Robots-journalistes : 10 questions éthiques
Dimanche soir, les robots-journalistes du journal Le Monde produiront — comme la semaine dernière *-– résultats et fiches d’élections par milliers, très rapidement. Au lieu de ricaner, saluons cette initiative libératrice, qui arrive après celle de l’agence américaine Associated Press (AP) laissant depuis quelques semaines des machines écrire les résultats financiers ou sportifs. Car les journalistes sont enfin disponibles pour des tâches plus gratifiantes, à plus forte valeur ajoutée. Vérifier, donner du sens, notamment. Ce qu’on leur demande, d’ailleurs !
Il n’empêche ! Des questions légitimes, souvent éthiques, se posent. Tom Kent, directeur adjoint de la rédaction d’AP, responsable des standards d’écriture et des guides de style de l’agence de presse, vient d’en lister 10. Avec son autorisation, nous les reproduisons ici :
Considérations éthiques à l’ère du journalisme robotisé
1Les données d’origine sont-elles fiables ?
La source des données est-elle un ministère ou une agence du gouvernement? Puise-t-on dans les document publics d’une entreprise cotée en bourse? Dans ces cas, les données sont probablement fiables (il demeure nécessaire, bien sûr, de vérifier si leur transmission se fait toujours correctement). Les sources, cependant, ne sont pas toujours crédibles. Les données sur le soccer amateur peuvent être fournies par des parents qui assistent aux parties de leurs enfants, par exemple. Pouvez-vous faire confiance en tout temps à ce type de collecte de données?
2Avez-vous les droits sur les données?
Vos fournisseurs de données ont-ils le droit de vous les faire parvenir? Avez-vous le droit de les traiter et de les publier? Si oui, vos droits s’étendent-ils sur l’ensemble des plateformes sur lesquelles vous diffusez? Et ces droits sont-ils éternels ou limités dans le temps?
3Les récits automatisés sont-ils répétitifs?
Des faits différents racontent une histoire différente. Le logiciel dont vous vous servez devrait être en mesure d’utiliser des approches différentes en fonction de ce que racontent les données.
4Votre démarche est-elle transparente?
Il va de soi que vous informerez vos lecteurs que ce qu’il lisent a été rédigé automatiquement par un logiciel. Mais vous pouvez faire davantage: fournir des hyperliens pour permettre au public d’identifier la source des données et de comprendre comment fonctionne votre robot.
5Votre robot suit-il vos normes?
Vos récits automatisés sont-ils rédigés en fonction des mêmes normes que ce qu’écrivent les journalistes en chair et en os? Si ce n’est pas le cas, cela pourrait donner l’impression à vos lecteurs que vous laissez le robot écrire n’importe comment (et, par extension, n’importe quoi).
6Êtes-vous prêt à défendre ce qui est écrit par un logiciel?
Si des lecteurs remettent en question les faits à la base d’un article automatisé, ou encore le choix des faits qui a été effectué par votre logiciel, pouvez-vous expliquer pourquoi (ou obtenir une explication rapidement de la part de vos fournisseurs de données ou du concepteur de votre robot)? Répondre: « C’est la faute de l’ordi » ne suffira pas. Serez-vous prêts à divulguer, par exemple, que dans vos comptes-rendus automatisés de soccer amateur, vous programmez votre logiciel pour qu’il mette l’emphase sur les bons coups afin d’encourager la pratique du sport chez les jeunes?
7Qui surveille le robot?
Des pépins avec les données de base, ou encore avec le logiciel de rédaction, peuvent engendrer des erreurs qui, à leur tour, peuvent se traduire par des centaines, voire des milliers d’articles erronés. Faites de nombreux tests avant de publier quoi que ce soit. Dans les premières phases de l’automatisation, assurez-vous qu’un véritable journaliste vérifie les textes du robot avant de les publier. Une fois la période de rodage terminée, les articles pourront être automatiquement mis en ligne avec, toutefois, des vérifications sporadiques par des rédacteurs humains.
8Songez-vous à la production automatisée de contenu multimédia?
Certains systèmes créent automatiquement des vidéos ou des galeries de photos pour accompagner des textes. Dans ces cas, avez-vous les droits sur le matériel vidéo et/ou photo que vous diffuserez? Comment vous assurerez-vous, avant leur mise en ligne, que les vidéos et/ou photos en question ne contreviennent pas à vos politiques éditoriales (matériel obscène, haineux, de mauvais goût, etc.)?
9Votre logiciel résume-t-il correctement de longs textes?
Faites des test exhaustifs, car il est possible que certains éléments importants d’un long texte échappent à votre logiciel lorsqu’il tentera de le résumer. Tom Kent rapporte que l’Associated Press a entré le texte de la Genèse, par exemple, dans un logiciel qui fait des sommaires automatisés. Dans ce que le logiciel a produit, il n’y avait aucune mention du jardin d’Éden!
10Êtes-vous prêt pour la suite?
Le journalisme automatisé n’en est qu’à ses premiers balbutiements. Il y a fort à parier qu’on s’en servira éventuellement pour couvrir des sujets controversés comme des campagnes électorales. Un politicien pourrait demander de savoir pourquoi il a été couvert de telle ou telle façon. Il pourrait demander (comme pourrait le faire toute personne ou groupe qui fait l’objet de vos reportages automatisés) de voir quels paramètres sont utilisés par votre robot en exigeant de consulter le code source. Essayez d’anticiper toutes les possibilités avant qu’elles ne surviennent.
En somme, si vous envisagez la rédaction automatisée, testez, testez et testez encore. Assurez-vous, également, que vos rédacteurs humains comprennent comment le logiciel fonctionne réellement. Enfin, n’oubliez jamais que bien des choses sont encore mieux faites par des êtres humains.
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Ce texte est une traduction et une adaptation en français par Jean-Hugues Roy, prof de journalisme à l’Université du Québec à Monréal (UQAM) de l’article de Tom Kent, «An ethical checklist for robot journalism», également publié sur Medium. Tom Kent a basé ce texte sur une présentation qu’il a faite au congrès 2014 du Global Editors Network
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* Les résultats et les fiches du Monde ont été écrits pour 30.000 communes et 2.000 cantons avec l’aide d’un logiciel développé par la société Syllabs.