Qui mieux qu’un homme de lettres pour saisir la modernité industrielle d’une époque et ses soubresauts ? Et qui mieux aujourd’hui que le romancier Alessandro Baricco pour remplacer Zola ?
Réponse simple : je n’ai encore rien croisé de mieux que ce brillant “Les Barbares - Essai sur la mutation” de l’écrivain italien pour déchiffrer le monde qui vient.
Ecrit en … 2006 ! Et tout juste publié en Français*.
Comme l’allemand Walter Benjamin, il y a plus d’un siècle, Baricco décrit "l’endroit exact où une civilisation rencontre un point d’appui qui va la faire pivoter sur elle-même et la transformer en un paysage nouveau inimaginable”.
« Les invasions barbares » débouchent sur « une nouvelle civilisation »
Car il ne s’agit pas aujourd’hui d’un duel classique entre générations, entre classiques et modernes. “Cette fois, ça semble différent. Un duel si violent qu’il paraît nouveau. D’habitude on se bat pour contrôler des points stratégiques sur la carte; Aujourd’hui, les agresseurs font quelque chose de plus radical, qui va plus en profondeur : ils sont en train de redessiner la carte.
“Une espèce nouvelle qui a des branchies”, "des mutants" qui “n’ont pas d’âme”, et “qui remplacent un paysage par un autre et y créent leur habitat (...) “Là où eux respirent, nous mourons”.
Les mutants sont bien sûr les ex galopins du web devenus grands: “ils arrivent de partout, les barbares”. “Nous voyons les saccages, mais nous ne voyons pas l’invasion. Et nous ne parvenons donc pas à la comprendre”.
“Une révolution technologique brise tout à coup les privilèges d’une caste qui détenait le primat de l’art”.
Pour Baricco, les indices s’accumulent :
- “Les barbares utilisent une langue nouvelle. Tendanciellement plus simple. Appelons la : moderne”.
- “Le spectaculaire devient une valeur. La valeur”
- “Dans les mots d’ordre des barbares résonne le doux diktat de l’empire”
- “Une certaine masse de gens envahit un territoire auquel, jusqu’à présent, elle n’avait pas accès. Et quand ces gens s’y installent, ils ne se contentent pas des derniers rangs; souvent, même, ils changent le programme et passent le film qui leur plaît”.
En résumé :
“Une invention technologique permet à un groupe humain aligné essentiellement sur le modèle culturel impérialiste d’accéder à un geste qui lui était jusque là interdit et qu’il relie d’instinct à un spectaculaire immédiat, à un univers linguistique moderne, conduisant ainsi ce geste à un succès commercial foudroyant.
De tout cela, ceux qui sont ainsi assaillis perçoivent surtout ce qui affleure à la surface et qui est, à leurs yeux, le plus évident : l’apparent effritement de la valeur globale de ce geste. Une perte d’âme. Et donc, un début de barbarie.”
Pour Baricco, cette mutation « repose sur deux piliers fondamentaux : une idée différente de ce qu’est l’expérience et une dislocation nouvelle du sens dans le tissu de l’existence ».
En gros : « La surface à la place de la profondeur, la vitesse à la place de la réflexion, la séquence à la place de l’analyse, le surf à la place de l’approfondissement, la communication à la place de l’expression, le multitâche à la place de la spécialisation, le plaisir à la place de l’effort. Un démantèlement de tout le bagage mental hérité de la culture du 19ème siècle romantique et bourgeois ».
Extraits:
Le démantèlement du sacré
« Les barbares viennent frapper la sacralité des gestes qu’ils attaquent, en lui substituant une consommation apparemment plus laïque (…) ils démontent le totem et l’éparpille dans le champ de l’expérience, perdant ainsi sa dimension sacrée.
« Les villages mis à sac par les barbares. Ils vont droit au cœur pulsant de toute l’affaire et là ils détruisent »
« Si tous doivent tout faire, il est difficile que tous parviennent à tout faire très bien : d’où la fameuse tendance au juste milieu, typique des mutations barbares ». Mais des barbares qui jouent « un jeu rapide dans lequel tous jouent en même temps en élaborant le plus grand nombre de solutions possibles (.) et c’est ce même verdict que nous trouveront dans tous les villages saccagés : un système est vivant quand le sens est présent partout et de façon dynamique. Si le sens est localisé et immobile, le système meurt ».
