Il nous faut des journalistes designers

Dans un monde de plus en plus technologique, complexe, changeant, chaotique, le futur de l’information passe désormais par des collectifs d’experts réunis autour d’événements, par de nouveaux formats narratifs visuels, par le design de services – et pas seulement de contenus– conformes aux besoins d’une société en pleine mutation.

Dans cette transition, les journalistes doivent — s’ils veulent continuer d’avoir un impact sur une société de plus en plus défiante — accepter des modifications profondes de leur manière de raconter, de faire comprendre le monde, afin de mieux éclairer les citoyens, voire de les inspirer.

Ils doivent non seulement utiliser bien plus les outils numériques et les nouvelles technologies, mais aussi accepter de repenser la manière dont ils conçoivent leur rôle, de partager leur mission, de collaborer dans des process qui font leur preuve dans le monde des start-ups.

Pour comprendre le monde qui vient, le nouveau journalisme passe par l’abandon de postures accablées et d’une culture de l’impuissance, pour mieux faire remonter aussi les lieux et les élans de résistance et d’enthousiasme pourtant bien présents, notamment dans la jeunesse, mais trop souvent à l’insu du plus grand nombre.

Aujourd’hui, pour réussir, une rédaction doit mettre au centre les nouvelles technologies et les données, avoir un ADN social, être à l’aise avec le temps réel, les mobiles et les nouvelles plateformes de distribution qui remodèlent le journalisme, ne pas craindre la personnalisation accrue des contenus.

C’est aussi son travail de faire en sorte d’avoir plus d’audience, et, si son but est de viser les jeunes – qui se détournent de l’info traditionnelle–, d’employer des … jeunes, y compris aux responsabilités. Au management des médias de porter et de partager également une vraie vision indispensable d’innovation.

Le nouveau journaliste est donc un scénariste de l’information, un designer narratif de la réalité du monde, un producteur d’impact, un chef de projets.

Comment expliquer la crise du journalisme alors qu’il n’y jamais eu autant de demande pour de bons « storytellers » et de quête de sens ? Sommes-nous lâchés par le public, pourtant avide d’informations, ou l’avons-nous abandonné ?

Le nouvel engagement civique du journaliste doit surmonter la trop fréquente culture conservatrice des rédactions qui freine l’émancipation indispensable vers ce nouveau journalisme à 360°.

Pour cela, nous suggérons ici trois pistes, parmi d‘autres :

  • Le journalisme visuel, expérientiel, immersif
  • Le journalisme prospectif
  • Le journalisme en mode projet 

 

1LE JOURNALISME VISUEL, EXPERIENTIEL, IMMERSIF

 

Si pour le célèbre dictionnaire Oxford, le mot de l’année est un … pictographe, c’est qu’il se passe vraiment quelque chose !

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« L’emoji a été retenu car il représente le mieux l’esprit, l’humeur et les préoccupations de 2015 »

Créés au Japon dans les années 90, les symboles émoticônes, les smileys, sont utilisés dans les messages de communication pour les appuyer et gagner du temps dans un langage quasi universel facilement compréhensible. 

Après la culture de l’écrit, celle de l’écran : « visual first »

Aujourd’hui, l’image est le nouveau le langage des adolescents via les messageries et les applis des smart phones, avec des photos, dessins, emojis, vidéos, gifs et demain réalité virtuelle.

Les images, de fait, sont de plus en plus au centre du travail des rédactions. Jusqu’ici on faisait appel aux départements photo, vidéo ou graphique pour illustrer un article. Aujourd’hui, c’est l’inverse : les histoires se structurent autour de l’image.

Désormais, « il faut penser +visuel+ dès le début du travail », estime Aron Pilhofer, le patron du numérique au Guardian, et ancien du New York Times, où les graphiques animés sous forme de visualisation de données bénéficient des plus fortes audiences web. Avant même les articles.

Sans titre(Moteurs de recherche pour emoji et même claviers gifs)

Réseaux sociaux et applis de news où les images dominent

La plupart des gros investissements récents dans des médias d’informations privilégient toujours ceux qui mettent en avant des contenus visuels : Vice, Business Insider, Vox, BuzzFeed, etc.

Twitter ressemble aujourd’hui de plus en plus à Facebook où les vidéos ont explosé, UpWorthy restructure l’image et la data comme élément dominant du storytelling, Instagram, devenu lingua franca de facto de notre monde numérique, permet de suivre l’actu visuellement, sur Quartz, l’immense photo a pris la place du titre.

