Le numérique peut-il sauver la planète ?

Par Mathias Virilli, billet invité

N’a-t-on pas mille fois conté la naissance concomitante du numérique et de l’écologie, de ces communautés mères de la contre-culture et de la cyberculture ? Elles-mêmes s'inscrivant dans un contexte contestataire et porteuses d’un idéal libertaire ?

Cette mythologie commune, on la retrouve par exemple incarnée dans le Whole Earth Catalog, ou encore dans les mots chez Richard Brautignan, écrivain beat qui, lors du Summer of Love de 1967, distribuait aux passants de Haight-Ashbury un tract sur lequel figurait le poème suivant* :

« Il me plaît à imaginer (et
le plus tôt le mieux !)
une prairie cybernétique
où mammifères et ordinateurs
vivent ensemble une harmonie
mutuellement programmée
semblable à de l’eau pure
effleurant un ciel sans nuage.

 Il me plaît à imaginer
(tout de suite, allons!)
une forêt cybernétique
semée d’électronique et de pins
où les cerfs flânent en paix
au-dessus d’ordinateurs
pareils à des fleurs
aux pétales filés

Il me plaît à imaginer
(il en sera ainsi)
une écologie cybernétique
où nous sommes tous libres de tout travail
réunis à la nature, mêlés aux mammifères
nos frères et soeurs
et sous la haute surveillance
de machines pleins d’amour et de grâce. »

Aujourd’hui, écologie et numérique se partagent le champ sémantique de la transition ; la transition écologique change notre rapport à la nature, quand la transition numérique fait évoluer notre rapport à la culture et au savoir. Ensemble, elles viennent bouleverser nos référents culturels, à tel point qu’on entend parfois même parler de changement civilisationnel.

Si l’écologie et le numérique proposent tous deux des clés de lecture profondément transformatrice du monde contemporain, comment ces deux matrices s’articulent-elle ? A un peu plus d’un mois de la COP21 et à l’occasion d’un forum organisé par France Culture sur le thème : « La planète sera-t-elle sauvée par Internet ? », Anne-Sophie Novel, Jean-Louis Etienne et Benoît Thieulin se sont interrogés sur la contribution environnementale d’Internet.

Un canal de diffusion

La récente vidéo de Nicolas Hulot le montre bien : Internet peut être une formidable agora mondiale dans laquelle surgissent des débats publics. Sobrement intitulé Break the Internet, cette vidéo baigne dans une culture web qui tourne en dérision un exercice d’évangélisation rendu compliqué par sa fréquence, tout en s’appuyant sur les mécanismes de viralité bien connus des réseaux sociaux. Avec 3 milliards d’individus connectés, Internet a permis de mondialiser le concept abstrait de réchauffement climatique – tout autant qu’il a offert un espace de liberté et d’expression aux climato-sceptiques ; et aide actuellement à la mobilisation  autour de la COP21. Ne peut-on pas toutefois envisager Internet, non seulement comme un canal de diffusion des idées, mais bel et bien comme un lieu d’innovation écologique ?

Un levier d'empowerment

Le numérique remplit en effet un rôle beaucoup plus important en ce qu’il constitue un outil d’empowerment de l’utilisateur. Loin de se cantonner à une réalité virtuelle, le numérique irradie aujourd’hui nos quotidiens et structure nos communications. La logique numérique est sortie de l’écran pour redéfinir le partage de l’information, des biens et des services.

Tel est le constat de départ du projet POC21 (pour proof of concept). Né de la fusion d’Open State et de OuiShare, POC21 est un accélérateur de solutions durables et open source qui a réuni, le temps de 5 semaines, 50 participants autour de 12 projets qui ont abouti à un catalogue de solutions prototypées.

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Ainsi, l’initiative a le mérite, en amont de la COP21, de pointer du doigt le potentiel des solutions open source pour la transition écologique et la préservation du climat.

L’ouverture et le partage des données permis par Internet sont amenés à ouvrir la science à des travaux transdisciplinaires, pour lesquels des contributions non-expertes sont possibles. Ainsi, l’open source – et son corollaire l’open science – peuvent se mettre au service d’un objectif écologique, à l’heure où la donnée est au cœur de tout projet scientifique (comme le Polar Ocean Data de Jean-Louis Etienne).