Au 18ème siècle, l’irruption du roman bourgeois fit déjà tout exploser
Baricco ne se prive pas de comparer avec l’irruption du roman bourgeois au 18ème siècle « qui fit tout exploser en imposant une logique nouvelle. Il y a des chances que cette vieille famille d’écrivains-lecteurs ait regardé avec répugnance un commerce et une production qui mettaient des livres entre les mains des dames peu préparées et de commis qui savaient à peine lire. Et, en effet, le roman bourgeois naissant fut perçu comme une menace, comme un objectif en soi nocif – les médecins, bien souvent, l’interdisaient : sans doute apparut-il comme un effondrement (…) »
Aujourdhui, la valeur n’est pas dans le livre, mais dans la séquence
Si « les barbares n’ont pas balayé la civilisation du livre qu’ils ont trouvée », « ils tendent à ne lire que les livres dont le mode d’emploi est donné dans des lieux qui NE SONT PAS des livres ». (…) Pour les barbares la qualité d’un livre réside dans la quantité d’énergie que ce livre est en mesure de recevoir d’autres narrations, afin de la reverser dans d’autres narrations ».
(…) Si dans un livre passe une grande quantité de monde, c’est un livre à lire. En revanche, même si le monde entier est dedans, mais immobile, sans communication avec l’extérieur, c’est un livre inutile. »
Les bons livres ne sont pas des livres mais « des segments d’une séquence plus vaste, écrite dans les caractères de l’Empire, qui a peut être commencé dans le cinéma puis est passée par une chanson, qui a atterri à la télévision et s’est répandue sur Internet. Le livre en lui-même n’est pas une valeur : la valeur c’est la séquence ».
« Que retenir, demande Baricco : deux choses :
1 – que les marchands ne créent pas les besoins, ils y répondent.
2 – dans ce village aussi, les barbares sacrifient le quartier le plus haut, le plus noble et le plus beau, au profit d’une dynamisation du sens. Ils vident le tabernacle, l’essentiel est que l’air y passe. »
« Tel un naturaliste d’autrefois », Baricco dessine le portrait des barbares :
- "Une innovation technologique qui brise les privilèges d’une caste en ouvrant la possibilité d’un geste à une population nouvelle.
- L’extase commerciale qui va habiter cet agrandissement exponentiel du terrain de jeu.
- La valeur du spectaculaire comme unique valeur intouchable.
- L’adoption d’une langue nouvelle comme langue de base pour toute expérience et comme condition préalable de tout ce qui arrive.
- La simplification, la superficialité, la vitesse, le juste milieu.
- L’accoutumance paisible à l’idéologie de l’Empire américain.
- Cet instinct qui pousse à la laïcité, qui pulvérise le sacré en une myriade d’intensités plus légères et prosaïques.
- L’idée stupéfiante qu’une chose, quelle qu’elle soit, n’a de sens et d’importance que si elle peut s’insérer dans une séquence plus vaste d’expériences.
- Et cette attaque systématique, presque brutale, du tabernacle : toujours et uniquement contre l’aspect le plus noble, cultivé et spirituel de tout geste singulier.
Je le dis sincèrement, ajoute-t-il, : je n’ai aucun doute quant au fait que ce soit là leur manière de combattre ».
« Respirer avec les branchies de Google »
Pour Baricco, Google est « une sorte de bande annonce de la mutation en cours ».
Il décrit ses deux fondateurs, Larry Page et Sergueï Brin, comme « les seuls Gutenberg apparus après Gutenberg. Je n’exagère pas : comprenez que c’est vrai, profondément vrai. Aujourd’hui en utilisant Google, il faut une poignée de secondes et une dizaine de clics pour qu’un humain doté d’un ordinateur jette l’ancre dans n’importe quelle baie du savoir (…) Percevez-vous l’immense sentiment de libération, entendez-vous les hurlements apocalyptiques des grands prêtres qui se voient écartés et soudain inutiles ? ».
« Google a moins de vingt années d’existence et il est déjà au cœur de notre civilisation. Quand on le consulte, on est pas en train de visiter un village saccagé par les barbares, on est dans leur campement même, dans leur capitale, dans le palais impérial ».
« Le savoir important est le savoir capable d’entrer en séquence avec tous les autres »
« La terre des barbares », estime Baricco, a commencé avec Google qui a stoppé les dernières tentatives désespérées « de confier à l’intelligence et à la culture la tâche d’évaluer l’importance des lieux de savoir ».