Chez NPR, l’accent est mis désormais sur le visuel. Pas banal pour une radio, qui utilise de plus en plus des photos, la vidéo, les diaporamas sonorisés pour raconter le monde. Des applis d’infos, très visuelles, faites pour mobiles, rencontrent le succès : comme Yahoo Digest, Vizo, … mais aussi Twitter Moments, Facebook Instant Articles.

« TL ; DR » : « too long, did’nt read »

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Le temps est compté, l’écran souvent petit, il faut faire court : le fameux « lede » anecdotique, cher aux anglo-saxons, est remplacé par l’image.

Et quand l’information devient abondante, l’attention devient la ressource rare.

Dans le tumulte numérique, dans le nouveau monde mobile, social, connecté 24/7, submergé d’informations, d’emails, les images sont le meilleur moyen d’attirer l’attention.

Cette nouvelle syntaxe correspond à de nouvelles manières de regarder, même si les cartes ont d’ailleurs toujours été des outils puissants de persuasion.

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Les applis visuelles de messageries plus importantes que les réseaux sociaux

Mélange d’écrits et d’images, les messageries sont devenues le principal canal de communication d’une nouvelle génération qui juge la profondeur et la densité des images supérieures aux mots.

Plateformes multimédias très visuelles diffusant emojis, photos, vidéos, jeux…, ces applis deviennent de gros distributeurs de contenus d’informations, plus importants désormais que les réseaux sociaux. Elles permettent d’atteindre les jeunes, mais aussi de collecter des infos via le public. D’où leur importance désormais cruciale pour les rédactions et le journalisme.

CNN, BuzzFeed, Vice sont des fournisseurs d’infos de Snapchat. La BBC, le New York Times, comme d’autres médias traditionnels testent la plupart d’entre elles. Les nouveaux médias, comme BuzzFeed, Vice, Mashable, les utilisent massivement. De nombreux magazines en ligne mettent en avant leurs contenus iconographiques, comme l’américain Vocativ ou le français Ijsberg.

L’info peut passer aussi par la bande dessinée comme la Revue Dessinée, mais aussi des cinémagraphes, ces photos où certaines parties sont animées d’un léger mouvement répétitif, généralement au format GIF, qui peut donner l’impression de regarder une vidéo. A ne pas dédaigner non plus : la « gamification » croissante de l’info, qui va parfois être jouée et non lue. Car dans la bataille pour l’attention, le public visé est souvent plus un public qui joue, qu’un public qui lit de l’info. 

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Les micro-moments nés de la fusion mobile, sociale, vidéo

Chacun le sait désormais : le mobile est devenu le 1er écran. Il y a aujourd’hui plus de smart phones Android et iOS en circulation que de PC. Il y en aura bientôt dix fois plus.

Le mobile combiné avec les réseaux sociaux, les messageries et la vidéo –qui va représenter sous peu 80% du trafic Internet—débouche sur un mélange visuel détonnant : 8 milliards de vidéos sont vues chaque jour sur Facebook, 6 milliards sur Snapchat, 2 milliards de photos sont mises en ligne etc….Instagram, qui remplace de plus en plus les blogs et accueille des formats longs de journalisme, est désormais plus grand que Twitter. 300 heures de vidéos sont postées chaque minute sur YouTube qui connaît un bond de 50% du nombre de vidéos vues en un an. Même tendance sur Tumblr, Pinterest ou Vine.

La génération mobile only joue tout au long de la journée de cette nouvelle expérience intégrée : elle crée, édite, partage, regarde ces images sur ses mobiles, où les captures d’écran sont les nouveaux fichiers !

Pour les jeunes, sur Snapchat, le dessin/customisation des photos et vidéos remixées du bout des doigts, le glissement horizontal/latéral comme nouveau mode de navigation mobile, la fonctionnalité compte à rebours du contenu éphémère, la vidéo verticale plein écran, font le succès de la plateforme d’expression immédiate. Google parle justement de « micro-moments » vidéo. 

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Editeur mobile d’infos

Contrairement à la télévision, le mobile est un média personnel, où la vidéo est consommée avec ou sans le son, sous-titrée, de plus en plus en mode vertical dans la paume. L’attention doit être captée dès les premières secondes, le contexte d’utilisation pensé, les vidéos brèves, claires, authentiques, pertinentes, partageables.

