AI x Journalism House, organisé par Hacks/Hackers et l’Online News Association, Der Spiegel a soulevé une question cruciale : quel rôle l’IA jouera-t-elle dans le journalisme indépendant ? Pour Stefan Ottlitz, co-DG et Head of Product, les médias doivent impérativement se tourner vers l’hyper-personnalisation sous peine de devenir obsolètes dans un écosystème informationnel de plus en plus fragmenté. L’information n’est plus figée : elle circule, se transforme et épouse les usages. L’article classique n’est plus qu’un point d’entrée parmi d’autres dans un univers en expansion, fait d’événements virtuels, de récits interactifs et d’expériences immersives. Le vrai défi ? Penser au-delà du web lui-même. Dans un monde où les chatbots dopés à l’IA s’apprêtent à remplacer les moteurs de recherche traditionnels, les médias doivent anticiper cette mutation – non seulement dans leur format, mais aussi dans leur fonction.
Si les utilisateurs ne cherchent plus l’actualité mais se la voient automatiquement proposée sous forme de réponses pré-filtrées, comment les médias peuvent-ils garantir qu’ils restent des sources d’autorité ? Que devient le journalisme quand il est réduit à une simple réponse, débarrassée de sa nuance, de son contexte et de sa capacité d’enquête ? Le secteur est à un tournant : utiliser l’IA pour renforcer l’intégrité éditoriale, ou être relégué au rang de simple fournisseur de contenu pour les algorithmes.
« Donner des instructions aux IA, c’est bien, mais une IA vous a-t-elle déjà donné des instructions ? »
Neil Redding
Prévisions plus ou moins justes
Comme chaque année, le MIT a présenté les 10 technologies les plus disruptives, en faisant, à l’instar de Scott Galloway, le bilan de leurs prédictions qui se sont avérées justes, celles qui ont été plutôt ratées et même, en totale transparence, celles qui n’ont pas été intégrées dans la liste cette année, comme les taxis volants ou, étonnamment, les agents IA : « encore trop basiques, mais probablement l’année prochaine ». Neil Redding, est allé un pas plus loin et pose, de son côté, la question « Donner des instructions aux IA, c’est bien, mais une IA vous a-t-elle déjà donné des instructions ? » Selon lui, l’ère agentique est en train d’émerger : avec des agents IA de plus en plus autonomes, le monde des affaires s’apprête à devenir à la fois plus étrange et terriblement efficace (tout devient « shoppable » par exemple). Une IA qui, peu à peu, semble se doter d’une vie propre.

En attendant, selon Prof G (le surnom de Scott Galloway pour les initiés), aucune entreprise n’est mieux placée que Meta pour prendre l’avantage en IA. Neuf internautes sur dix (hors Chine, toujours reine incontestée du Big Data) utilisent ses plateformes. Résultat : un accès à une masse de données linguistiques humaines uniques – autrement dit, des pépites brutes pour l’entraînement des modèles – bien supérieure à celle de Google Search, Reddit, Wikipédia et X réunis (toutefois pas plus qualitatives que celles des médias). Et l’IA générative tombe à pic dans une époque saturée d’options, où trop de choix tue le choix. Chaque année, nous passons l’équivalent d’une semaine à décider quoi regarder. « TikTok, c’est Netflix avec une couche d’IA qui supprime l’embarras du choix. » résume Scott Galloway.
« TikTok, c’est Netflix avec une couche d’IA qui supprime l’embarras du choix. »
Scott Galloway

La vraie guerre de l’attention
Et on le sait : ce n’est pas Netflix qui a gagné la fameuse guerre du streaming, mais YouTube. Evan Shapiro, brillant cartographe des médias, l’avait anticipé depuis longtemps. À SXSW, il en a profité pour décortiquer l’évolution des modèles médiatiques, loin des panels creux, à travers de vraies conversations, sans filtre. Pour le Content Crossroads avec le Future Media Hubs il a animé des discussions sur l’ère user-centric, l’évolution du fandom, l’optimisation des interfaces média et la mort apparente du DEI (Diversity, Equity, and Inclusion). Sur la scène podcast, Shapiro a frappé fort avec une donnée clé : un milliard de personnes regardent désormais des podcasts sur leur télévision. Plutôt que de répéter des évidences, il a consacré son temps à répondre aux questions des créateurs sur l’intégration vidéo et la monétisation dans l’économie des créateurs multi-revenus. Dans cette guerre de l’attention, les médias d’information ne sont même plus en première ligue. La bataille se joue ailleurs, entre plateformes, IA et créateurs.

AEO, le nouveau SEO
Et dans ce nouveau monde piloté par l’IA, il s’agira pour les créateurs de contenu, rédactions ou influenceurs, d’apprendre les nouvelles règles du référencement : exit le SEO, bienvenue au AEO (Answer Engine Optimization). Goodie AI a présenté une étude de six semaines, analysant plus de 6 000 requêtes aléatoires sur ChatGPT, Gemini, Claude et Perplexity pour quantifier les facteurs influençant le classement des recherches par IA, et voici le résultat sous forme de tableau périodique. Bonne nouvelle : c’est la qualité du contenu qui prime (Score: 9,25), un peu comme aux bons vieux débuts de Google… Mauvaise nouvelle : Ce n’est plus un algorithme qui classe l’information, mais une IA qui tranche sur ce que nous devons savoir. Les sources disparaissent derrière une seule réponse, calibrée, filtrée… mais selon quels critères et validée par qui ?