Avec Google et « ses trajectoires suggérées par des millions de liens », « la vitesse est engendrée par la qualité, non l’inverse ». « Ce qui me frappe dans un tel modèle, c’est qu’il reformule radicalement le concept même de qualité. L’idée de ce qui est important et de ce qui ne l’est pas. Ce n’est pas qu’il détruise complètement notre vieille manière de voir les choses, mais en tous cas il passe par dessus ».
(…) « Une certaine révolution copernicienne du savoir, selon laquelle la valeur d’une idée, d’une information, d’un élément donné, n’est pas liée principalement à ses caractéristiques intrinsèques, mais plutôt à son histoire. C’est comme si des cerveaux avaient commencé à penser d’une autre manière : pour eux, une idée n’est pas un objet circonscrit, mais une trajectoire, une succession de passages, une composition de matériaux différents. C’est comme si le Sens qui, pendant des siècles, a été lié à un idéal de permanence, solide et achevée, était allé se chercher un habitat différent, en se dissolvant dans une formule qui est plutôt mouvement, structure longue, voyage. Se demander ce qu’est une chose, c’est se demander quel chemin elle a parcouru hors d’elle même. »
La quête des systèmes passants; l’expérience telle une trajectoire
« Vous le voyez le mutant en herbe ? Le petit poisson avec ses branchies ? A sa façon, il est déjà comme une bicyclette : s’il ralentit, il tombe. Il a besoin d’un mouvement constant pour avoir l’impression de faire de l’expérience (…) Habiter plusieurs zones possibles avec attention relativement basse est ce qu’ils entendent, à l’évidence, par expérience ». (…)
« Là où il y a des gestes, ils voient des systèmes passants possibles, qui permettent de construire des constellations de sens : et donc d’expériences. Des poissons, disais-je. »
L’homme horizontal : pas de destruction mais une restructuration mentale
« A présent nous avons compris que tout ce que nous prenions pour de la destruction était en réalité une restructuration mentale et architecturale : quand le barbare arrive quelque part, il a tendance à reconstruire avec les matériaux qu’il trouve le seul habitat qui lui importe, c’est-à-dire un système passant ».
Et « l’élimination de l’âme », brevetée par la bourgeoisie du 19ème siècle. L’élimination du pas en avant (ADN de la civilisation bourgeoise : le beau est lié au progrès, le neuf a de la valeur si il est aboutissement de l’ancien) délaissé au profit du pas de côté. « La valeur qui compte est la différence ». Les barbares ne cherchent pas à dépasser, mais à faire différent, à « trouver le sens là où il surgit : dans la différence, pas dans le progrès ».
L’élimination aussi de la profondeur qu’ils craignent « comme s’il s’agissait d’une crevasse qui ne conduirait nulle part sinon à l’annulation du mouvement et donc de la vie » (…) Les barbares ont donc inventé l’homme horizontal (…) qui voyage en surface, sur l’épiderme du monde ». Le sens ne passe plus par l’effort.
« C’est leur idée de surf de l’expérience, de réseaux de système passants : l’idée que l’intensité du monde ne vient pas du sous-sol des choses, mais de la lumière d’une séquence dessinée à la hâte sur la surface de l’existant ».
« Ce qui propulse ce mouvement vient aussi des points de passage : qui ne consomment pas d’énergie (...) mais en fournissent. Concrètement, la seule chance qu’a le barbare de se forger de vrais segments d’expérience, c’est de recevoir une nouvelle poussée à chaque étape de son voyage. Mais ce ne sont pas les étapes, c’est le système passant qui crée une accélération ».
Il faut accepter l’idée qu’ils ont « d’aller se chercher une âme ailleurs. Tout à fait ailleurs. Si on refuse de faire ce pas, les barbares demeurent une entité incompréhensible. Et on a peur de ce que l’on ne comprend pas. »
Journalistes et médias complices
Singulièrement, Baricco estime que « le journalisme et, plus globalement, les médias représentent bel et bien le fer de lance de la barbarie triomphante ».