D’où la nécessité pour un média d’informations, de devenir aussi un éditeur mobile, un rôle nouveau, indispensable quand près des deux tiers du trafic en ligne vient de terminaux mobiles. C’est-à-dire un éditeur multiplateformes qui doit inventer sans cesse de nouvelles offres et services adaptées au mode narratif et au support. Un journalisme qui crée pour le mobile, mais aussi avec le mobile.

Les journalistes visuels, qui produisent des fiches, cartes, graphiques, vidéos natives pour le web et les mobiles, peuvent être designers, développeurs, photojournalistes, JRI. Le Guardian gère ainsi un desk « Visual » qui s’occupe du traitement des données, des graphiques, de l’interactivité, des photos, du multimédia et du design, sans pour autant sacrifier le fond.

Des outils sont de plus en plus disponibles pour aider les journalistes à renforcer le caractère visuel de leur narration (XMind, VIS, Mattermap…) et aider à mieux comprendre les enjeux de grands événements. Les modèles peuvent être utilisés plusieurs fois.

Des applis mobiles se développent pour aider les journalistes aux formes immersives de narration visuelles, comme Periscope pour le direct ou Steller, en textes, photos et vidéos. Google Photos fabrique lui automatiquement des GIFs à partir de vos images. Les vidéos peuvent prendre de multiples formes : du direct, des fichiers bruts non dé-rushés, des formats courts, des tutoriels, des interviews, des narrations, des magazines…

Sur les terminaux mobiles, deux types principaux de navigation dominent aujourd’hui : le scroll vertical vers le bas et le survol d’une photo ou d’une vidéo qui intéresse. Car sur mobile, l’info est en concurrence pour l’attention avec de très nombreuses applis et jeux. D’où cette exigence de pertinence et d’info visuelle. Yahoo Digest ou La Matinale du Monde permettent à l’utilisateur un contrôle accru sur l’info. Il trie, scanne, regarde, survole, lit, partage. D’autres ajoutent au mix visuel une curation algorithmique, type Juice ou Nuzzel). 

Le Diaporama commenté, les infographies, fixes ou animées se multiplient.

L’intérêt pour la visualisation est énorme : les dataviz de Reddit comptent plusieurs millions d’abonnés. Mais rares sont encore les rédactions en mesure aujourd’hui de proposer des « papiers » aussi bien illustrés que très récemment la fonte du Groenland dans le New York Times. Les classements thématiques illustrés, les fameuses listes (à la BuzzFeed) font aussi partie de ce journalisme visuel en raison de leur approche ergonomique facilitée. Comme les tutoriels vidéo.

Les nouvelles expériences de l’info : immersion et réalité virtuelle. La prochaine vague, après les réseaux sociaux et les messageries, pourrait aussi transformer le journalisme

Alors que les rédactions ont déjà du mal à digérer (et surtout à profiter) des bouleversements créés par la révolution Internet et de ses nouveaux outils web et mobiles, se pointe déjà un média nouveau qui, lui, transporte le public DANS l’événement.

La réalité virtuelle est une nouvelle technologie très immersive pour raconter et comprendre le monde, notamment parce qu’elle passe, là encore, par les smart phones.

Par sa vision globale, périphérique, elle permet de présenter l’événement comme il se produit, dans sa totalité visible ; de se faire sa propre idée d’une situation, et non de dépendre de l’angle en 2D choisi par le photographe ou le vidéaste. De son côté, la réalité augmentée, elle aussi en plein développement, permet de voir des infos qui vont venir en surimpression du monde physique.

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Avec ces technologies disparaît l’écran rectangulaire de la télévision, du cinéma, de l’ordi, et même du smart phone tenu à distance. L’image est tout AUTOUR de vous. Cette vidéo sphérique, diffusée sur un écran infini, sans séquence de plans, qui met le public au centre du sujet, permet de « sauter dans l’histoire », d’être baigné dans l’actualité comme aucun autre média n’est parvenu à le faire, d’interagir avec l’environnement, de naviguer dans les contenus avec des gestes et de ressentir plus d’empathie pour le sujet, de se mettre à la place d’autrui, de percevoir ce qu’il ressent. Grâce à une nouvelle écriture et une nouvelle grammaire pour une nouvelle narration, souvent plus explicative, elle permet aussi de réconcilier les médias traditionnels avec la génération Minecraft, celle des jeux vidéos.