La redéfinition spatiale des réseaux

De la crise économique ont ainsi émergé de nouveaux modes de consommation qui font écho à l’esprit de la bidouille (le DYI) inscrit dans l’ADN du numérique. Ainsi, les fablabs rendent à nouveau les objets réparables tandis que Le Bon Coin apporte une réponse sociale et écologique au gaspillage et à l’obsolescence programmée par la simple désintermédiation. Blablacar et Uber, s’ils ont transformé les modèles économiques du transport, ont d’abord permis une optimisation du taux d’occupation des véhicules via une mise en relation effective d’une offre et d’une demande. Couchsurfing ou plus récemment Airbnb font de même avec le logement, tandis que la smart city vise elle aussi à proposer une ville plus durable et participative.

De la même manière que les florissants espaces de co-working ou le vieil espoir de la généralisation du télétravail, ces nouveaux modes de consommation sont autant de réagencements du territoire potentiellement porteurs de création de valeur.

La désintermédiation, le peer-to-peer, les circuits courts… : autant de leviers pour diminuer l’empreinte carbone de nos modes de vie ? C’est ce que pense notamment Jeremy Rifkin pour qui une troisième révolution industrielle est en marche : celle des « communaux collaboratifs ». Un nouveau système de production et de consommation issu d’Internet qu’il s’attelle à appliquer en France dans la région Nord-Pas-de-Calais, où il prône par exemple la production par foyer et la mise en réseau d’énergie renouvelable.

La révolution numérique et le changement de civilisation qu’elle opère, se verrait ainsi doté d’une responsabilité sociale et écologique.

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Une empreinte carbone qui fait tâche

Si certaines émanations du numérique vont dans le sens d’un allègement de notre empreinte carbone, d’autres au contraire pèsent un peu plus sur le bilan, à l’instar de la distribution à domicile. A tel point que l’empreinte carbone d’Internet est jugée équivalente à celle du transport aérien !

Est-il possible d’envisager un Internet décarboné ? Benoît Thieulin voit trois leviers pour tendre vers un Internet plus propre : le hardware, le software, et l’usage citoyen.

Outre l’encouragement d’une meilleure circularité et de plus de recyclage du hardware, Benoît Thieulin pense que les programmes développés sont amenés à être plus légers en termes de consommation de calcul, mobilisant moins d’énergie pour produire moins de chaleur. Des « écologiciels » (selon la formule de Jean-Louis Etienne) que viendraient compléter des éco-gestes numériques de la part des consommateurs-citoyens, dont les choix doivent être conscients de la consommation induite par chaque requête.

Cette dernière mesure peut sembler dérisoire quand on observe la croissance exponentielle des données. Sorte de loi de Moore contemporaine, le volume de données et leur circulation n’est pas étrangère à l’empreinte carbone de l’écosystème numérique. Aussi faut-il envisager une évolution de l’architecture du web, vers un modèle plus distribué, plus horizontal, un web de plateforme qui serait moins consommateur d’énergie ? En ce sens, Benoît Thieulin évoquait la redistribution des serveurs chez les particuliers, qui permettrait de remplacer le couple serveur-climatiseur des gigantesques data centers par une version bien plus écologique, où le serveur viendrait se substituer au chauffage.

Toutefois, le Big data et la puissance et la finesse croissantes du calcul qui l’accompagnent devraient permettre d’optimiser la consommation d’énergie (c’est le principe des smart grids), et d’évaluer de manière plus précise l’empreinte carbone du numérique.

Un même enjeu : une prise en main politique du débat

Si le numérique est porteur d’une certaine frénésie révélatrice du caractère infini des connexions des connaissances et des savoirs, l’écologie peine quant à elle à acter le rapport fini aux ressources naturelles. Ce récent basculement nous fait entrer dans une révolution industrielle dont la matière principale, l’information, s’incarne dans la sacro-sainte donnée. Cependant, il ne nous permet pas encore de disposer du recul nécessaire pour juger de l’impact écologique de cette consommation numérique accélératrice et fluidifiante.

Le risque, dans un cas comme dans l’autre, est ce que Jean-Louis Etienne désigne sous le terme médical de « fébricule » : on ne s’occupe d’une petite fièvre qu’à partir du moment où les complications se manifestent.  De la même manière que les conférences sur le climat répondent à un besoin de politisation des enjeux écologiques, Dominique Cardon appelle ainsi dans son dernier ouvrage à une politisation du numérique. Afin qu’il y ait une appropriation des enjeux par les citoyens et les politiques, il préconise de faire preuve de pédagogie afin de sensibiliser aux enjeux numériques et de permettre, in fine, de choisir dans quelle culture numérique nous souhaitons. Une cyberculture écologique, par exemple ?

*Ted Turner, Aux sources de l’utopie numérique – De la contre culture à la cyber culture