« Plus ou moins consciemment, les journalistes offrent une lecture du monde qui déplace le barycentre des choses de leur origine à leurs conséquences. Pour le meilleur ou pour le pire, le journalisme moderne considère que le plus important dans un événement, c’est la quantité de mouvement qu’il est en mesure d’impulser dans le tissu mental du public ». (…)
Via la lecture du monde des médias, explique-t-il, « nous nous alignons, consciemment ou pas, sur une idée de fond parfaitement barbare, qu’en théorie nous ne partageons pas mais qu’en réalité nous mettons en œuvre sans aucune difficulté : le sens des choses ne réside pas dans un de leurs aspects originels ou authentiques, mais dans la trace qu’elles laissent lorsqu’elles entrent en contact avec d’autres morceaux du monde. Elles ne sont pas ce qu’elles sont mais ce qu’elles deviennent, pourrait-on dire. »
« La technique de base du journalisme, ajoute Baricco, est aujourd’hui une succession de pas de côté, qui interceptent le sens du monde, enregistrant toutes ses variations latérales. Ici aussi, c’est un développement horizontal, dans l’espace et à la surface, qui remplace le chemin vertical de l’approfondissement et de la compréhension ».
D’ailleurs ajoute-t-il, « en gros » « à l’école ce sont les valeurs de la civilisation qui dominent alors que la télévision expérimente sans la moindre précaution le nouvel esprit barbare ». « La télévision commerciale passe encore mais la télévision publique ? Comment est-il possible que cette dernière soit devenue un des bastions de la barbarie ? (…) Vous ne trouvez pas ça moche qu’on ait livré à l’ennemi le quartier le plus populaire pour se retirer dans les rues dorées du centre ville ? ».
« Alors que la politique culturelle aurait au contraire une immense tâche historique à accomplir, si seulement ceux qui la conçoivent comprenaient que ce qu’il faut viser, ce n’est pas le sauvetage opportuniste du passé, mais toujours la noble réalisation du présent afin de garantir aux intelligences un minimum de protection contre le danger du marché pur et dur. »
La perte de toute hiérarchie préexistante
« Une des choses auxquelles il faut se préparer, quand la mutation se produit, c’est au bouleversement de toute hiérarchie de jugement (…) Chaque civilisation évalue celles qui l’ont précédée à la pertinence avec laquelle elles ont su préparer l’habitat mental où il lui revient de vivre ».
« A présent songez aux barbares. Songez à l’endroit où ils sont allés vivre, dans leur nomadisme mental."
« Dès lors qu’on accepte l’idée d’une mutation et qu’on s’écarte joyeusement pour la laisser passer, il faut se préparer à la perte sèche de toute hiérarchie préexistante, à l’écroulement de notre galerie de monuments. »
Attention enfin à la tentation du mur
« Dans ses rapports avec les barbares toutes civilisation porte en soi l’idée qu’elle se fait d’elle même. Et que, lorsqu’elle lutte contre les barbares, toute civilisation finit par choisir non pas la meilleure stratégie pour vaincre, mais celle qui renforce le mieux son identité. Car le cauchemar de la civilisation n’est pas d’être conquise par les barbares, c’est celui d’être contaminée : elle n’arrive pas à imaginer la défaite contre ces morts de faim, mais elle a peur qu’en les combattant elles en ressorte modifiée, corrompue. Elle a peur de les toucher ».
D’où le mur, la muraille de Chine, division du monde entre civilisation et barbarie, que Baricco est aller voir de près pour comprendre.
« C’était le seul système permettant d’annihiler une chose dont on est pas disposé à admettre l’existence ».
« La Grande Muraille ne les défendait pas contre les barbares, elles les inventait. Elle ne protégeait pas la civilisation : elle la définissait ».
« Même le constat évident que cette muraille n’a en rien réduit les invasions ne nous fait pas changer d’avis ». Nous continuons à faire « le geste qui consiste à dresser une Grande Muraille ».
« La vérité, c’est que nous ne défendons pas une frontière : nous l’inventons ».
Et donc mettre à l’abri ce qui nous est cher
Pourtant, admet l’écrivain italien, cette barbarie est « un lieu magnifique ». « La mutation progresse et déferle en nous » : les barbares ont des branchies et « nous migrons tous vers l’eau ».
Avant de conclure : « Je crois qu’il s’agit de décider ce que nous voulons transporter de l’ancien monde vers le nouveau. (…) Dans le courant violent, mettre à l’abri ce qui nous est cher ».
A lire !
* Editions Gallimard