L’expérience est incontestablement beaucoup plus forte que de regarder une vidéo classique : vous avez le sentiment d’être au centre d’une manifestation, d’un camp de réfugiés ou d’une zone de guerre. Avec ce média à la première personne, vous passez de téléspectateur à témoin. L’attention est maximale.

Les journaux (New York Times, Gannett, …) et chaînes de TV américaines (ABC News en Syrie, CNN pour les débats de la présidentielle 2016, ….) se mettent à ce média expérientiel, à ce nouveau journalisme immersif faits de nouvelles écritures interactives. Les nouveaux acteurs aussi (YouTube, Vice News…).

Pour l’instant, les rédactions se posent encore beaucoup de questions : quelle est la pertinence ? Quel avantage pour l’utilisateur ? Quelle plus-value ? Dans quel format ? Qui est journaliste ? Quid des faits dans ce monde virtuel ?

Mais la réalité virtuelle, c’est aussi la fin du journalisme de surplomb au profit de l’engagement littéral du public dans l’événement, prisé par les jeunes générations.

Car c’est bien un média qui coche toutes les cases de l’époque : interactivité, personnalisation, mobilité, immersion. 

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2LE JOURNALISME PROSPECTIF

Le journalisme prospectif doit éclairer et aider à comprendre le monde qui vient, à se préparer aujourd’hui à demain. C’est un journalisme résolument tourné vers l’avenir, au profit d’une société embarquée dans une mutation complexe, voire une métamorphose.

Le journaliste doit bien sûr rester critique et tenter par tous les moyens de montrer les choses que d’autres veulent cacher. Mais il peut aussi se différentier d’un journalisme qui apparaît trop souvent négatif, en restant juste, pertinent, utile, alors que la confiance du public est partie !

Si, comme le dit Carl Bernstein, le fameux reporter du Watergate, « le journalisme est la meilleure version disponible de la vérité », nous devons revoir nos pratiques, car si le public nous tourne le dos c’est qu’il juge que nous ne donnons plus une représentation exacte du monde.

Capture d’écran 2015-11-28 à 19.20.44(The Philosophers’s Mail)

Notre responsabilité, notre valeur ajoutée peuvent être plus ambitieuses que de donner seulement les mauvaises nouvelles.

Certes, pas les trains qui arrivent à l’heure !

Il ne s’agit pas de prôner je ne sais quel journalisme positif, qui donnerait les bonnes nouvelles, les « happy news », les « nice stories », les « feel good stories ».

Non, c’est un complément.

Grossissons le trait : sur papier, depuis 150 ans, les journaux ont donné l’information de la veille, les télévisions en continu donnent depuis 30 ans l’info du jour, Internet donne les infos de l’immédiat. Il est temps de se projeter davantage et d’anticiper sur l’avenir. Le monde de demain est déjà là et notre perception est celle d’aujourd’hui.

Le journalisme prospectif c’est donc :

  • un journalisme proche du « journalisme constructif », théorisé par Ulrich Haagerup, patron de l’info de l’audiovisuel public danois, dans l’ouvrage « Constructive News ».
  • un journalisme proche du « journalisme d’impact », cher aux anglo-saxons et aux scandinaves.
  • un journalisme proche du « journalisme de solutions», qui permet de tracer des pistes, de trouver de nouvelles idées.

En somme, un journalisme de questionnement, mais aussi d’inspiration.

Un journalisme qui s’intéresse non plus seulement au « why » des fameux 5 W, mais aussi au « so what » and « now what ».

Elargir le rôle du journalisme : service et impact sont complémentaires

C’est avant tout un journalisme utile, un journalisme placé sous le signe du service pour réinventer, résister, reconstruire, participer, co-créer, etc…

Du service, mais aussi de l’impact. Cet impact, dont tout jeune journaliste rêve de pouvoir créer sur la société.

L’information a trop souvent surfé sur notre mécanisme d’auto-défense qui voit notre cerveau programmé pour réagir davantage à ce qui nous met en danger plutôt qu’à ce qui peut nous réjouir. La sociologie des organisations a toutefois montré que les messages anxiogènes ne font pas bouger les lignes.