L’Internationale de l’innovation
Contexte politique oblige, la Maison du Canada est restée fermée, et les délégations chinoises se sont faites discrètes. À l’inverse, les Émirats ont marqué leur présence avec une annexe du Musée du Futur de Dubai, une installation immersive signée Refik Anadol, et des panels de haut niveau, dont celui animé par Felix Zeltner (de Remote Daily, le premier talk-show virtuel au monde), aux côtés de Patrick Noack (Dubai Future Foundation) et Matt Carmichael (What the Future – Ipsos), interrogeant la nature même du métier de futurologue. L’inertie, parfois sous-estimée, finirait par reprendre ses droits – même si, en ce moment, rien ne semble aller dans ce sens. Les experts présents en étaient convaincus : nous finirons par revenir à une époque plus prévisible. Espérons-le.

L’espoir viendrait-il de l’Europe ? En tout cas, le secteur culturel français a débarqué en force à SXSW avec une délégation de 60 acteurs majeurs, menée par Bpifrance, French Touch et we are_, en partenariat avec le CNC et Valeo. Panels, échanges et une présence remarquée lors de la présentation de la cérémonie d’ouverture des JO ou encore avec Hugo Travers, créateur de contenu de référence. Pour Nicolas Dufourcq, DG de Bpifrance, SXSW reste une plateforme incontournable : un pont entre l’écosystème ultra-innovant des entreprises américaines et le savoir-faire des industries culturelles et créatives françaises. Mais l’heure n’est plus au simple rayonnement. Dans son bilan de l’événement, il tire la sonnette d’alarme : « L’Europe doit faire des choix, se méfier de la prédation de ceux qu’on pourrait appeler les ‘olitarques’, les oligarques de la tech, mais aussi des groupes chinois qui vont dominer le hardware de la robotique, en fixant nos conditions : nous voulons des JV [Joint Ventures], du transfert de technologie, des interdictions s’il le faut, mais le tout dans le cadre d’un plan de rattrapage planifié comme dans les années d’après-guerre, qui suppose une Union Européenne forte et coordonnée, qui renonce à ses jalousies inter-étatiques pour enfin coopérer, vraiment. »
L’année dernière, l’entreprise française Enchanted Tools avait remporté le prix du meilleur design produit pour ses créations humanoïdes Miroki et Miroka, repensant l’usage réel des robots. Cette année encore, des entreprises françaises se sont distinguées aux SXSW Innovation Awards, dont Wandercraft, une société de robotique qui s’impose de plus en plus sur la scène internationale. L’avenir de l’IA est décidément physique, à condition de maîtriser les données.
La dystopie la plus efficace est celle que l’on ne remarque pas
De quoi sera fait notre avenir ? De bio-ordinateurs cultivés en laboratoire, d’élevages de mammouths, de taxis volants pilotés par des agents IA et d’un journalisme où des « buddies » automatisés animeront des débats plus neutres que neutres, pendant que les dernières rédactions humaines, devenues accessoires, hésiteront entre s’aligner sur la vision de leurs milliardaires-propriétaires ou publier un édito multi-formats liquides généré par GPT-10 ? L’information sera-t-elle instantanée, pré-mâchée, filtrée par des algorithmes trop perfectionnés pour être remis en question ? La vérité (ou la véracité) deviendra-t-elle alors un concept nostalgique, relégué aux archives, entre un reportage deepfake et un podcast conçu sur mesure pour flatter chaque bulle cognitive ?
Mais à force d’éviter le réel, on finit par transformer la tech en spectacle et les médias en figurants.
SXSW est censé décrypter l’avenir. Mais à force d’éviter le réel, on finit par transformer la tech en spectacle et les médias en figurants. Entre deux futurologues aux styles radicalement opposés – Amy Webb, qui revendique une approche fondée sur l’analyse de données massives, et Scott Galloway, adepte du pur « gut feeling » – lequel choisir ? SXSW reste un cocktail unique mêlant tech, cinéma, divertissement, business, le tout infusé de débats sur la société et la santé, un format introuvable ailleurs… sauf peut-être à Londres, où la première édition britannique du festival se tiendra début juin. Avec, qui sait, un brin plus d’audace politique ?

Ce qui est sûr, c’est que la technologie – et une IA de plus en plus incarnée (robotique, machines, nouveaux matériaux, technologies de santé, comme on l’a déjà vu au CES) – ne fait pas que du bien à nos cerveaux. Ce graphique du Financial Times le dit sans détour : on s’appuie sur elle comme une béquille, alors qu’elle devrait être un accélérateur de réflexion – pour paraphraser (un peu librement) Yoshua Bengio. Alors que la lumière faiblit sur l’information, au point d’effacer le doute et la nuance, il est peut-être temps de relever la tête. D’exiger autre chose qu’un futur préécrit par des algorithmes et des patrons de la Big Tech. Et surtout, de prouver que les rédactions humaines ont encore une raison d’être. Finalement, la plus grande dystopie n’est peut-être pas celle des IA qui contrôlent tout. C’est celle où l’on s’habitue à tout, sans même s’en rendre compte.
Photos : KB