Pour s’adapter à une société en pleine mutation, au nouveau monde complexe qui vient, le public a besoin de savoir deux choses : ce qui ne va pas et comment on peut l’améliorer. Les deux faces de la médaille. La vie dans son entièreté.

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Journalisme de scénarios

Au journaliste de couvrir non seulement les risques, mais aussi les opportunités, non seulement les problèmes, mais aussi les solutions ou des éléments de réponse, ceux dont a besoin la société. De guider, d’éclairer, de réduire le brouhaha d’Internet, d’aider à distinguer le signal dans le bruit.

Pas seulement de pointer du doigt des difficultés, qui souvent enferment les gens dans la peur, l’apathie, le désengagement, mais aussi de dénicher des histoires de résilience. Sans embellir, le journaliste peut pousser davantage le questionnement, se tourner vers ce qui marche, traiter des sujets sous l’angle « problème-solution », montrer le monde des possibles et donner l’envie d’agir.

Il peut mettre en valeur « le récit de reconstruction » qui raconte le processus de guérison, de récupération d’individus ou de communautés, après ou au milieu de situation de crise. Au delà du contexte et de l’immédiateté d’une situation difficile, ce journalisme s’intéresse à ses effets à long terme et travaille sur la durée en aidant les personnes concernées mais aussi en montrant un exemple aux autres. Il agit en vrai tiers de confiance pour un public dont le référentiel est de plus en plus divers. Il peut aussi aider à la réconciliation, comme le fait le projet « The Enemy » en réalité virtuelle de France Télévisions.

Journalisme d’inspiration

En France, depuis 10 ans, Reporters d’espoirs défend ce type de journalisme ; depuis 8 ans, le Libé des solutions figure dans le top 3 des ventes de l’année. Le succès du journal des initiatives de France 3 ou des Carnets de campagne de France Inter, ou de Spark News, montre la fatigue du public face à l’impuissance. L’audiovisuel public belge flamand et suédois s’y sont mis aussi. L’hebdo Le 1, d’Eric Fottorino, ancien directeur du Monde, « n’est pas un journal d’information mais d’inspiration ».

Le site américain Ryot entend pousser le public à devenir acteur de l’info en liant chaque article à une action. La radio publique NPR, dont la mission est de faire en sorte que l’audience « se soucie » de l’actualité, systématise aussi les appels à l’action depuis Washington.

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Le journalisme de solutions y a aussi déjà un réseau qui entend couvrir les pistes de solutions aux problèmes de la société.

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Créons donc des rôles d’ « impact producer » dans les rédactions !

Ce n’est pas nécessairement un journalisme de plaidoyer (advocacy journalism), mais un journalisme qui regarde devant de manière critique, qui cherche les idées innovantes, le plus souvent ignorées grâce à une ligne éditoriale moderne faite de nouveaux formats qui contextualisent rapidement.

C’est un journalisme de valeur ajoutée où l’information atomisée peut être réutilisée et les extraits d’articles ré-agrégés comme des briques de Légo pour donner du sens à d’autres histoires.

C’est aussi un journalisme facilitateur, qui organise le débat dans la cité, favorise les conversations, et relie les gens.

La mesure de son succès joue aussi un rôle important : jusqu’ici en ligne, le nombre de visiteurs uniques et de visites ont régné, donc les clics. De plus en plus, compte la manière dont le public s’empare d’une information, y réagit, la partage, compte, tout comme le temps qu’il y passe. En résumé, l’important est la valeur qu’il lui accorde et son engagement.

C’est enfin un journalisme qui rejette le cynisme qui circule trop souvent dans les rédactions et qui tente de donner encore plus de sens à sa mission démocratique. 

3LE JOURNALISME EN MODE PROJET

Garant de la ligne éditoriale, le rédacteur en chef fut longtemps le guide de la rédaction et de ses membres, les journalistes. Le désigner en chef est davantage un chef d’orchestre, chargé de coordonner des métiers différents, désormais obligés de travailler ensemble pour réussir une couverture plus complexe.

Car raconter le monde, informer à l’aide des nouvelles technologies, donner du sens aux événements, se projeter dans l’avenir, fait appel à des formats nouveaux qui s’imposent et nécessitent la collaboration d’expertises diverses, de plus en plus complémentaires.

Pour faire un « bon papier », il faut évidemment un bon sujet, mais aussi une bonne plateforme et une bonne programmation. En résumé, plus un projet qu’une histoire. Plus une équipe qu’un loup solitaire. Finis les solistes, vive les petites formations, les quartet, etc.

Paradoxalement, même si ce qui nécessitait autrefois des dizaines de professionnels peut être réalisé aujourd’hui, grâce au numérique, par un seul journaliste et son ordinateur, il faut plus que jamais travailler en équipe.

Une équipe où les personnes en provenance de l’Internet et du numérique ne sont pas accueillies comme des bêtes curieuses au sein de la rédaction. 

Les nouveaux métiers de la rédaction

Cette orchestration passe par un changement de culture dans les rédactions, en raison notamment de l’influence croissante des grandes plateformes dans l’écosystème de l’info.

L’heure est donc à y intégrer des codeurs, des développeurs, des gens à l’aise avec les APIs, des statisticiens à l’aise avec les données, des experts en interfaces, en UX (ergonomie et simplicité d’utilisation), demain de professionnels jonglant avec la réalité virtuelle.

Les rédactions, qui ont déjà du mal à faire travailler ensemble journalistes-texte, photographes, vidéastes, JRI, journalistes-web, ne sont pas à l’aise aujourd’hui encore avec ce type d’expertises, pourtant indispensables. Même la visualisation de données, de plus en plus importante, n’entre pas dans ses codes naturels.

Pour avoir un impact dans la société en travaillant dans des médias, dont les ressources diminuent et où le temps est de plus en plus compté, pas question de promouvoir le journalisme-shiva, ni même les journalistes programmeurs.

Mais il est nécessaire d’identifier aussi les nouveaux métiers de la rédaction : éditeurs, producteurs, équipes médias sociaux et plateformes, curateurs, designers, développeurs, équipe data, équipe dédiée aux supports mobiles, équipe vidéo, équipe de l’engagement avec l’audience, graphistes, éditeurs photos, équipe régie vidéo, etc… Et dès lors, d’identifier les talents, les appétits pour ces modes de travail, voire ceux dont c’est déjà l’habitat naturel ! Ils sont pour l’instant rares, même en provenance des écoles de journalisme, dont la mue reste trop lente. Il n’y pas assez de codeurs ou d’experts de la donnée dans les équipes.

Ces équipes interactives ne doivent pas être seulement cantonnées au quartier général du média, mais également être répliquées, dans la mesure du possible, dans les bureaux délocalisés, dans les bureaux mêmes des correspondants. Avec aussi les équipes en marge de la rédaction (partenariats, réseaux sociaux…).

Cette collaboration devrait, par ailleurs, se dérouler davantage avec l’externe, entre médias, locaux, régionaux, nationaux, internationaux, avec les universités, les centres de recherche, les écoles d’ingénieurs et de design, comme c’est le cas à Nantes avec le Ouest Médialab, le 1er cluster et laboratoire numérique des médias en région. La possibilité d’agréger des contenus tiers pertinents est de plus en plus souhaitée.

Les hackathons doivent se multiplier pour trouver des idées, des talents, pour faire travailler les équipes ensemble, avec des rédactions open source qui partagent les lignes de code.

Des rédactions pourraient aussi travailler davantage de manière décentralisée, sur différents fuseaux horaires, entre journalistes qui ne se voient jamais « irl » mais qui collaborent grâce aux outils du web, à la manière des startups. C’est le cas des rédactions de nouveaux médias comme Mashable, TechCrunch, etc.

Des collectifs de freelance peuvent aussi grâce à ces outils s’organiser de plus en plus facilement et créer de nouvelles structures légères avec un minimum d’actifs immobilisés, tout en mutualisant les coûts d’infrastructures.

Group of business people assembling jigsaw puzzle and represent team support and help concept

Le mode projet

On retrouve bien là des « process », des façons de travailler, chers aux équipes agiles du monde numérique et des start-ups. Le fameux mode projet, remis au goût du jour avec des objectifs éditoriaux pour les grands événements, pour organiser, cadrer, planifier, piloter l’équipe et l’action, l’arrêter, la relancer, tester, recommencer.

Le journaliste-entrepreneur ne doit donc pas se priver des principaux marqueurs de la conduite agile de projets : faisabilité, cahier des charges, budget, plan d’action, échéancier, rétro-planning, définition des livrables, mise en œuvre, étapes de validation, circulation de l’information, stratégie de communication, etc…

Ces nouveaux modes de travail, qui s’inscrivent dans des processus quotidiens d’innovation, privilégient toujours les démos des produits, contenus, services aux mémos dépassés qui les décrivent. Souvent d’ailleurs les plus formidables idées viennent des développeurs qui ont envie de travailler avec les journalistes.

Et ça marche !

Au Washington Post, Jeff Bezos a triplé en quelques mois le nombre de développeurs dans la rédaction, où ils sont une cinquantaine, désormais physiquement intégrés avec les journalistes.

Dans ce vieux journal de l’establishment américain, la priorité a donc été donnée à la coopération entre éditeurs et ingénieurs. Résultat : en octobre, pour la première fois, il est passé devant le New York Times en accueillant pas moins de 67 millions de visiteurs uniques sur ses différentes plateformes en ligne, soit un bond de 60 % en moins d’un an. Dans les pages vues, les mobiles ont progressé de 230 %, et les visiteurs uniques mobiles de 112%.

Mieux : dans cette période de crise de la presse, le Washington Post a embauché 100 personnes l’an dernier, essentiellement pour le web.

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Le quotidien est en train de répliquer cette démarche de coopération poussée avec les développeurs dans les équipes de la publicité.

Le fondateur d’Amazon a donc imposé ses méthodes (et mis son argent). Et notamment un contrôle de la qualité des contenus qui se fait chaque mois auprès d’un échantillon de 300 personnes.

Travailler aussi avec l’audience

Il faut donc que le journaliste aiguise son appétit pour les nouvelles technologies. Les plus jeunes d’entre eux devraient désormais avoir des notions basiques des langages informatiques HTML et JavaScript et être en mesure de lire les données de mesures et d’utilisation de leurs contenus.

Avec l’équipe données, ils doivent pouvoir, avec des dispositifs performants, fournir le feedback de la consommation d’infos en ligne en temps réel, mesurer les succès, les échecs, l’engagement, les tendances, la qualité des contenus, les performances techniques des outils et plateformes utilisées et recourir, comme Netflix et tant d’autres aujourd’hui, à l’efficace outil d’A/B testing pour améliorer rapidement le service. Car comme le dit désormais le Financial Times, l’heure n’est plus au « digital first », ni au « mobile first » mais à l’« audience first ».

La rédaction doit aussi pouvoir vite tenir compte des réactions et plaintes éventuelles du public. Mais aussi travailler avec lui. Car travailler avec l’audience, c’est aussi apprendre d’elle pour s’améliorer. Le mode collaboratif doit donc aussi l’inclure avec des procédures rigoureuses de vérification, mais aussi de précaution à l’égard de ces témoins non professionnels. Sur Facebook ou Twitter, nouvelles plateformes d’information, où la recommandation des amis remplace souvent l’autorité d’un média ou d’une marque de presse l’usager est co-producteur.

Nous n’avons encore rien vu !

L’article est déjà du code et de plus en plus des visualisation de données, fixes, animés et interactives, sont créées dans leur quasi totalité par des logiciels et des algorithmes. De même des articles sont déjà produits par des robots, notamment pour la couverture sportive et financière.

Mais peu de journalistes sont en mesure aujourd’hui d’écrire, coder et imaginer un design narratif. Il leur faudra toutefois apprendre à travailler avec les machines, à défier les algorithmes.

Demain le développement des technologies de réalité virtuelle nécessitera une fusion complète des équipes éditoriales et de production, comme la coopération difficile entre d’un côté créateurs, journalistes, cinéastes, et de l’autre geeks, développeurs, concepteurs de jeux vidéo et fabricants. Entre Hollywood, la Silicon Valley, la French Touch et la R&D d’Asie.

Désormais, l’innovation ne peut plus être un moment de la vie de la rédaction mais devenir un processus continu qui favorise la confiance créative du staff, nous enseigne la Design School de Stanford. Et la bonne nouvelle, c’est qu’aujourd’hui les rédactions embauchent ces nouveaux profils diversifiés.

Eric Scherer

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ps : Nous développerons ces sujets dans notre Cahier de Tendances Méta-Media N°10, Automne – Hiver 2015 / 2016

Le cahier sera disponible ici, sur Méta-Media en pdf gratuitement mi-décembre.

 (Illustration de couverture : Jean-Christophe Defline)

 

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